Qui est Nathalie Canguilhem, réalisatrice pour Joke, Dosseh et Saint Laurent ?
-T’as le temps d’avoir une vie perso ?
-Pas du tout ! … Pas du tout.
Nathalie Canguilhem se marre un peu jaune. La veille, elle a bûché jusqu’à 3h. Ce matin, elle était levée à l’aube. Elle a la ferveur dévorante des passionnés. Nathalie fait de la réal’. Depuis plus de dix ans. Son truc, c’est les clips de rap et les films de mode. Sommité dans le milieu, elle a prêté son œil à Joke (Vision, Majeur en l’air, Harajuku, Tokyo Narita …), Dosseh (Putain d’époque feat Nekfeu, Milliers d’euros feat Young Thug), Booba (Illegal, Scarface), Sefyu (Turbo, Molotov 4, En noir et blanc …) et Anthony Vaccarello, le directeur artistique de Saint Laurent, mais aussi Charlotte Gainsbourg, L’Oréal, Y-3 ou Diesel.
Sept mois qu’elle promettait, se dérobait. En boucle. Submergée par un trop-plein de boulot, d’idées, de choses à penser. J’avais relâché l’effort, l’espoir se consumait. Plus difficile à attraper qu’un Pokémon rare. Alors je me l’imaginais un peu sauvage, un peu fugace. Puis la voilà, enfin. Souriante et charmante, en fait. Elle a la voix douce et l’accent qui chante, vestige de sa vie d’hier, à Montpellier. Sur son enfance, Nathalie passe vite. Pas du genre à déballer l’intime. Pour quoi faire ? « Je déteste la mise en avant. Soit les gens aiment mon travail, soit ils ne l’aiment pas. Mais tout ce qui est photos et informations sur moi … on s’en fout. C’est à l’artiste que doit revenir l’exposition ». La réalisatrice ne donne pas d’interviews, elle n’inscrit pas son nom aux génériques des clips. Dès le départ, elle avait prévenu : pas de photos, ça l’angoisse. Comme une Daft Punk, elle ne montre jamais son visage. Peut-être moins par pudeur que par gêne. Nathalie est plus à l’aise avec l’image des autres qu’avec la sienne.
Depuis gamine, la mode lui fait de l’œil. Montpellier, c’était pas l’idéal. Alors très vite, elle met les voiles. Paris, et son champ des possibles. Etudiante en journalisme, Nathalie gratte des articles pour Vogue et Glamour. Elle commence comme ça, puis s’essaie au stylisme. Sur les shootings, elle côtoie des pointures, Nick Knight, Juergen Teller, Jean-Baptiste Mondino … « Je ne trouvais pas ça très enrichissant. Soit t’es à la tête d’un magazine et tu peux donner ta vision, soit tu vas basiquement chercher des fringues dans des bureaux de presse ». Nathalie déchante, tourne en rond. Mais en copinant avec Mondino, elle croise une tripotée de gens importants. A force de connexions, la novice entre chez EMI. Là-bas, elle apprend la direction artistique et la réalisation, sur le tas. Puis gravit tout un tas d’échelons. Dans le milieu du rap, Nathalie jure un peu. Elle n’a pas la gueule de l’emploi. « Les autres se demandaient pourquoi je voulais tourner des clips de rap. Des gens de la pub surtout. C’était le cliché : “T’es blanche et plus bourge que cité, pourquoi tu vas faire ça ?”. Et puis en tant que meuf, pour exister dans un univers masculin, c’est moins évident. Aujourd’hui je suis contente de m’être obstinée, j’y croyais vraiment». Lorsqu’Emmanuel de Buretel, PDG d’EMI Europe, quitte le groupe en 2004 pour fonder quelques mois plus tard Because, Nathalie le suit. Elle supervisera l’image des artistes du label jusqu’à ce que la vie de bureau l’emmerde et l’étouffe trop, en 2012
Oumar Samaké, fait partie de ces âmes croisées qui ne l’ont plus quittée. Rencontré époque Because, le producteur (Joke, Dosseh, Dinos, Blastar …) est devenu un ami. En 2013, les deux choisissent le Japon pour mettre en boîte le clip (il y en aura finalement deux) d’un rappeur quasi inconnu, Joke. Le staff est ultra réduit, le budget maigre. « Il n’y en a pas beaucoup qui auraient eu les couilles de faire ça », triomphe Oumar, « Maintenant tout le monde va au Japon et tout le monde copie ». Partout, dans les clips de rap français, on écule les mêmes clichés. « Les armes, les putes, la drogue » liste Nathalie. Elle et Oumar voient les choses différemment, piochent dans la pub, le cinéma, l’art contemporain ou la mode, essaient, innovent, chahutent. Pour Nathalie, il y a eu un avant et un après Joke. « Avant, il y avait un peu un truc où il ne fallait pas être trop branché, il fallait toujours rester très street. Joke a amené une nouvelle manière de faire du hip hop ».
Lorsqu’Oumar lui présente Dosseh, Nathalie n’hésite pas. Pourtant, autour d’elle, on ne comprend pas. « T’as pas besoin de ça » … Ce qu’elle en a à foutre des esprits étroits. Dosseh est prêt. À l’audace, au changement. Malgré la polémique (« Je connaissais le travail de Kader Attia, mais en aucun cas je n’ai copié sur lui »), Nathalie parle de Putain d’époque sans aigreur. Sous sa direction, Dosseh a osé le k-way en aluminium, le noir et blanc, les plans étourdissants et les ambiances tranchées. Ça suffit à la remplir.
Nathalie aime l’élégant, avec du street dedans. Dans la mode, elle met des souterrains glauques, des tours HLM, des beats hip hop et de l’attitude. Anja Rubik les jambes écartées sur le capot d’une Rolls ou Travis Scott en veste de costume à même la peau. Elle veut de la belle aspérité, du piquant esthétique. « Je trouve que c’est ce mélange des cultures qui permet d’enrichir sa vision ». Nathalie ne pense pas frontières, cases, étiquettes. « Je ne fais pas de différences entre un rappeur, une comédienne et un mec de mode ». Avec Anthony Vaccarello, ça a tout de suite collé. Ça avait commencé par un coup de fil, pour habiller Charlotte Gainsbourg aux Césars. Ça s’est poursuivi avec des films publicitaires, pour Versus Versace, la griffe éponyme du créateur, et puis Saint Laurent. Elle signe les campagnes de la Maison parisienne depuis cinq saisons. Ensemble, Nathalie Canguilhem et Anthony Vaccarello imaginent un Saint Laurent plus urbain et sauvage, plus libre et électrique.
Côté cour, sur les plateaux, Nathalie est réputée forte tête. Côté jardin, avec les potes, Oumar l’assure, c’est différent. « Dans le taff, elle est très dure, très exigeante. Elle est intransigeante avec elle-même donc elle l’est aussi avec les autres. C’est arrivé qu’on s’embrouille violemment sur des tournages, mais dès qu’on revient dans le privé, c’est oublié. Elle est très franche, donc quand ça ne va pas ça pète direct ». Nathalie peut re-tourner une scène « 25, 35 … 45 fois » jusqu’à obtenir exactement ce qu’elle veut. Pour une histoire de lumière « qui ne va pas » ou de bout de t-shirt qui « dépasse un peu ». En France, ça ne passe pas toujours. Ici, on se satisfait de l’approximatif, du convenable, du presque conforme, analyse Oumar. « C’est pour ça que Nathalie bosse beaucoup plus aux Etats-Unis qu’en France. Là-bas, elle retrouve ce niveau d’exigence là. »
Nathalie n’a plus besoin de décrocher son téléphone, on vient la chercher. Les projets, elle les sélectionne par affinités. « Il y a certains artistes de rap français qui m’appellent mais que je refuse parce qu’on est vraiment trop sur des routes parallèles, autant musicalement qu’en termes d’image ». Dans un coin de tête, la réalisatrice s’imagine retravailler avec Young Thug (« J’ai adoré son côté un peu barré et son ouverture d’esprit »), ou bien collaborer avec PNL (« Je respecte vraiment leur travail »). Elle planche déjà sur les prochains clips de Joke et Saint Laurent, puis pense à un long métrage personnel, un genre de documentaire-fiction.
On a fait vite. Mais entre les murs à moulures de La Pac, sa maison de production, Nathalie ne s’attarde pas. En bas, un taxi l’attend déjà. Son temps à elle ne peut pas paresser, il file, court et pressé. « Des fois j’en ai un peu ras le bol, mais c’est tellement passionnant ».