Nemir a trouvé son rythme
Dans une industrie musicale dictée par les chiffres, où l’on parle presque plus souvent de streams que de mélodies, la prolificité est de mise. Difficile d’exister sans abreuver continuellement son public de nouveaux morceaux. La trappe de l’oubli se tient là, prête à happer les artistes qui peinent à suivre la cadence infernale des Jul, Gucci Mane et autres Future. S’absenter pendant cinq ans, c’est sentir le souffle froid du couperet sur la nuque de sa carrière prometteuse. Mais Nemir avait sans doute plus peur que la bête finisse par le dompter qu’elle ne le broie vivant. 2012, son EP Ailleurs est un des grands succès d’estime de l’année. Sentant le feu des projecteurs faire fondre dangereusement ses ailes de cire, Nemir s’éloigne subitement d’une machine qui veut aller plus vite que la musique, que sa musique. Pour cinq ans. Cinq ans de manifestations brèves et sporadiques. Le voici près à redonner de ses nouvelles, « Des heures » après Ailleurs. Un saut dans le vide, avec son art comme seul parachute.
« Des heures », le premier extrait de ton prochain album, est sorti il y a bientôt un mois maintenant. Dans la description du clip sur YouTube, tu te fends d’un bref : « Merci à tous ceux qui ont attendu. » C’est à croire que tu n’étais toi-même pas sûr qu’ils prennent la peine de t’attendre, après tout ce temps.
En fait, c’est une question que tu peux légitimement te poser : tu disparais cinq ans, tu quantifies pas de façon très précise le public qui te suivait à l’époque, puis tu perds un peu le contact avec tous ces gens. Au mois d’août déjà, j’avais publié une sorte de visuel où je disais : « L’album est fini pour de vrai, je vous balance un truc en septembre ». Quand j’ai vu que les gens avaient réagi sérieusement, je me suis rendu compte qu’il y avait toujours du public qui était là et qui avait la suite de l’aventure en tête. Et c’est vrai que ça m’a touché. Ça rassure. J’avais besoin de les remercier avec ce premier extrait, d’autant qu’ils sont toujours très bienveillants avec moi, alors qu’ils pourraient m’attaquer pour tout et n’importe quoi…
C’est-à-dire ?
Bah sur le fait de prendre mon temps, de disparaître, de réapparaître de façon un peu épisodique, sur des projets où les gars ont leur identité… Les gens perdent le fil. Ils ne savent plus vraiment ce que je fais, artistiquement. Donc ouais, je trouve qu’on ne m’a pas forcément trop déchiré sur ces collabs-là. Même sur le premier single, en vrai. Pour moi, il est très proche de ce que je faisais avant, mais je sais qu’il peut paraître très audacieux, très en décalage avec ce que je faisais sur Ailleurs, pour peu que les gens manquent un peu de subtilité ou de volonté d’aller chercher ce qu’il y a comme lien entre les deux. Donc je trouve qu’il y a eu de la bienveillance. Sur le parti pris du premier titre. Sur le petit post Facebook qui disait que je revenais. Sur les collabs que j’ai fait tout ce temps.
De manière très concrète, peux-tu nous expliquer les raisons de ton retrait ?
En vrai, même avec le recul, je ne sais pas si tout est très concret dans cette affaire. C’est un mélange de plein de choses. On fait Ailleurs, il y a un gros succès d’estime, on fait un chiffre correct de ventes. Une dizaine de milliers d’exemplaires en indépendant, sachant qu’il n’y avait pas encore cette histoire de streaming, c’était quand même honorable pour un disque sorti de notre ordinateur pour atterrir directement à la Fnac. [Il me voit amusé] Mais vraiment hein ! On l’a même pas mixé, ni même masterisé, on a juste bidouillé des boutons en se disant que ça sonnait bien. Après, le succès il a aussi été au niveau des lives. On a énormément tourné, pendant deux ans, et j’avoue que ça m’a pas mal cassé au final. Avec le recul, je me dis que c’était peut-être beaucoup trop sur un premier disque. Mais comme les gens étaient assez contents, ils avaient envie de nous voir et nous revoir, donc on a eu une première tournée qui a duré une année. Ensuite, il y a eu cette espèce d’extension de la première tournée, puis Stromae qui est arrivé avec les premières parties. Et c’est nous qui avons décidé d’arrêter au bout d’un moment, parce que ça ne se termine jamais en fait cette histoire. Et tout le temps que tu passes en tournée, tu ne le passes pas en studio.
« Quand tu signes, il y a énormément de gens qui projettent leur vision sur toi, qui te disent : ‘T’es le nouveau untel.’ Alors que de ton côté, tu as plus de réserves sur quasiment tout. »
Nemir
… Donc tu ne peux pas travailler sur la suite.
Ca te fait perdre énormément de temps, ouais. Quand on a arrêté les dates, je suis retourné dans mon Sud natal et il fallait le temps que je sache un peu qui j’étais. Parce que sur la route, tu croises énormément de gens, qui projettent un peu leur vision sur toi. Il y a des bruits, des voix, tout le monde qui y va de son petit commentaire. Puis après avoir signé chez Universal, tu as d’autres gens qui te disent : « Super, t’as signé, t’es le nouveau untel. » Alors que de ton côté, tu as beaucoup plus de réserves sur quasiment tout.
C’est vrai qu’en consultant tes précédentes interviews, j’ai relevé que tu semblais assez inconfortable vis-à-vis des éloges qui te sont faites.
[Il acquiesce et expire avec angoisse] En fait, ce n’est pas que ça me dérange, mais ça me fait du mal un peu.
Du coup, la discrétion, c’était une manière de canaliser un peu toute cette émulation ?
Bah je n’ai pas tellement réussi à les canaliser en vrai. Si ça avait été le cas, je serais peut-être revenu un peu plus vite, avec ce petit excès de confiance nécessaire pour pouvoir faire abstraction de tout ça. Mais moi, je suis peut-être quelqu’un d’un peu plus hyper-sensible, et ça me fige en fait. Ce qui me fige, c’est quand on essaie de me dessiner une route toute tracée, et quand on me dit « c’est par là ». À partir de ce moment-là, c’est fini pour moi, je suis complètement rigide. Moins il y a de règles et de murs, moins j’ai de peur et plus j’y vais. Parce que je m’autorise carrément tous les espaces possibles.
J’ai l’impression que d’un côté tu as une vision, mais d’un autre côté, ta vision c’est de ne pas en avoir.
Mais bien évidemment. Ma stratégie, c’est la non-stratégie. Ma vision, c’est la non-vision. Mon style, c’est la possibilité d’avoir tous les styles. Quand on me dit « Alors, on la développe comment ta stratégie ? », j’ai envie de dire « frère, moi je suis un marin qui navigue à vue ». Je suis sur le mât, je guette où il y a de la terre, et j’y vais. Je n’ai pas de cartographie précise. En tout cas, il n’y a rien de réfléchi. Après, qu’on le veuille ou non, on a en nous des choses qui font ce qu’on est, qui définissent notre ADN et nous orientent dans nos directions.
Tu as le sentiment que dans cette industrie, on veut toujours faire en sorte que les choses aillent très – voire trop – vite ?
Oui. Mais moi, j’aime bien les parcours exceptionnels, qui prouvent aussi qu’il y a d’autres voies qui sont possibles. Même si je peux comprendre que dans la norme, c’est comme ça que ça fonctionne. Ça n’empêche pas qu’énormément de gens ne se situent pas dans ces généralités, pour des milliers de raisons, et font leur bout de chemin dans un équilibre qui leur va. C’est ça le plus important. Moi, je pense être dans un équilibre qui me va très bien. Je ne souffre pas d’une quelconque frustration, j’ai pas l’impression d’être sous-côté où je-ne-sais-quoi. Je n’aspire pas forcément à faire quelque chose d’ultra-grandiose, ce n’est pas mon rêve de sur-exploser et de remplir des salles de 20 000 personnes. J’aspire juste à amener ce que je sais faire, le mieux et le plus loin possible. Bien évidemment qu’il faut devenir rentable, pour que tout le monde y trouve son compte, parce que les gens qui mettent de l’oseille sur un projet, ils ont besoin d’avoir des retours. Si je peux contenter un peu tout le monde, on est bon. Pas de fanatisme, pas d’excitation, que du concret, du rationnel.
Généralement, les artistes se permettent de prendre du recul quand leur nom est déjà bien établi. Dans ton cas, tu t’es éclipsé du paysage musical quand tu étais encore au début de ton ascension. À l’arrivée, on ressent autour de toi une énorme attente de la part des médias, voire même des autres artistes, tandis que le grand public ne t’a peut-être pas encore bien identifié. N’as-tu pas un peu l’impression de te jeter dans le vide à travers ce retour ?
Moi j’ai tout le temps l’impression de me jeter dans le vide. Quand on démarre un morceau, je me jette dans le vide. Quand on fait un clip vidéo, je me jette dans le vide. Quand je fais une interview, je l’appréhende comme si je me jetais dans le vide aussi. Après, je ne sais pas s’il faut faire la psychanalyse de ce genre de paradoxe. Des fois, j’essaye de la faire sur moi, mais je n’arrive pas à trouver de réponse. Donc je me demande si quelque part, ce n’est pas moi qui créé ces situations tout seul… Va savoir, ça j’en sais rien.
Mais il faut aussi savoir qu’une prise de recul aussi longue que la mienne, on la subit malgré tout. Cinq ans quoi… Ce n’est pas qu’un choix délibéré. Moi j’ai une certaine temporalité, et des fois je la subis. Je suis quelqu’un d’hyperactif, et en même temps quelqu’un qui peut végéter et procrastiner de façon incroyable. Je n’ai pas de juste milieu. Une fois que la machine est lancée, je suis quelqu’un d’assez inarrêtable. Mais une fois que le premier cycle passe, le second peut être un cycle très lent où je vais être un peu le contraire de moi-même. On a tous compris qu’on pouvait être un peu tout et son contraire, c’est complètement fou.
Dans une optique de ne pas disparaître totalement des radars, et de créer une attente auprès d’un plus large public, n’était-ce pas idéal de collaborer avec des artistes comme Nekfeu ou Youssoupha, qui eux sont très en vue depuis quelques années ?
Bah je pense que c’est la démarche de ces artistes qui m’ont invité. Ça reste des copains, des gens avec qui il y a une admiration réciproque. Ce sont des gens qui, si tu veux, font des choix en fonction de la musique qu’ils aiment et non pas en fonction du nombre de streams ou de followers. Parce que si c’était le cas, il y avait largement mieux à trouver…
Après, ça a tout de même permis de répondre à une demande de gens qui attendaient précisément Nemir.
Oui, et eux-aussi avaient peut-être envie de m’entendre à nouveau. Sur le moment, ils m’invitaient, ils me forçaient un peu la main. Enfin « forcer la main » c’est un grand mot, mais ils me poussaient à le faire. Ce sont des histoires d’amitiés artistiques. Parce que même si on ne m’entendait plus trop, j’étais toujours assez actif en interne : on m’envoyait toujours des maquettes, je donnais mon avis, je disais qu’il fallait arranger tel ou tel truc. Avec En’Zoo, on produisait pas mal de titres aussi, sur les albums des uns et des autres. C’était un travail d’ombre, mais pour les artistes qui font le milieu, j’étais toujours présent puisqu’ils me côtoyaient tout le temps. On bossait juste la musique de façon différente. Et pour répondre à ta question, c’est un peu le but du prochain album d’élargir la fanbase. Après artistiquement, je n’ai pas cherché à l’élargir, c’est peut-être juste ma vision de ce que je fais qui s’élargit. En cinq ans, j’ai eu le temps d’apprendre, de découvrir de nouvelles choses. Là c’est le premier disque qui sort avec un soutien de taille, qui est Universal, on compte rester nous-mêmes et ils l’ont vraiment compris.
C’était déjà ce qui semblait être la condition sine qua none de ta signature avec Barclay en 2013.
C’est la même équipe, qui est partie chez Capitol. C’est pour ça que je les ai suivis. C’est une question d’individus, avant d’être une question de structure. Parce que les structures se valent, elles ont toutes des moyens. Mais il y a aussi les individus qui font ces structures. Le mec qui m’a signé, il est parti chez Capitol et il est venu me dire, de façon très sobre : « Je pars chez Capitol, je deviens directeur, je passe un cran au-dessus et j’en suis très heureux. Qu’est-ce que tu veux faire ? » Donc de façon logique, je l’ai suivi. J’ai dit « de façon logique » parce que c’est un peu l’équipe. Puis ils ont souffert avec moi, ils ont énormément attendu. Eux aussi voulaient aboutir à ça. La signature, c’est un coup de cœur à la base. Il n’y a rien de plus plaisant que d’aller au bout d’une histoire comme celle-là.
« Tant qu’un morceau est entre mes mains, sur mon iPhone, sur mon ordinateur, qu’il y a une possibilité de le modifier, ça m’obsède. Donc chaque fois que je livre un morceau, c’est une libération. »
Nemir
Tu as parlé de Stromae tout à l’heure. Tu l’as accompagné sur onze date d’une tournée qui s’était brusquement arrêtée en juin 2015, notamment en raison de la fatigue que Stromae avait accumulée tout au long de ses étapes. As-tu été témoin de cette usure, et t’as t-elle conforté dans ta prise de recul ?
Témoin de cette usure, non. Tu ne peux pas la voir dans ce genre d’équipe. Ce sont des équipes ultra-professionnelles, il y a tellement de gens autour, tout le monde fait tampon. La machine est tellement grosse que rien ne transparaît. Mais je comprends ce qui a pu lui arriver. Tout dépend des personnalités, tout dépend des fragilités de chacun. Moi par exemple, ce genre d’expérience m’a appris à me situer. Ça m’a appris à essayer d’analyser jusqu’où je voulais aller, ce qui me manquait pour y aller et jusqu’où je voulais m’arrêter. Ça m’a permis de définir. Je sais qu’il y a différents ordres de grandeur, mais ce n’est pas ce à quoi j’aspire. Ça me fait peur. Je me connais, je suis quelqu’un d’assez vulnérable… Cela dit, ça m’a absolument nourri et conforté dans l’idée qu’il fallait que j’approfondisse tel ou tel aspect de ma musique pour pouvoir grandir comme j’ai pu le voir chez lui. Parce que c’est un peu le paroxysme de ce qu’on peut offrir en matière de maîtrise, de grandeur, de maturité, de… Voilà, c’est un missile.
D’un point de vue plus musical, son contact t’a t-il influencé ? Quand bien même ce n’est pas « ton » morceau à proprement parler, je trouve qu’un « Malsain » sonne déjà très « Stromae » en soi.
Ouais, on me l’a dit ! Bah je ne pense pas que ce soit cette expérience qui ait influencé notre musique. Disons qu’on se côtoyait avec beaucoup de politesse. Moi j’suis quelqu’un d’assez…
Il y avait une certaine distance en gros ?
Toujours. Mais elle était volontaire, c’est-à-dire que lui et moi on l’avait en même temps. C’était beaucoup de respect, du genre : « Merci de m’avoir invité, c’est cool ! Ça se passe, tout va bien ? Bizarre la date d’hier, non ? Ça résonnait trop. » On restait sur ces aspects-là et c’était pas plus mal. Et vraiment, moi je n’aime pas déranger les gens autant que je n’apprécie pas d’être dérangé. J’aime bien les rapports beaucoup plus sains. En observant les gens comme ça, j’ai beaucoup plus à apprendre qu’en essayant d’aller chercher des choses qui ne me sont pas destinées. Mais musicalement, non, pas forcément. « Malsain », c’est Gros Mo qui a initié ce morceau. Un jour il me l’a envoyé, j’ai adoré et j’ai posé dessus. Donc il nous a peut-être influencé musicalement via la radio ou les médias, le fait que son album ait été diffusé massivement. Ce sont plus ces choses-là qui ont influencé ma musique en général, que la rencontre en elle-même.
Durant ces quatre-cinq ans d’inactivité, étais-tu plutôt du genre à porter une oreille attentive aux différentes sorties musicales, ou plutôt dans la position de celui qui en écoute le moins possible histoire de ne pas être trop influencé dans son processus artistique ?
Ça fonctionne par cycle. Il y a des cycles, très courts, où tu décroches vraiment, où c’est la vie qui prend le dessus. Il faut le temps d’aimer, de régler ses histoires de couples, ses histoires familiales, retrouver ses amis d’enfance, etc. Mais en général, je suis quand même quelqu’un de vraiment passionné par la musique. C’est-à-dire que ce n’est même plus le rappeur qui écoute, c’est le mélomane. Chaque fois qu’une structure mélodique m’intéresse, qu’une tournure de phrase me touche, je me penche dessus. C’est naturel. C’est-à-dire que je n’y réfléchis même pas d’un point de vue professionnel, ce n’est pas de l’espionnage industriel. Je suis toujours connecté au milieu du son. Et je pense que c’est pareil pour tous les artistes. Les plus grands consommateurs de musique ou de clips, ce sont les artistes eux-mêmes. Moi des fois je rencontre des artistes, on discute et on parle de trucs qui sont vraiment caverneux quoi… Des trucs que personne ne peut connaître, c’est pas possible.
Sur « Des heures », tu évolues dans un registre un peu différent de celui auquel le public était habitué. Dans quel état d’esprit étais-tu au moment d’envoyer ce morceau au public ?
Chaque fois que je balance un morceau, je me soigne. Je vais t’expliquer pourquoi : parce que c’est un problème en moins. Chaque fois que je balance un morceau, il ne m’appartient plus, il appartient au public. Ça y est. Il a une forme finale. Tant que le morceau est entre mes mains, sur mon iPhone, sur mon ordinateur, qu’il y a une possibilité de le modifier ou de le moduler, ça m’obsède. Tout le temps. Donc chaque fois que je livre un morceau, c’est une libération. Vraiment. Après moi j’étais heureux de balancer ce track-là. Heureux de rétablir le contact, comme avec un parent que t’aurais pas vu depuis des années, et avec qui tu ne parles plus trop sans savoir pourquoi il y a eu autant de distances. Genre il n’y a pas eu d’embrouilles, vous vous aimez, mais vous ne vous parlez pas. Puis à un moment, il y a ce lien qui fait que ça reprend. « Des heures », c’est ça. C’est métaphoriquement comme ça que je le vois.
Beaucoup d’artistes auraient surpris leur monde avec un tel single. Mais dans ton cas, on sent qu’il s’inscrit quand même dans une forme d’évolution naturelle et qu’on avait légitimement de quoi t’attendre sur ce terrain-là.
Ah bah c’est cool que tu me dises ça, ça me fait énormément plaisir. Moi je trouve quand même que ça a surpris énormément… Mais je vois ce que tu veux dire. Ça n’a pas surpris de façon radicale ou brutale, comme si j’avais complètement changé de direction. C’est pour ça qu’on me dit : « T’es resté toi-même quand même. » On me dit que c’est très différent, mais que c’est moi derrière. Et quelque part, c’était le but aussi.
Bah peut-être que je suis fou, mais j’avais l’impression qu’il y avait déjà des pistes dans ta musique qui suggéraient que tu allais vers des choses plus chantonnées.
Bah tant mieux hein ! Moi je trouve qu’on est resté nous-mêmes. On a juste progressé musicalement, on a exploré énormément de trucs, et on sort ce qui nous paraît être le reflet de ce qu’on attend de la musique. Mais c’est vrai que moi, même mes potes qui trainent avec moi tous les jours, ceux avec qui je parle très peu de musique, ils ont été surpris. Ils étaient là : « Mais tu chantes ?! »
[Je le regarde d’un air étonné] Ils étaient surpris que tu chantes ?
Bah ils me voient chanter, mais c’est deux-trois phases par-ci, par-là, sur un refrain, etc. Mais vraiment faire un guitare-voix, une session acoustique, une prise directe où tu tiens le morceau sur trois minutes, pour eux, c’était la première fois qu’ils me voyaient faire ça.
Tout à l’heure j’ai évoqué tes morceaux avec Nekfeu et Youssoupha. On se rend également compte que les artistes qui t’invitent attendent rarement de toi un couplet rappé…
Pourtant je rappe pas mal hein, je me débrouille et tout, mais ils en ont rien à foutre [rires]. Non, mais je capte. Puis même moi, quand on m’envoie un son où il y a déjà deux couplets de 20 barres, je me vois pas rajouter un autre couplet de rap où je me branle sur de la multi-syllabique. Je préfère faire deux-trois accords, une petite mélodie et voilà.
« La musique est une aventure. Chaque projet en est une étape, et c’est important à la fin d’un projet de l’analyser et de te demander ce qui peut te faire rêver désormais. »
Nemir
J’ai l’impression que dès qu’un artiste sait faire autre chose que du rap, il est tout de suite tenté de sortir de ce carcan, comme s’il y avait quelque chose de lassant là-dedans. Est-ce quelque chose que tu ressens aussi de ton côté ?
Pas du tout. Je n’ai pas de problème avec le rap…
Je ne me dis pas tant qu’il y a un « problème » avec le rap, mais plus une envie d’explorer d’autres horizons.
Après c’est une aventure la musique. Chaque projet c’est un peu une étape, et c’est important à la fin d’un projet de l’analyser et de te demander ce qui peut te faire rêver désormais. Un peu comme le voyage. Tu te dis : « J’ai fait telle partie du monde, qu’est-ce que j’ai envie de découvrir ? » Ce n’est même pas une question de rap. Parce que moi, je sais que je reviendrai un jour – je sais pas à quelle étape de ma carrière – à quelque chose de beaucoup plus tribal, de beaucoup plus « rap », dans son sens originel. Ce sont des choses que j’ai dans ma tête et je sais qu’elles s’exprimeront à un moment donné.
T’as déjà une sorte de « plan de carrière » dans ta tête ?
Pas un plan de carrière, mais une multitude d’envies que j’aimerais pouvoir assouvir. Après je sais pas comment les placer sur le temps, dans mon parcours. Mais je sais que ça viendra. C’est comme la première fois que j’ai chanté, je devais avoir peut-être douze ou treize ans. À l’époque, j’avais fais ça comme ça, pour rigoler, c’était un peu ridicule. Mais je savais déjà qu’il y avait une véritable envie derrière.
Le fait que ça se soit démocratisé dans le rap à grande échelle, est-ce que ça ne joue pas dans le fait que tu ne trouves plus ça ridicule aujourd’hui ?
Oui et non. Parce que moi je l’ai fait à une période où ce n’était pas encore ce que c’est aujourd’hui. C’était déjà très ouvert, mais pas comme ça peut l’être maintenant. En vrai, ça vient surtout de moi. Je suis juste arrivé à un stade où je savais que je pouvais m’approprier cette façon de faire de la musique, tout en faisant en sorte que ça me ressemble. Je pense qu’au bout d’un moment, on accepte. Comme on accepte son corps, comme on accepte son visage, comme on accepte sa voix, comme on accepte ses origines sociales ou culturelles. Il y a plein de gens qui font des complexes multiples et qui finissent à un moment donné par en faire une arme. C’est juste qu’ils ont compris le décalage qu’il fallait avoir pour mieux voir la situation. Et ça, ça vient avec l’âge, avec l’expérience, avec le temps.
« Je ne cherche pas à fuir l’image rap. Au contraire, je la revendique. Ce que je cherche à fuir, ce sont des mots comme ‘variété’, ‘pop’. Tous ces mots un peu complexés. »
Nemir
À ce titre, doit-on prendre « Des heures » comme une boussole qui indiquerait la direction vers laquelle tu t’orientes désormais ?
[Il réfléchit longuement] Je n’aime pas répondre à ce genre de questions, parce que ça me plait cette situation d’indécision et de doute. J’ai vécu avec ça pendant quatre ou cinq ans, je pense que mon public peut bien connaître ce sentiment à son tour. [rires] Tout ce que je peux dire, c’est qu’on a fait un album en étant nous-mêmes, peu importe les instruments qu’on a utilisés. On peut passer d’un registre à un autre en faisant en sorte ça ait du lien. Ce qui fait le lien c’est la voix, ce sont les personnes. Moi je bosse avec un seul compositeur, c’est En’Zoo. Sinon c’est moi qui fais les leads, donc c’est la même voix, la même âme. Même si tu bifurques de façon très radicale à un moment ou un autre, il y a quelque chose. Il y a un son. Et je pense que s’il y a bien un reproche qu’on ne peut pas nous faire avec En’Zoo, c’est de ne pas avoir notre propre son.
Tu as la particularité d’avoir vraiment baigné dans la culture hip-hop. Tu as hosté des battles de break, sorti tes projets rap, participé à toutes sortes de plateaux multi-artistes, à des tremplins comme le Buzz Booster… Tu ne penses pas avoir fait un peu le tour de la chose ?
Je ne dirais pas le tour, non parce que ça se renouvelle bien quand même. Je trouve que c’est un des milieux les plus vivants musicalement. Il y a tous les jours quelque chose de nouveau, avec les mêmes matériaux, les mêmes façons de faire. Tout le monde s’approprie le truc à sa façon. Du coup, malgré le fait que ça puisse paraître très ressemblant au premier abord, c’est complètement différent. C’est comme les asiat’ : quand tu les vois de loin, tu dis bêtement que tout le monde est chinois. Mais quand tu sais vraiment qui sont les asiat’, tu repères très vite un coréen d’un vietnamien, d’un japonais, d’un mong, d’un cambodgien, etc.
Puis, moi je ne l’ai jamais caché : j’aime la musique à l’infini, et je fais de la musique à l’infini. Quand j’avais treize ans, j’étais inscrit à des chorales gospels. J’ai même essayé de faire de la danse salsa, pour te dire à quel point je peux avoir l’esprit ouvert. C’est trop négatif de dire que par « lassitude », j’ai cherché à faire autre chose. Pas du tout. C’est par curiosité et par amour pour la musique.
Mais peut-être que cette curiosité vient plus vite chez les rappeurs, et c’est là où je voulais en venir quelque part…
Après, dans le fond, ça ne me dérangerait pas qu’on mette un morceau comme « Des heures » dans la catégorie rap. Je trouve ça très bien. Ce n’est pas faux en fait. Qu’on classe ça dans la catégorie pop, nouvelle musique, flamenco, guitare-voix… C’est toi et ton appréciation. Le mot ne définit pas forcément la chose et « Des heures » peut être toutes ces choses-là. Après, est-ce que c’est un rappeur qui est derrière « Des heures » ? Absolument. Personnellement, j’ai eu l’impression de rapper sur « Des heures ». [Il fredonne le morceau] C’est juste que je rappe différemment. Mais ça reste du rap. Et je ne cherche pas à fuir cette image-là. Bien au contraire, je cherche à la revendiquer. Ce que je cherche à fuir, ce sont des mots comme « variété », « pop »… Tous ces mots un peu complexés quoi. « Des heures » ce n’est pas de la pop, c’est un morceau de rap. Le mec qui l’a fait, c’est un rappeur. Le mec qui l’a composé, c’est un beatmaker et les beatmakers savent jouer des instruments… C’est tout.
Peu de temps après l’annonce de ton retour, tu as tout de suite précisé que l’album serait intégralement produit par En’Zoo. C’était impensable pour toi de faire ce projet avec quelqu’un d’autre ?
Bah quand ça s’est fini, on s’est dit que c’était évident, ouais. Mais si quelqu’un avait débarqué dans notre boucle et nous aurait semblé plus pertinent, on n’aurait eu aucun mal à lui faire de la place. D’ailleurs, on eu des périodes de doutes incroyables avec En’Zoo. Des moments où on ramait tous les deux, où on se demandait si on était toujours compatibles. Au début du projet, on s’était dit qu’il ferait deux-trois morceaux, et qu’après il se contenterait de le chapeauter. Puis au final, on l’a terminé à deux.
On sent chez toi une vraie volonté de donner de la force à ceux qui t’entourent, de faire briller les tiens.
Oui, mais je ne le fais pas exprès. Dans le sens où je ne les booste pas juste « parce que c’est la famille ». Je suis le premier fan de ce qu’ils font. Pour moi, la musique c’est sacré. Donc si je n’arrive pas à trouver un peu de ce qui me plait dans ton son, tu peux être mon frère, trainer avec moi tous les jours, je vais être mal à l’aise au moment de partager ce que tu fais. Donc je ne le fais pas, et on me l’a déjà reproché plein de fois. Mais Gros Mo, par exemple, j’aime profondément ce qu’il fait. Un morceau comme « #SPLIFF », je trouve qu’il l’incarne tellement bien. J’aime sa mélancolie. On me catalogue souvent comme un artiste « solaire », mais je suis aussi très mélancolique. Je ne suis pas en train de chanter la fête et le soleil à tout bout de champ, c’est beaucoup plus nuancé.
On sent que tu as un souci avec les émotions trop lisses, trop « à sens unique ».
Je trouve ça vulgaire en fait. Mais pas la vulgarité des mots. Genre, pour moi Damso, il n’est absolument pas vulgaire. Dans le morceau « Θ. Macarena », quand il dit « J’t’avais bien niqué ta race » je trouve ça super élégant. C’est peut-être ma définition hein… Mais c’est dit avec un flegme, une sorte d’humour suggéré que je perçois parce que je ne suis pas de mauvaise foi, et je trouve ça franchement élégant. Alors que les gens qui prêchent la bonne parole, qui disent « Je fais de la musique pour les gens honnête », « Je ne dis pas de gros mots », « Respectons les famille », ceci, cela… Là, je trouve ça vulgaire. Cette forme de bien-pensance là.
Et ces gens qui t’entourent, je devine que tu ne te serais pas vu avancer sans eux ?
Non. Moi En’Zoo et Gros Mo, on est un vrai trio. Il y en a peut-être deux qui sont un peu plus mis en avant, mais si tu observes bien, tu vois toujours un petit bout de barbe qui dépasse, et c’est Gros Mo [rires]. Mais il est là. Il est sur la carte.
Au fond, ce qui a pu t’effrayer dans un éventuel succès à plus grande échelle, ce ne serait pas l’idée d’avoir peut-être à devoir les laisser derrière toi ?
Non, parce qu’au final, je pense qu’on est tous assez intelligents pour savoir mettre notre égo de côté si jamais l’un d’entre nous a l’opportunité de péter le score. Ça fait marcher l’équipe, ça nous donne de l’énergie. Ça incite tout le monde à se poser les bonnes questions. Et ça nous ait déjà arrivé hein. Mais naturellement, Gros Mo et En’Zoo ont compris les priorités, ils ont dit : « c’est cet album qu’on bosse, c’est celui qui nous tient à cœur ». Et j’aurais réfléchi pareil. S’il y a un projet qui se termine, et que je dois donner mon meilleur morceau à Gros Mo parce qu’il l’aime bien, je lui laisse sans soucis. Toutes les opportunités qui peuvent se présenter à nous, s’il faut trouver des solutions qui y répondent, on les trouve. On n’a pas complexe. On couche ensemble depuis trop longtemps pour ça [rires].