Olivier Cachin est-il toujours à la page ?

De la musique, partout, tout le temps. Qui s’échappe du tourne-disques, défile sur le Mac, fait ployer les étagères, grimpe jusqu’au plafond et tient les murs. Ça déborde. Joli bordel. Là, dans son appartement chargé comme les narines d’O.T. Genasis, Olivier Cachin reçoit avec des histoires plein la bouche. Dans son nouvel ouvrage Naissance d’une Nation Hip-Hop, il conte l’évolution d’un mouvement qu’il couve depuis toujours. Et comme un père un peu poule, il regarde la pousse grandir avec la nostalgie des premiers pas.

Ça doit faire 30 ans que vous êtes dans le journalisme rap …

Même un peu plus …

Alors plus ! On a l’impression de vous voir, de vous connaître, depuis toujours. Quand on suit un mouvement depuis le début, comment est ce qu’on reste dans le coup ?

C’est vrai que quand sont arrivés de nouveaux styles de rap et de paroles il y a une dizaine d’années, j’ai compris que mon analyse ne pouvait pas être similaire à celle que j’avais quand j’ai découvert le rap français. Je vais avoir une vision un peu plus distanciée. Il n’y a plus le même plaisir premier degré que lorsque j’ai pu découvrir la première vague du rap français ou apprécier certaines techniques narratives du rap US. On ne peut, de toute façon, pas tout aimer, ni écouter l’intégralité de ce qui se fait aujourd’hui, au regard du nombre de disques qui sortent. J’ai d’autres goûts musicaux dans d’autres genres, et, puisque je ne suis plus à la tête d’un mensuel, je n’ai plus le besoin d’avoir une relative exhaustivité dans la connaissance de ce qui se fait. Je n’ai pas non plus l’envie d’écouter tous les groupes dans tous les genres et sous-genres de rap français, dont certains ne me concernent pas du tout. Donc disons que j’ai une écoute beaucoup plus parcellaire maintenant parce que l’offre s’est démultipliée. Je vais m’intéresser à des trucs qui vont vraiment me parler, le nouvel album d’Orelsan plutôt que celui de Jul par exemple, pour lequel j’ai moins d’affinité musicale.

Vous avez du mal avec le fait que l’esthétisme prime davantage sur le fond aujourd’hui ?

Non ce n’est pas que j’ai du mal, je comprends très bien. C’est quelque chose qui va avec l’évolution d’une époque, d’une société. Ça correspond à une réalité. Ce n’est pas un hasard s’il n’y a plus ce côté militant des années 90, qui a presque complètement disparu. Après c’est comme ça, il n’y a pas de jugement de valeur à porter là-dessus. Si tu kiffes pas, t’écoutes pas et puis c’est tout. Il y a des trucs qui ne me plaisent pas mais je leur reconnais le droit d’exister. C’est la malédiction des musiques qui connaissent un gros succès populaire ; il y a beaucoup plus de rap et donc beaucoup plus de mauvais rap, ou qui, en tout cas, moi ne me parle pas du tout.

Vous avez un côté puriste ?

Non pas puriste car j’ai toujours détesté le côté « Si c’est indé c’est bien, si c’est major c’est pas bien ». J’ai toujours estimé qu’il y avait des bouses dans l’underground le plus profond et des trucs super biens chez les grands artistes de grandes majors. Cette démarche de néo-purisme c’est absurde et en plus ça ne tient pas la route. Si t’es dans cette logique-là, à un moment donné tu vas être forcément pris dans une contradiction qui n’est pas gérable.

J’ai lu une interview de vous d’il y a 10 ans où vous expliquiez que les magazines en ligne, ce n’était pas votre came, que vous étiez très attaché au papier. J’imagine que vous avez dû vous adapter depuis …

Je suis toujours attaché au papier mais si je veux lire un papier sur le hip-hop ça va être très limité puisque la quinzaine de magazines urbains ou assimilés qui existaient ont tous disparu. J’ai tripé pendant douze ans avec L’Affiche, j’ai repris pendant quatre ans Radikal, c’était super excitant mais cette époque où la personnalité en couverture d’un magazine spécialisé va donner le La de l’actualité est révolue. L’impact de la couv’ de L’Affiche, de Radikal, de Groove ou de R.E.R a été remplacé par le nombre de likes ou de vues YouTube. Internet a complètement changé le game, ça a bouleversé le rapport du public et des médias aux artistes. Plus rien de ce qui existait il y a dix-quinze ans n’a de sens aujourd’hui parce que la réalité est complètement différente

Pourquoi cette presse-là, la presse rap française, a déserté les kiosques depuis ?

Je vais te donner un exemple parlant qui m’a stupéfié : trois ou quatre ans après la fermeture de Radikal, je croise un mec très sympa, fan de rap, qui me dit : « Alors Radikal, bien ? ». Ça veut dire que durant ces trois ou quatre ans, il n’avait pas eu l’initiative d’aller à un kiosque et de dire « Bonjour je voudrais le magazine Radikal » pour s’entendre dire « Bah non Monsieur c’est terminé ». Les gens qui vont tous les mois dans un kiosque ou un Relay demander un magazine, ça n’existe plus. Et puis le rythme de l’actualité hip-hop a complètement changé. On l’a vu avec les clashs : clip lundi 18h, réponse vendredi 16h. Qu’est-ce que tu veux faire contre ça quand tu mets 1 mois à paraître dont 15 jours à boucler puis à finir la maquette, relire, mettre la couv, imprimer, envoyer dans les kiosques… Il faut aussi savoir qu’à l’époque on faisait de super opérations publicitaires alors qu’aujourd’hui tu te bats pour un quart de page ou une demi-page à 500 ou 1000 euros. Quand tu sais ce que coûte un « vrai » magazine, avec les locaux, le rédac chef, les employés, le secrétaire de rédaction, les imprimeries à payer…

Naissance d’une Nation Hip-Hop doit être le neuvième ouvrage que vous écrivez sur le hip-hop. En quoi celui-là était nécessaire ?

Il est différent au sens où c’est vraiment l’histoire d’une saga qui commence symboliquement le 11 août 1973. Si tu regardes, ça n’a pas été tellement fait. Il y a eu beaucoup de bouquins d’illustrations, de monographies sur des artistes… mais finalement pas tant que ça sur l’histoire du rap US. C’est assez différent de ce que j’ai pu faire auparavant. L’histoire était racontée en creux quand j’avais fait « Les 100 albums essentiels du rap » mais c’était à travers des disques. Et puis il y a un déficit historique chez les amateurs de hip-hop. Il y en a plein pour qui le rap a limite commencé avec Booba ou avec la trap, donc c’est vrai que j’aime bien l’idée de remettre un peu en contexte le mouvement.

Vous avez dû suivre les polémiques autour de Lil Uzi Vert et Lil Yachty l’année dernière. Le premier avait refusé de freestyler sur une instru de Gang Starr à la radio en estimant qu’il était trop jeune pour ça, et le second avait avoué ne pas être en mesure de citer cinq morceaux de 2pac ou Biggie. C’est sacrilège ça pour vous ?

C’est pas sacrilège, c’est typique de l’époque. J’ai même vu certains artistes revendiquer leur ignorance historique parce qu’ils ne voulaient pas être – consciemment ou inconsciemment – influencés par ce qui s’était passé avant. Moi je trouve ça dommage mais ça c’est mon point de vue. Après c’est une musique qui a toujours eu un côté mutant, qui se renouvelle et n’est pas coincée dans des stéréotypes caricaturaux comme peut l’être le hard rock par exemple. Maintenant, moi, effectivement, je préfère dire : il y a eu Gang Starr, Public Enemy, Sugarhill Gang, le label Enjoy… plein de trucs qui font que ça en est là maintenant.

Les influences sont plus multiples aussi aujourd’hui. On s’inspire de plein de genres musicaux différents…

Ils sont aussi obligés parce que, au-delà des goûts, il y a eu un changement dû à la loi. À une époque, le rap était une musique qui se référait directement au passé puisqu’elle passait par le sample, qui était une manière de lier les générations. Maintenant, il y a eu des procès qui ont coûté extrêmement cher aux maisons de disques et aux artistes qui ont fait que les samples – à l’exception de quelques gros artistes comme Kanye West –, c’est fini. Donc on est quelque part obligé d’aller voir ailleurs et de faire de la composition. Le lien avec le passé est brisé. À une époque, quand tu faisais du rap, t’avais intérêt à connaître James Brown, Al Green, Marvin Gaye, Bobby Womack … ceux qui t’inspiraient pour créer ta musique. Aujourd’hui, tu as juste besoin de savoir quel beatmaker est à la mode ou quel trapmaker va te donner le son qui va tout péter.

Dans le livre, Chuck D date l’âge d’or du hip-hop entre 1984 et 1988. Et vous ?

Le côté « l’âge d’or » c’est dangereux, parce que c’est une façon déguisée de dire que c’était mieux avant. Après est-ce qu’on parle d’âge d’or en termes de commerce, et dans ce cas-là ça serait plutôt maintenant, ou en termes de nostalgie ? Parce que si on a 40 ans aujourd’hui c’était forcément mieux quand on en avait 20. Pour moi, l’âge d’or c’est plutôt l’âge de la découverte, il y avait quelque chose de magique. J’ai connu une époque où le rap français n’existait pas. Quelqu’un qui a 20 ans aujourd’hui ne peut pas connaître ça. Quand il est né, il y avait déjà du rap français. Donc, évidemment, on ne peut pas avoir la même approche quand on a baigné toute sa vie dans un truc ou quand on l’a vu émerger, avec tout ce que ça sous-entend de mépris, de « Ça durera pas« , de « Votre truc c’est de la mode », ou de « Ah mais c’est américain, vous êtes ridicules »… tout ça je l’ai vu, je l’ai vécu.

Donc le rap c’était pas mieux avant ?

Avant c’était différent, maintenant c’est différent, comme dirait Solaar. Mais dire que c’est mieux ou moins bien ça dépend vraiment de son âge et de son approche.

Le livre est très complet mais il y a quelque chose qui m’a chagriné. J’ai le sentiment que vous avez voulu parler d’un maximum d’artistes et que l’on se retrouve un peu face à une compilation d’informations sans forcément de liant entre elles. J’ai trouvé que ça manquait de hauteur, d’analyse, alors que c’est normalement l’un de vos points forts. On nous raconte la petite histoire mais pas la grande. Par exemple, on nous parle d’NWA mais pas de l’impact du gangsta rap sur l’imaginaire du mouvement ou de la manière dont le genre a été récupéré par les grands labels.

C’est marrant parce que pour moi c’était plutôt le contraire. Il y a quand même quelques impasses, on ne peut pas parler de tout le monde à moins de faire un bouquin de l’ampleur de « Can’t Stop Won’t Stop » de Jeff Chang, qui fait 600 ou 700 pages. Là on est sur 200 pages illustrées. J’ai justement essayé de trouver un équilibre, d’éviter le côté annuaire avec tous les noms et de garder des anecdotes, une ambiance. Après chacun va avoir son point de vue. L’exhaustivité n’existe pas mais j’ai quand même voulu donner une image assez globale et parler de tous les mouvements. Après, effectivement, on peut toujours plus analyser l’impact de tel ou tel mouvement mais j’ai fait de mon mieux en tout cas.

Ça s’adresse à qui finalement ?

L’idée c’est que ce soit suffisamment lisible pour un néophyte et que quelqu’un qui est dans le truc s’y intéresse quand même, parce que, finalement – comme je te le disais tout à l’heure – la plupart des gens qui sont à fond dans le rap en France n’ont pas forcément une vision globale du mouvement. Donc c’est bien de rappeler qu’à une époque le rap était aussi un combat et qu’il y a eu une évolution thématique, stylistique, vestimentaire … de témoigner de tout ça.

Le seul groupe français dont vous parlez dans le livre, c’est PNL. Ce sont, pour vous, les seuls à avoir amené une vraie révolution dans le rap français ?

Oui, c’était un peu un clin d’œil, parce que c’est vrai que c’est à travers eux qu’on a découvert le cloud rap, même s’ils ne l’ont pas inventé à proprement parler. C’est un groupe qui m’intéresse et me fascine beaucoup et puis il y a quand même peu d’artistes français qui suscitent un intérêt transatlantique au point de faire la couv d’un magazine [The Fader, ndlr], avec un article de fond.

Dans ce même chapitre, consacré au rap des années 2010, vous écrivez : « La nouvelle vague du rap fournit certes beaucoup de hits […]. Mais qui a le charisme et l’inspiration d’un Snoop, d’un Jay-Z, d’un 2pac ? ». En substance, on comprend que vous ne vous sentez pas tellement intéressé et concerné par le rap des années 2010.

C’est vrai qu’il n’y a pas forcément d’artistes de ces années-là qui, pour moi, ont l’impact de ceux que tu citais. Migos, par exemple, ne dégage pas pour moi le même genre d’intensité que des groupes comme NWA ou des artistes comme Jay-Z et Kanye West. Ça n’empêche pas qu’ils font des tubes, mais je n’ai pas l’impression qu’il y a la même mythique autour. Après, est-ce que c’est parce que, un peu comme dans le monde de la mode, on a passé l’époque des supermodels ? Maintenant il y a plein de hitmakers, d’artistes intéressants, mais c’est vrai que quand j’écoute Lil Yachty ou Lil Uzi Vert, je n’ai pas une envie folle de me plonger dans l’intégralité de leur discographie. J’écoute les tubes quoi. Mais je n’ai pas le sentiment que le fond des artistes des années 2010 soit aussi passionnant que ceux d’avant.

Mais il y a quand même des Kendrick, des J.Cole…

Oui mais Kendrick il y a quand même toujours Dr. Dre derrière, donc comme quoi on est toujours lié à une autre époque. Mais c’est vrai qu’il est passionnant en termes de lyrics, il est aventureux en termes de musique. Sur scène pas terrible par contre, je l’ai vu au Bataclan et au Stade de France, c’est pas un grand showman.

C’était il y a un moment ça …

Oui, c’est vrai que le Bataclan c’était il y a un sacré moment. Mais derrière Kendrick je n’ai pas l’impression qu’il y ait une vague de rappeurs techniques, conscients… qui soient du même calibre

Vous parlez de rap conscient mais vous êtes très sensible à ce que fait PNL, qui ne s’inscrit pas là-dedans.

Oui parce qu’il y a une émotion. Moi, ce qui m’intéresse dans le rap c’est l’émotion. Quelque chose qui va être touchant, par son approche, ses paroles … PNL arrive à mettre quelque chose dans un espèce de mélange complètement bateau ou classique dans le rap français : la prison, la rue, le deal. Il y a une émotion qui moi me touche et que je ne sens pas chez d’autres artistes qui vont développer les mêmes thèmes.

Comment avez-vous procédé à la sélection pour la discographie qui conclue le livre ? On peut s’étonner de ne pas trouver certains classiques comme Black on Both Sides de Mos Def, My Beautiful Dark Twisted Fantasy de Kanye ou DAMN. de Kendrick …

C’est un peu le même type de démarche que lorsque j’ai fait « Les 100 albums ». À un moment donné, il y a de la négociation. Si je mets untel, je ne vais pas mettre tel autre, parce que je ne vais pas mettre trois albums de Kendrick Lamar. Et puis, cette liste, je l’ai faite à un instant T. Si je la refaisais aujourd’hui, il n’y aurait peut-être pas exactement les mêmes. Il y a un côté évolutif, c’est la liste du moment

Vous écoutez quoi en ce moment ?

Beaucoup de musique de films italienne, pas mal de trucs assez variés. J’ai réécouté du David Axelrod récemment, Bowie … Et puis Orelsan. Son album m’a vraiment plu parce que moi le rap de carré VIP ou de boîte, ça va cinq minutes, ce n’est pas ce qui me motive le plus. J’aime bien avoir un certain éclectisme musical, une certaine recherche aussi. Je ne suis pas dans la même logique qu’un gamin qui ne va écouter que du rap frais d’aujourd’hui.

Dans le même genre