Passi : la tentation de briser des barrières

1997 fût une année charnière pour le rap français. Suite à un revirement éditorial complet, Skyrock lui offre alors une exposition médiatique d’une ampleur nouvelle, nationale, pour la première fois. Conjoncture idéale pour que le Secteur Ä aille à la rencontre du succès commercial, en déployant un à un ses artistes. Après la Première Consultation de Doc Gynéco, Passi va sortir un album dont plusieurs titres connaîtront une haute rotation sur la bande FM. En un mois, Les Tentations vont être certifiées disque d’or, puis de platine après sept mois dans les bacs (pour rappel, les standards de l’époque étaient de 100 000 pour l’or et 400 000 pour le platine). Entre l’image sulfureuse de Ministère A.M.E.R., ses albums solos, son rôle de producteur et de précurseur de l’afro-rap avec Bisso Na Bisso, le rappeur originaire de Sarcelles a déjà connu plusieurs vies dans la musique.

À la veille d’une réédition et d’une tournée célébrant les 20 ans des Tentations – et dont le point d’orgue sera un concert parisien à La Cigale le 9 février – nous rencontrons le « double S » dans un hôtel parisien. En préambule, il nous confie travailler avec Stomy à l’écriture du scénario d’un biopic consacré à Ministère A.M.E.R.. Quoi de plus logique pour un groupe qui, à bien y regarder, fût un peu notre N.W.A. à nous. En attendant d’avoir des nouvelles plus précises de ce beau projet, nous avons discuté avec lui de la place des Tentations dans sa carrière, mais aussi de son activité de producteur et de l’évolution de l’industrie en France.

Tu vas fêter les 20 ans des Tentations. Est-ce qu’on peut revenir sur l’état d’esprit dans lequel tu étais à cette période ? Il y avait eu deux albums de Ministère A.M.E.R. sortis en 1992 et 94 (« Pourquoi tant de haine » et « 95200 »), et donc c’était un peu une période charnière, entre Ministère A.M.E.R., et le Secteur Ä qui a pris une place importante.

On avait créé le Secteur Ä, une société d’éditions, pour pouvoir gérer un peu tous les groupes qui tournaient autour de Ministère A.M.E.R. : Neg’ Marrons, Ärsenik, Doc Gynéco. On était cinq dans Ministère A.M.E.R. avec Kenzy, Dj Ghetch, Bouboul, Stomy et moi. On a créé Secteur Ä à cinq, le porte-parole c’était Kenzy, et on avait choisi une stratégie avec Stomy de sortir des solos, pour ensuite revenir avec un album de Ministère AMER. Il y avait l’album de Doc Gynéco aussi, qui était produit également par Mariano Beuve, avant qu’il transfère la production à Virgin. Il a aussi produit les disques du Ministère AMER, mais il a disparu depuis (en 2009), paix à son âme.

Il y avait des singles très différents qui co-existaient, entre « Les Flammes du Mal » qui était assez dur, et « Je zappe et je mate ».

Ça montrait deux-trois facettes de ma personnalité, et j’ai choisi « Je zappe et je mate », parce que ça donnait une autre couleur, un rap qui pouvait parler de la société. Y a beaucoup de gens qui disaient « Ah le rap c’est pas de la musique, ça s’adresse qu’aux gars de quartier ». Bah non, en traitant d’un sujet comme la télé – y en a chez tout le monde – je voulais montrer que cette musique pouvait toucher la société en général. À l’époque on se battait même pour faire respecter cette culture, on voulait inscrire ça dans l’histoire.

Les temporalités ont beaucoup changé dans la production musicale. C’est problématique parfois ?

Non, c’est différent. Moi j’ai monté Issap Productions en 1998, mon label de prod’, avec lequel j’ai produit énormément. J’ai produit des « Dis l’heure 2 Zouk », « Dis l’heure 2 Ragga », « Dis l’heure 2 Afro Zouk », des compilations pour l’Afrique. J’ai un gros passif sur la production d’artistes ou de projets. J’ai enchaîné avec In Fact pour Warner, où on a développé quelques artistes. Je mets un petit peu ça de côté, en sommeil, parce que c’est devenu très différent. Parce que le développement d’artistes n’est plus la même chose aujourd’hui.

Parce qu’il y a moins d’argent ?

Ce n’est pas forcément parce qu’il y a moins d’argent, il y a aussi le fait qu’avec internet, avec les facilités pour enregistrer, pour exister… regarde cet appareil photo, si t’es un petit geek, tu le prends, tu filmes, tu montes et cetera. Y a des petits qui ont du talent de ouf, qui vont te mettre le filtre, qui vont aller à fond dans tous les réglages, et qui vont réussir à te dégager une pure image, un truc. Donc si aujourd’hui t’es un petit fou, t’as des amis, un peu de matos, tu peux exister sans passer par la case maison de disques. Et c’est ce qui change beaucoup aujourd’hui dans le monde de la musique. Y a des gens qui arrivent à faire des millions de vues par eux-mêmes, en créant leur propre truc. Et cette nouvelle façon de fonctionner fait que la production se fait différemment. Je pense qu’on est dans un monde où il faut laisser les petits se développer avec leurs propres moyens, et après les accompagner dans un système de licence ou de distribution. PNL est un des exemples, même s’ils sont distribués par une maison de disques, d’une certaine manière, ils ont fait tout ce bordel là avec leurs propres moyens, et ils ont fini par vendre des disques derrière.

Ils ont même fait de la non-communication une communication, une sorte de déclaration d’indépendance. Sous une autre forme que celle que vous aviez à l’époque vous, lorsque vous lâchiez des déclarations provoc’ chez Delarue ou dans des reportages, avec un côté « coup de poing ».

Oui, mais on avait pas internet pour exister. On s’est toujours démerdé par nous-mêmes, on a toujours créé. Après bien sûr, on a profité du système, quand Virgin, Sony et cetera, voulaient faire un deal avec nous, bien sûr on en profitait. Parce que c’est une meilleure exposition, t’as plus de fonds. Mais il y a moyen aujourd’hui d’exister sans tout ce monde-là. Et plus tu existes sans ce monde-là, plus ce monde veut travailler avec toi.

« Ça nous a construit, on a vu que c’était pas ‘peace, love, unity and havin’ fun’. »

Avec Ministère A.M.E.R., vous aviez une réputation assez sulfureuse, vous étiez décrits presque comme un gang à l’époque. Il y avait un article dans France Soir par exemple, qui citait la « secte Abdulaï » dans une liste des gangs autour de Paris. Il y avait beaucoup de fantasme autour de ça, ou vous en jouiez aussi non ?

Le fantasme c’était les magazines qui disaient qu’on distribuait des tracts de propagande devant les écoles [rires, ndlr], qu’on vendait de la drogue pour s’organiser. Ça c’était réellement ouf, des conneries.On était des mecs de quartier c’est clair. Il y a eu un amalgame. Après oui y avait des bandes, des embrouilles, mais ça c’est vieux comme le monde.

Et ça vous mettait des bâtons dans les roues à l’époque, ou ça vous servait cette image ?

Au début y a eu une compile qui s’appelle Rapattitude, qui présente tous les premiers groupes de rap. On existait déjà à l’époque, mais on n’était pas dedans. Parce que parmi ceux qui produisaient ces compilations, y en avaient plein qui avaient peur de cette réputation, ou peur de nous, et qui ne nous ont pas forcément invités. Ça nous a construit, on a vu que c’était pas « peace, love, unity and havin’ fun ».

Je trouve que ça vous caractérise, ce côté « on démystifie ». Ce qui peut rejoindre le côté « classez-moi dans la variét' » de Gynéco, ou Kenzy chez Delarue qui disait « on veut être broyés par le système parce que ce jour-là on va avoir du cash ».

Exactement. Parce que nous on avait un truc, nous on savait d’où on venait. Moi je suis né au bled et j’ai grandi à Sarcelles. Vouloir chercher une street crédibilité, y avait pas besoin, vu qu’on vient de là. Donc au contraire, on cherchait l’autre côté : pouvoir exister. Avec notre producteur Mariano Beuve, on a eu un deal chez Musidisc qui était une petite maison de disques. Il y avait d’autres groupes qui étaient chez Virgin, chez Sony, avec des clips de malades. Nous on a fait des albums, on n’avait même pas de clips. Et un jour on a regardé les chiffres des premiers albums de Ministère A.M.E.R., on vendait 20 000 disques, sans pub, sans promo, sans clip, et cetera. On s’est dit « merde, on fait quand même des 20 000 sans pub, rien qu’avec du bouche à oreilles. Et on voit les autres groupes, il y en a qui font des 40-50 000, même des chanteurs français, mais avec plein de promo, plein de passages télé”. Et ils font pas tant que ça avec toute l’exposition qu’ils ont, et ça nous a rassurés, on a continué à se construire par nous-mêmes. C’est là qu’on a dit : « On va créer Secteur Ä, on va continuer et faire d’autres choses », sans attendre de qui que ce soit.

Akhenaton, qui a joué un rôle important sur Les Tentations, tu l’avais rencontré comment ?

Je l’ai rencontré à l’âge de 16 piges avec des potes, en vacances. Entre 16 et 19 ans, on louait souvent un bungalow, on partait à 8/9 à Cassis, à côté de Marseille. Tu connais, quand tu commences à t’organiser au quartier avec tes potes, vous vous cotisez, vous louez votre truc au mois d’août. Et quand on allait à Cassis, y avait un jour ou deux où on allait se balader dans Marseille. Et Akhenaton je l’ai rencontré sur le Vieux Port. Parce qu’à l’époque il n’y avait pas beaucoup de rap, tout le monde débutait sur les premières cassettes, et avec Akh on est restés sur la Canebière à parler, et ça s’était très bien passé. Quelques années après, on avait une date en commun, au New Morning, IAM et Ministère A.M.E.R. Et là ça a été le tonnerre, les groupes se sont frictionnés, c’est parti en embrouille. Et on s’est retrouvés avec Akhenaton pendant que nos gars s’embrouillaient, on s’est dit « putain merde, on n’a pas réussi » [rires]. Et après avoir évolué quand on a commencé à faire nos solo, on s’est re-connectés, et on a renoué le lien, Akhenaton a fait des sons pour Stomy. Et j’ai été à Marseille, on a dû faire une vingtaine de titres, et il en est resté sept sur l’album. Et on s’est hyper bien entendus, de cette époque-là jusqu’à aujourd’hui. Je sortais de mon expérience de groupe de Ministère A.ME.R., et y’avait pas beaucoup de professionnels du rap français. Il y avait notre clique à nous, mais en sortant de mon groupe pour faire un truc différent, je devais ramener autre chose, et avec Akhenaton c’était un moyen d’avoir un autre point de vue de hip hopien [sic] professionnel. Parce que des gens qui avaient de la bouteille dans la culture rap française, et qui pouvaient t’accompagner en réal ou en production, en 97 y en avait pas tant que ça, mine de rien.

Dans une interview, tu disais qu’il y a des gens issus du rap comme Akhenaton ou Kool Shen, qui pourraient avoir une place plus importante aujourd’hui dans les maisons de disques.

Là, Akh il a son émission de radio sur Mouv’. Ils peuvent avoir des rôles dans la culture en général, maisons de disques, radios, télés. Ce serait bien qu’il y ait plus de gens qui viennent de l’urbain, qui aient des postes et qui aient une vision, au sein de France Télévision, au sein de Canal. Bien sûr que c’est important vu que la musique urbaine est devenue celle qui vend le plus et celle qui influence tout le monde. Donc c’est logique pour moi.

Tu penses que ça progresse?

Oui, ça progresse petit à petit. Je pense que c’est un peu l’état d’esprit français, où le rap a toujours subi cette sale image. Alors que le rap a influencé toute la culture française depuis plus de 20 ans.

« C’est peut-être de notre faute à nous les rappeurs. Au lieu d’attendre après les autres, faut le faire. »

C’est peut-être plus clandestin en France. Pourtant il y a de plus en plus de chanteurs influencés par le rap, qui reprennent des choses, mais c’est pas reconnu.

Oui, je me demande pourquoi, mais c’est peut-être de notre faute à nous les rappeurs. Au lieu d’attendre après les autres, il faut le faire. Avec ma famille, il y a eu des projets -bon y a Trace TV qui s’est installé – qui était un projet de gens de chez moi, qui a fructifié. Booba avec son OKLM c’est bien ce qu’il a fait, il a créé sa propre chaîne et son indépendance. Donc voilà, le rap français devrait encore plus aller dans ce sens-là, qu’il y ait encore plus de gens qui créent leur radio, leur boîte de prod et ainsi de suite, il n’y a que comme ça qu’on s’en sortira.

Ton label c’est afro rap surtout ?

C’est urbain, je pouvais faire du rap, comme de l’afro, comme du zouk. À un moment j’ai fait « Dis l’heure 2 hip hop/rock », où j’ai mélangé le rock et le rap. Il fallait que je le sente et que je m’éclate ; je ne me mettais pas de barrières. Comme je t’ai dit, on sait d’où on vient, donc la crédibilité, t’as pas à chercher à la prouver à qui que ce soit. Au contraire, c’est à toi de voyager comme t’as envie.

Un peu comme dans ton duo avec Calogero, ou celui de Booba avec Christine and the Queens. D’ailleurs je crois que c’est le public de Christine qui était le plus choqué.

Moi avec « Face à la mer », ça a été des deux côtés. Y a des radios hip hop qui ont dit « ah, on le passe pas, parce qu’il y a Calogero », et des radios rock qui ont dit « oh non c’est pas du rock ». Au début y a eu des blocages comme ça, après mon son a cartonné. C’est un gros titre que je chante encore, que tout le monde connaît, mais le monde du rap ne m’a pas forcément suivi.

C’est pas un côté français, cette sorte d’élitisme des deux côtés ?

Complètement, c’est un côté français. C’est pour ça que je l’ai fait, pour casser des barrières. Moi j’ai toujours voulu en faire un peu à ma tête, c’est comme ça que fonctionnait Ministère A.M.E.R. Quand j’ai fait Bisso Na Bisso, il y a des gens du rap qui m’ont dit: « Ah, tu mélanges la musique africaine au hip hop, ça ne se fait pas », et des gens de la musique africaine qui ont dit: « Ah mais non, tu mets du rap sur de la musique africaine, ça va pas ». Bisso ça a cartonné, on a fait le tour de la planète, aujourd’hui on parle d’afro trap, et il y a de la musique africaine dans plein de morceaux de rap, même de rappeurs qui viennent pas d’Afrique.

Vous aviez une volonté de faire quelque chose d’ici aussi…

De faire un truc qui nous ressemble. Le hip hop ricain, ils allaient piocher dans leur culture soul américaine, et cetera, dans leur passé. Un titre comme « Hard knock life » de Jay-Z, c’est une ancienne chanson chantée par des jeunes qu’il reprend. A l’époque je me suis dit, si je veux que mon rap me ressemble, il doit sentir Sarcelles, la France, le Congo aussi. Pourquoi pas mettre une guitare de Koffi Olomidé dans un putain de rap, c’est moi. Ma daronne elle peut écouter de la musique africaine, comme elle va t’écouter du Brel ou du Brassens. Elle est de cette époque du Congo colonisé, donc au Congo y avait la musique africaine, mais sur les grosses radios françaises tu pouvais écouter du Brel, du Brassens, que tu le veuilles ou non. Quand tu grandis à Sarcelles dans une ville où y avait plus d’une soixantaine d’ethnies, avec des africains, des antillais, des feujs, des turcs, des français corses, des français d’Auvergne, des français bretons, des chinois, des indiens. Quand tu grandis avec tout ça, pour toi c’est logique que ce métissage culturel fasse partie de l’avenir. Quand je le fais avec Bisso Na Bisso, je le fais pour deux raisons : déjà c’est un peu notre manière de penser la musique, mais en même temps il y a des conflits au Congo, et c’est une façon de dire: « oh vos conneries nord/sud, est/ouest », nous sommes tous les mêmes, nous sommes bisso na bisso, on est tous ensemble.

C’était un gros succès, vous avez même rencontré Mandela.

Oui, ça fait partie de mes meilleurs souvenirs dans la musique, la rencontre avec Nelson Mandela en Afrique du Sud, quand on a gagné deux prix des African Kora Music Awards 1999 (« meilleur groupe » et « meilleur clip »), devant Michael Jackson qui était parrain de la cérémonie. Quand tu fais un projet comme Bisso, à faire de l’afro-rap, tu prends un risque, et de gagner un prix comme ça, c’est que tu es reconnu par tes pairs en Afrique.

Photos : @samirlebabtou

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