Pharrell Williams et Kanye West, portrait croisé de deux gourous de la mode

Le 1er juin dernier, lors de la cérémonie des CFDA Awards cuvée 2015 à New York, Pharrell Williams, en perfecto peinturluré, jean roulotté sur la cheville et gavroche sur la tête, recevait des mains de Kanye West, en total look black et Yeezy boost low aux pieds, son prix d’icône mode de l’année. Deux gros bonnets du hip-hop et pontes du style qu’à la fois tout oppose et réunit sur le terrain de la mode, entre création de leurs propres marques, multiples collabs, et raffinement de leur garde-robe. Retour sur leur bio fashion.

 

 

 

Du vestiaire street au chic

 

À 20 ans et des poussières, les deux jeunes pousses portent t-shirts, baggys, chaînes et grosses baskets. Dès leurs premiers beats, leurs destins se télescopent. Parmi la foultitude d’images du clip de « Through The Wire », tout premier single de Kanye West qu’il enregistre la bouche encore cousue après s’être fracassé la mâchoire, le rappeur glisse un extrait de session studio avec un Pharrell Williams en casquette trucker jaune et blanche. Un peu plus tard, alors que Skateboard P ne jure que par l’imprimé camo, Bape et BBC, Kanye oscille entre look preppy, en polo, blazer et sac à dos, et streetwear. Les deux emcees frisent aussi régulièrement le bling-bling, à coups de marques tape-à-l’œil, manteaux de fourrure et bijoux massifs (tous deux passent commande auprès de « Jacob the Jeweler », le joaillier chouchou des rappeurs). Ye s’auto-surnomme même le « Louis Vuitton Don ».

 

En 2005, Skateboard P est sacré mec le mieux habillé sur terre par le magazine Esquire. Aux alentours de 2008, il minimalise son style, en t-shirt col V et jean, puis ose tout et n’importe quoi. S’il n’a jamais vraiment eu froid aux yeux, il laisse désormais complètement libre cours à ses folies et lubies stylistiques : du costume sous toutes les coutures – camouflage, à pois, à tartan, irisé, satiné et/ou en version short -, au chapeau XXL Vivienne Westwood, en passant par les boots de ski Nike, les bottes montantes vertes à lacets (pour la campagne Chanel), le manteau rose bonbon ou la chemise hawaïenne. Dandy urbain, Pharrell mêle des éléments à la fois street et luxueux, une paire de Timberland noires estampillées du logo Chanel ou un t-shirt camo avec des chaussures bateau. Le kidult crée les tendances beaucoup plus qu’il ne les éponge. La chemise bûcheron nouée autour de la taille, c’est lui. « Si le cool était une personne, ça serait Pharrell », soufflait Diane von Furstenberg à l’issue de la cérémonie des CFDA.

 

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Yeezy traînera un peu plus à trouver son style. Dans la deuxième moitié des années 2000, il expérimente : coupe mulet, blazer pailletté, veste à brandebourgs satinée Dior, lunettes persiennes ou total look rouge. Son album 808s & Heartbreak, sur lequel il s’assume en tant que rappeur « vulnérable », marque un tournant dans son allure, qu’il affute et affirme. Exit le flamboyant, Kanye se veut plus sobre et sombre. Il écume les bancs des défilés, gagne ses galons d’icône mode et son rond de serviette chez Givenchy après avoir copiné avec Riccardo Tisci et propulsé l’imprimé rottweiler, la chemise cloutée en tartan ou le t-shirt à étoiles. Le bonhomme ose la blouse de femme Céline, le kilt en cuir Givenchy ou le masque en cristaux Maison Margiela. Plus encore que Pharrell, Mr. West s’attache toujours à contrebalancer ses pièces luxe par une touche urbaine, garante de sa street cred ; il associe manteau de vison et sweat à capuche ou pantalon de cuir et paire de Jordan. De cette façon, il a grassement contribué à la redéfinition du streetwear et popularisé des créateurs pointus. Mais le Chicagoan ne se contente pas de jouer les porte-manteaux et s’improvise chef de file d’un mouvement visant à élever les consciences stylistiques. Sur le morceau « New slaves », il clame la nécessité de s’éduquer esthétiquement parlant avant d’acheter aveuglement tout ce qui se chiffre à plus de trois zéros. Il dénonce la consommation d’objets luxueux, boulimique et moutonnière, de ses compatriotes noirs, faisant d’eux des esclaves monétaires portant des chaînes en or.

 

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Métrosexuels assumés, Pharrell Williams et Kanye West ont tous deux posé en veste de tweed Chanel devant l’objectif de Karl Lagerfeld pour le livre et l’exposition, La petite veste noire. Ils ont ouvert la voie aux rappeurs modeux et traînent aujourd’hui une armée de rejetons lookés jusqu’aux dents menée par A$AP Rocky. Et comme Ye le posait justement, presqu’humblement, sur la scène du Lincoln Center aux CFDA Awards : « Il n’y aurait pas eu de moi, pas d’A$AP, sans Pharrell ».

 

BBC vs Kanye West

 

 

Pharrell transforme tout ce qu’il effleure en or. En 2005, il fonde avec son acolyte Nigo, le père de Bape, les griffes de « luxury streetwear » Billionaire Boys Club (BBC) et Icecream. Quelques temps plus tôt, il avait excité l’intérêt et la désirabilité de ses fans pour BBC en jouant à l’homme-sandwich dans le clip de « Frontin’ ». 100% made in Japan, les pièces aux motifs pop et aux couleurs tranchantes sont vendues à prix d’or en séries limitées, dans seulement 40 points de vente à travers le monde. La stratégie de la rareté mène au carton. Et en collaborant depuis trois ans avec le designer Mark McNairy sur les lignes Bee Line et BBC Black, Billionaire Boys Club monte encore un peu plus en gamme. Aujourd’hui, depuis son partenariat noué en 2012 avec Roc Apparel Group, la boîte de fringues de Jay-Z, la paire Billionaire Boys Club/Icecream se porte comme un charme. Plus bankable que jamais, la marque à deux têtes aurait un volume de ventes de près de 30 millions de dollars. Un record depuis sa création. Ses plans d’expansion incluent les accessoires, les parfums, les lunettes et surtout la femme, dont Yoon (l’asiatique peroxydée du clip « LSD » d’A$AP Rocky), co-fondatrice et DA d’Ambush design, dessinera les collections. Dans une interview donnée à Complex, Phillip Leeds, Brand Manager de BBC et Icecream, tente d’expliquer le succès des deux griffes qu’il représente : « André Leon-Talley a porté du Billionaire Boys Club durant la fashion week et a été photographié avec. Pharrell est proche d’Anna Wintour et je pense que le fait qu’ils soient amis nous a donné de la crédibilité. Karl Lagerfeld a aussi porté une veste Billionaire Boys Club dans Harper’s Bazaar, ce qui a été très important pour nous ». En fait, moins segmentant et radical qu’un Kanye West, Pharrell a cette universalité qui fait qu’il touche les « fashionistos » comme les skaters ou les amateurs de rap. Surtout, Mister « Happy » a quelque chose que Yeezus n’a pas et s’échine à obtenir : une vraie légitimité auprès des professionnels de la mode.

 

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On pourrait penser que Kanye se complait dans son rôle de brebis galeuse, de Calimero. Avant de remettre à Pharrell son prix CFDA, le rappeur ressassait ses frustrations vis-à-vis de la fashionsphère : « C’est très difficile de casser les aprioris. La mode a été l’école la plus dure dans laquelle je suis jamais entré ». En introduction de son défilé pour adidas en février, là encore, Ye évoquait en voix off les critiques négatives à son égard. Puis, dans les jours suivant le show, inondait son compte Twitter de messages enflammés à l’attention de ses détracteurs, plus particulièrement de Fern Mallis, la fondatrice de la Fashion Week new yorkaise. Son histoire d’amour-haine avec la mode commence en 2005, lorsqu’il annonce le lancement prochain de son propre label de streetwear, Pastelle Clothing. D’abord, le emcee envisage une paire de lunettes de soleil à 2000 dollars en collaboration avec Ksubi. Un projet tué dans l’œuf. S’ensuivra un édito de quatre pages dans le magazine V Man, faisant la part belle à la marque, toujours au stade prototypique, puis une flopée d’apparitions de Kanye en vestes ou hoodies Pastelle. En octobre 2009, des images du lookbook fuitent sur la toile. Mais deux heures plus tard, après près de quatre ans de teasing, HighSnobiety révèle que la ligne ne verra en réalité jamais le jour. Après ce premier échec, West n’abandonne pas. Il travaille d’arrache-pied, étudie les matières, leur fabrication, l’architecture et la technicité des vêtements… et présente en octobre 2011 sa première collection de prêt-à-porter féminin, en marge de la Fashion Week parisienne. Les critiques giclent et giflent le novice. Les journalistes veulent clairement se le faire, ce rappeur mégalo qui s’improvise designer. Mais, une fois n’est pas coutume, Kanye ne lâche rien et remet le couvert en 2012. Pour son deuxième essai, la critique se montre finalement plus indulgente, peut-être en raison des chaussures, conçues main dans la main avec l’illustre Giuseppe Zanotti. L’esthétique est épurée, nette et racée ; les maîtres à penser de Kanye West s’appellent Raf Simons, Helmut Lang et Martin Margiela. Celui qui affirme être «un designer avant d’être un rappeur » raccroche pourtant après seulement deux collections. Il prête depuis sa vision créative à d’autres, qui s’en frottent les mains, et en profite pour affiner ses connaissances et sa sensibilité esthétique, tout en rêvant sûrement et secrètement, d’un jour exhumer son enseigne éponyme.

 

Des poules aux œufs d’or pour les marques

 

En 2006, Pharrell Wiliams posait en chemise ouverte et fourrure pour la campagne automne-hiver de Louis Vuitton et dessinait pour la maison les lunettes de soleil « Millionnaire », devenues très vite un best-seller. Deux ans plus tard, il récidivait avec le maroquinier pour une collection de bijoux, baptisée « Blason », mêlant or blanc, saphirs et diamants. « Pharrell a une certaine élégance », disait alors de lui Camille Miceli, en charge de la bijouterie Louis Vuitton : « Je ne dis pas que les autres rappeurs sont des ploucs mais lui a un raffinement que les autres n’ont pas. L’élégance, ça ne s’achète pas ». Et les marques s’arrachent cet entertainer touche-à-tout et hyperactif, les poches gavées d’idées artistiques. Williams dessine par la suite une collection-capsule pour Uniqlo, des jeans recyclés pour G-Star – car, oui, il a une conscience écologique – ou encore des vestes et une paire de lunettes de soleil pour Moncler. Remo Ruffini, le PDG de la marque de doudounes, raconte, enthousiaste « [Pharrell] représente un éclectisme visionnaire, une manière d’interpréter la créativité de la musique aux arts appliqués et aux vêtements ». L’année dernière, le chanteur signait également une fragrance boisée, « Girl », en collaboration avec la division parfum de Comme des Garçons, et une première ligne pour adidas. Au total, Pharrell a imaginé pour le géant du sport des Stan Smith colorées, gribouillées, à pois, à fleurs, ou en peau de balle de tennis, des vestes assorties et 50 coloris de Superstar. Un véritable coup de fouet pour la marque. Encore plus fort, le loustic est le héros de la campagne Métiers d’Art « Paris-Salzburg » de Chanel, aux côtés de Cara Delevingne. Un joli coup de maître pour la maison du 31 rue Cambon, qui s’encanaille juste ce qu’il faut avec un rappeur sage et mainstream.

 

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Kanye West empile lui-aussi les collaborations. En 2006, il relooke les Bapesta de Bape, avec son « dropout bear ». En 2009, il pond une série de sneakers montantes et basses pour Louis Vuitton, ainsi que sa première Air Yeezy pour Nike. De l’or en barres pour la marque au swoosh. Les Nike Air Yeezy – il y en aura deux modèles – affolent les sneakerheads du monde entier et s’arrachent comme des petits pains. Commercialisées aux alentours de 250€, les paires se revendent facilement 1000 dollars, parfois 2000, sur eBay. Mais Nike rechigne à partager le gâteau et refuse d’accorder à Kanye des royalties sur les ventes. C’est là qu’adidas, qui a flairé le filon, entre en jeu. Début 2015, Monsieur Kardashian lançait sa Yeezy Boost pour la marque aux trois bandes. Une édition limitée à 9000 exemplaires dans le monde, vendue 350 dollars. Alors que Pharrell et ses Superstar arc-en-ciel à 100 euros brassent large, Kanye, lui, préfère l’exclusif et l’exigeant. Le défilé Kanye West x adidas, archi pointu et minimaliste, à base de collants, de bodys, de crop tops et de sweats destroy, a attisé les passions comme les railleries. Le emcee ne veut pas plaire à tout le monde, seulement aux érudits.

 

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Avant adidas, Kanye avait pensé deux collections masculines pour A.P.C, en 2013 et 2014, sold out en quelques heures. Pour son pote Jean Touitou, il avait osé, entre autres, la parka ultra luxueuse doublée de renard, à presque 3 000 dollars. Enfin, sur scène, c’est en Maison Margiela et Givenchy que le rappeur s’est produit pour ses tournées « Yeezus » et « Watch the Throne ». Des pièces exclusives, spécialement réalisées pour ses soins. Au-delà de la garde-robe, Riccardo Tisci avait même chapeauté la direction artistique de l’album en collaboration avec Jay-Z. De quoi gonfler sa crédibilité dans le fashion game.

Finalement, malgré leurs disparités de style ou de pensée, entre le démocratique et le conceptuel, Pharrell Williams et Kanye West partagent un même credo mode. C’est le chanteur de N.E.R.D. qui le résume le mieux, sur la scène des CFDA Awards : « Être différent, c’est le but ultime ». Singulariser, c’est bien le propre des vêtements ; en cela, ils ne sont pas étrangers au succès gargantuesque des deux artistes.

 

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