Pourquoi Booba se met-il à danser ?

« Posture gangsta & attitude ». Depuis une dizaine d’années Booba, le MC Cappucinno, traîne de façon stoïque son immense carcasse dans ses vidéoclips, ses concerts et ses photoshoots. Le hip-hop l’ayant formé à la danse, depuis qu’il a pris le micro avec le duo Lunatic, pas d’esbroufe ni de mouvements superflus, le Duc ne s’était jamais essayé à la farandole ou à quelques pas chaloupés, jusqu’à  « LVMH » et « Mové Lang », dernière preuve en date d’un changement assez surprenant (ou pas) de position du rappeur sur l’art de se mouvoir. Let’s Dance !

 

4k7ccy

Booba, le rappeur anti-danse

 

B2O est un homme de contradictions. 2005. À l’époque sur le point de sortir sa mixtape Autopsie 1, après un premier album solo certifié classique, dans une interview avec le journaliste rap Olivier Cachin, le météore anticipe alors déjà sa date de départ à la retraite. « J’ai 28 ans, je me donne encore quelques années. Mais vers les 33-35 ans, je ne serais plus là en tant que rappeur.  Je ne me vois pas faire un disque de rap à 40 ans. » À l’occasion de ce même entretien, il donne son avis sur les beefs, grandissants dans le rap français : « Ça n’est pas mon truc. Le truc avec Jean Gab’1, je ne le recommencerai pas, je n’aurais même pas dû le faire. C’était sur une mixtape, histoire de faire du buzz ! Ça ne me dit pas d’être en face d’un mec qui m’insulte… » Aujourd’hui à 38 ans, le rappeur continue de truster, de dominer les charts à chaque album, en prenant soin de collecter des trophées sous formes de têtes décapitées parmi celles de Sinik, La Fouine, Rohff ou encore Kaaris.

Les changements de cap ne devraient plus nous étonner venant du Kopp, mais c’est quand même une grande surprise de le voir se déhancher – le mot est quelque peu galvaudé mais souligne l’étonnement – sur ses clips. Une initiative d’autant plus surprenante venant de celui qui depuis ses débuts représente l’image du rappeur gangsta à la française, hardcore jusqu’au bout des ongles. Par ses thèmes de prédilection, son histoire, son statut de boss du rap game frenchie et surtout son répertoire, Booba représente l’antithèse absolue du « rappeur danseur ». En fouillant dans nos mémoires et même dans notre imagination, difficile d’imaginer l’ourson se trémousser sur « Numéro 10 », « Repose en Paix », ou encore « Duc de Boulogne ». C’est pourtant désormais chose faite dans ces deux derniers clips « LVMH » et « Mové Lang » où le DUC nous montre une facette inédite de son personnage. Pas de chorégraphie, ni de danse élaborée, ce sont des gestes succins et saccadés auxquels on a la droit.

Influence US : Drill Movement – La genèse

 

On le sait, Booba voue un grand intérêt pour la culture américaine. Parti très jeune en séjour dans le pays de l’Oncle Sam, il vit aujourd’hui le plus clair de son temps à Miami. En tant que fan de rap US, l’artiste a donc été un témoin privilégié des différentes innovations ainsi que de l’évolution du hip-hop outre-Atlantique. Si la danse a toujours été présente chez les rappeurs américains, il est pendant longtemps l’apanage des artistes dit « cool » ou mainstream, et une ineptie pour les acteurs hardcores, conscients et underground. De Kid and Play à Kanye West, en passant par Biz Markie, Kriss Kross ou MC Hammer, la danse a toujours été un élément inhérent au rap, et le reste encore aujourd’hui comme en témoigne les multiples créations qui ont envahi les dancefloors des soirées hip-hop. Running man, Wop, Robot, Pop & Lock, Stancky Leg, Doogie, Nae Nae, ou autre Harlem Shake –le vrai- en font partis. L’influence auquel le créateur du 92i est sensible, loin de tous ces pas farfelus, s’est développée lors d’un renouveau d’une danse « street » impulsé par les rappeurs grâce à des phénomènes locaux comme le mouvement drill et la popularisation de la trap. Originaire de Chicago, capitale du meurtre des États-Unis, le drill – argot anglais de combat – est né en 2012 puis et a été popularisé par des artistes comme Lil Herb, Lil Durk ou King L. Descendant de la trap des Waka Flocka et Gucci Mane, le drill dépeint avec réalisme la vie quotidienne des ghettos de la Windy City. Au rayon des sujets : l’apologie de la violence, l’argent, le sexe, les gangs… La démocratisation de ce genre a contribué à ramener la danse sur le devant de la scène.

 

stanky leg

 

Chez les protagonistes de ces mouvements, la danse, aussi peu élaborée soit-elle, revêt une symbolique dépassant l’esthétique. À l’image du C-walk, pas gangstas de la westcoast affiliés au gang des Crips , et du Blood Bounce, les mouvements dansants, sans être vraiment de Chicago, introduisent également une idée d’appartenance forte à un groupe, un gang, un quartier et une identité. Pas de mouvements chorégraphiés, les mouvements sont simplifiés au maximum et deviennent des gimmicks plus qu’une véritable danse. Des effets qui donnent à ses gestes une connotation beaucoup plus street que les danses hip-hop classiques. L’un de exemples les plus frappants de cette génération drill est Keith Cozart, alias Chief Keef. Issu des quartiers du South Side de Chicago, le jeune homme de 19 ans a grandement participé au succès et à la médiatisation du genre musical grâce à des morceaux comme « I Don’t Like » ou « Love Sosa ». La vie de Cozart a été celle d’un enfant élevé par sa grand-mère et dont le parcours sera très vite dicté par ses déboires avec la justice, la paternité à l’âge de 16 ans et le succès musical. Vente d’héroïne, consommation de marijuana, excès de vitesse, port d’armes, assaut sur policier, complicité de meurtre, violation de période de probation, conduite en état d’ivresse… Le casier est aussi chargé que les flingues du gang GDE dont il est affilié qu’il exhibe dans ses clips. Face visible et symbole de Chiraq, combinaison de « Chicago » et d’ « Irak » décrivant ainsi le sud de la ville de l’Illinois, terre de violence à laquelle le rappeur est fortement associé.

L’un des derniers à avoir fait démonstration de ses talents avec succès est Bobby Shmurda. Son tube « Hot Nigga » doit autant son succès au côté catchy de son interprétation qu’a la danse attitrée au morceau. Les 15 secondes de déhanchement visibles sur le clip fait maison du New-Yorkais auront permis à la Shmoney Dance et à son inventeur de faire plus de 100 millions de vues You Tube en 10 mois et d’être repris en concert par Beyoncé ou Drake. Bobby et Chief, deux profils identiques et des trajectoires communes. À l’aube de la vingtaine, affiliés à un gang (GS9 pour le New-Yorkais, BD ou GDK pour le Chicagoan), les deux mêlent au succès, leurs déboires judiciaires.

 

shmoney dance

 

Mais le monopole de la danse ne revient pas à Chicago, ni même à New York. Un peu plus au Sud, dans l’état de Géorgie, se trouve la ville la plus créative du hip-hop US, donc mondial, depuis plusieurs années. Terre de Coca-Cola, de liberté sexuelle et de strip clubs, Atlanta est aussi le berceau de la trap et le lieu de naissance de ses maîtres Gucci Mane et Jeezy. Depuis ses premiers émois hip-hop, ATL est le premier théâtre de beaucoup de rappeurs dont la danse fait partie intégrante de l’arsenal artistique comme Outkast, Jermaine Dupri et plein d’autres. Quelques années plus tard, ce seront les D4L, Soulja Boy – et son Superman – ou encore 2 Chainz qui contribueront a cette tendance. Aujourd’hui c’est la trap qui est sur le devant de la scène représentée notamment par Rich Homie Quan, Migos, Young Thug. Plus joyeux, moins gangsta mais tout aussi vendeurs, leurs tribulations inspirent même au delà de leurs frontières…

 

L’exemple français

 

Skippa Da Flippa, rappeur estampillé ATL et homme de main du trio Migos, génère un bon nombre des mouvements que La B. du collectif issu du 91 emmené par le rappeur Niska, effectue dans ses clips. Phénomène rap français du moment, le jeune congolais doit autant son succès à sa trap dévergondée et son rap spontanée qu’ à ses nombreux gimmicks et la fameuse danse du charo directement empruntée à Skippa. Une influence assumée que le collectif a déjà cité dans ses morceaux, et que Niska avoue sans problème en interview : « C’est les Américains qui nous ont eus ! »

La tendance trap qui a débuté il y a plus d’une décennie aux US, mais commence à résonner massivement dans notre paysage rappologique français avec l’avènement d’une scène qui reprend les mêmes caractéristiques musicales, lyricales et presque contextuelles que l’original. Ambiance sombre, instrumentales saturées, contenu violent… tout y est à la sauce frenchie. Des groupes s’en sont faits une spécialité et construisent leur renommée sur cet univers, poussant le mimétisme à son paroxysme comme le collectif parisien XV Barbar ou le groupe 40 000 Gang, nouvelle garde rapprochée de… Booba et signature du 92I. Forcément, ces pas chaloupés sont présents sous forme de mouvements succincts mais assez élaborés, aux cotés des signes de main qui font là presque offices de signatures.

D’autres artistes se sont essayés à la danse sans vraiment se mouiller et optent pour une approche minimaliste comme Kaaris. Plus récemment, Dosseh s’est prêté au jeu de la chorégraphie sur le clip de son morceau « Coup du patron » aux cotés du Montpelliérain Joke et Gradur. Certains de ces nouveaux rappeurs de la nouvelle génération, influencés par leurs origines africaines, incorporent sans complexes la danse dans leur processus créatif et en assument le côté festif. C’est la cas d’artistes comme Black Brut, Gradur ou Niska qui ne cachent pas être inspirés par l’Afrique et ses nombreux courants musicaux à succès comme le n’dombolo, coupé décalé et autres azonto. Cette double culture qui mélange la France aux origines africaines et le (seul ?) grand point de différence aujourd’hui avec le rap « made in USA » qui puise sa substance dans une toute autre culture.

 

Charo

 

Rap et danse : rupture consommée

 

Pourtant la rupture entre le rap et la danse semblait consommée, ces deux piliers de la discipline hip-hop qui avait pourtant commencé ensemble au tournant des années 90 en France . Loin le temps où les rappeurs faisaient appel à des breakeurs pour animer leurs couplets, le hip-hop a quitté – ou a été abandonné par le rap – pour se retrouver dans d’autres univers musicaux comme la pop ou les comédies musicales. C’est ainsi que des artistes allant de Madonna à Stromae font régulièrement appel à des chorégraphes et des danseurs issus de ce mouvement.

L’ironie du sort veut que comme beaucoup de rappeurs de sa génération (NTM, IAM, Mafia K1fry…), B2o soit passé par la case danse à ses débuts. Une étape quasi obligatoire autrefois mais plus aujourd’hui qui témoigne que la frontière entre ses deux univers s’est épaissie. Lamine, membre historique du collectif de danseurs Vagabonds Crew, spécialiste hip-hop et réalisateur, met en avant l’influence des États-Unis. « Je pense que Booba se relâche un petit peu, il suit ce qu’il se passe et voit des gars comme Kanye West faire des steps, Jay-Z qui met des danseurs sur scène ce qu’il n’avait jamais fait avant. Il est très « ricain » même s’il observe aussi la scène française donc il sait que la danse est vraiment mise au centre. Il a aussi créé OKLM.com, son worldstarhiphop.com, ou les vidéos qu’on lui envoie le plus sont celles où les gens dansent sur ces sons. »

L’ère actuelle très portée sur le personnal branling augurée par Internet et les réseaux sociaux tout est basé sur l’égo. « C’est difficile de trouver des danseurs qui sont l’image de ta musique. Et le hip-hop est basé sur l’égo que ce soit dans la danse, le rap ou ailleurs. Je pense que Booba préfère danser lui-même, plutôt que de mettre des danseurs car il faut souvent les canaliser et leur dire : « Détendez-vous, c’est pas vous la star ! » Il ne faut pas qu’ils prennent trop de place face à l’artiste. Ça été le cas avec les danseurs de Madonna, les mecs pouvaient faire des trucs de ouf mais on leur a demandé de plus forcer sur les chorégraphies plutôt que sur les solos » explique Lamine.

Une idée qui rejoint une logique de polyvalence et de débrouillardise adoptée depuis longtemps par le rappeur des Hauts-de-Seine, notamment par l’utilisation du vocoder de plus en plus fréquente dans ses chansons depuis quelques années. Un artifice musical qui lui permet de chanter – du moins d’essayer – et d’assurer la plupart des refrains sur ses morceaux et d’explorer d’autres univers en s’essayant par exemple au reggae sur le morceau « Jimmy » issu de son album Futur. Une déclinaison qui n’est pas sans rappeler la trajectoire d’un Kanye West, qui opéra un virage artistique important après l’adoption de l’auto-tune sur le projet 808’s & Heartbreak. Comme son collègue de Chi-city, Booba ajoute par le biais de cet instrument, une corde à son arc et offre une nouvelle texture à son espace d’expression, jusqu’à la saturer, dans le but de briller seule. Une théorie appuyée par Lamine qui conclu : « On peut comprendre que Booba ne veuille pas de danseurs et qu’il se dise : « Je peux le faire moi-même. » Il s’agit seulement de faire deux trois pas simples sans forcer qui vont avec la vibe du son. C’est comme pour le chant, il s’est servi de l’auto-tune pour éviter de prendre des gens en featuring, même si il a fait pas mal de collaborations avec des gros artistes.»
Histoire financière ? Délire d’égo ? Simple envie de se faire plaisir ? Peut-être les trois à la fois, peut-être aucun des trois. On ne le saura surement jamais vraiment mais l’important est que l’auto-proclamé «boss du rap game » n’est plus pour la première fois à la place de l’innovateur mais dans le peloton des suiveurs. Un crime de lèse-majesté qu’on lui pardonnera volontiers tant on se délecte, avec humour ou beaucoup de sérieux, de cette nouvelle tendance.

 

Booba Mové Lang

 

Dans le même genre