Quand la scène rap se réinjecte des doses conscientes avec des seringues 2.0

Kery James

Le milieu de la décennie 2010 est actuellement témoin de la domination sans partage d’un rap Twitter sur fond de trap. Plébiscitée par une génération « Like » friande d’instantanéité qui commence à faire la pluie et le beau temps du marché musical, la grosse machine à punchlines a mis un K.O. commercial à ce qu’on appelle vulgairement le « rap conscient » au tournant du siècle. Pourtant, malgré ce phénomène contemporain, il serait lapidaire de penser que la révolution numérique a désintégré la substance engagée du hip-hop sur l’autel du divertissement et de l’émotionnel. Car si elle a provoqué une sévère remise en question des industries musicales, elle développe à vitesse exponentielle l’émergence d’une pluralité d’opinions transparente qui donne un nouveau sens aux productions culturelles. Chaque artiste, même « alternatif », gagnera qualitativement en influence culturelle, voire politique, ce qu’il ou elle a perdu quantitativement en termes de ventes, si tant est qu’il ou elle maîtrise les enjeux de cette nouvelle donne digitale. Dans un tel contexte, des évènements de société comme ceux de Ferguson ou de Charlie Hebdo, risquent d’abonder dans ce sens.

 

 

Soulquarians

 

 

Les limites d’un positionnement marketing nommé « rap conscient »

 

En plus de quatre décennies d’existence, le hip-hop est passé de no man’s land artistique au statut de pop-culture la plus consommée au monde. Au sein d’une telle évolution, son expression rap a vu son rôle évoluer sensiblement de haut-parleur social et engagé du ghetto en une machine de divertissement des plus rentables. Si la comparaison historique entre les morceaux cultes « The Message » et de « Rapper’s Delight » est l’une des premières illustrations de cette schizophrénie propre au hip-hop, le mouvement de balancier va prendre une autre tournure quand le très rentable gangsta rap, prend le pouvoir dans les années 90. À contre courant des mastodontes du showbiz de l’époque que sont Death Row et Bad Boys, une nouvelle vague d’emcees tire son épingle du jeu en proposant une alternative artistique séduisante. Les plus connus s’appellent Mos Def, Common, The Roots, The Fugees ou encore Talib Kweli. Aussi bien sur le fond que sur la forme, leur prise de recul sur des thématiques variées, leur champ lexical recherché et leur volonté sincère de faire passer des messages apportent une bouffée d’oxygène à un certain public. Ce dernier, probablement lassé par la violence ambiante qui tourne en rond sur l’Amérique d’Est en Ouest, voit en ces successeurs désignés des KRS-One, A Tribe Called Quest ou Public Ennemy, une réponse crédible et constructive. On est au tournant du siècle, et tel un Néo solaire indissociable de son pendant sombre l’agent Smith, le terme de « rap conscient » s’affirme en réaction à un imaginaire gangsta qu’il compte combattre à la force de la plume et du micro.

 

 

Du moins, c’est ce que se complaît à présenter la matrice opportuniste qu’est l’industrie rap. Si celle-ci oppose deux étiquettes – l’une « gansta » devenue mainstream contre l’autre « consciente » et championne du hip-hop alternatif – cette dichotomie marketing va voler en éclat pendant la décennie 2000, ringardisée par une nouvelle génération d’artistes créatifs qui, arrivés à maturité, tracent leur propre voie. Ces talents proposent des univers hybrides (divertissement sans posture de street-credibility, mais avec des injections de thèmes de société pas toujours très reluisants, comme la politique, les droits civiques, l’éducation…) qui leur ouvre les portes du Billboard. On pense notamment au fantasque duo d’Atlanta Outkast qui explose aux yeux de l’Amérique entière avec son quatrième et cinquième album, Stankopia et Spearkerboxxx/The Love Below, ou encore à un certain rappeur-producteur de Chicago, Kanye West, et son époustouflant The College Dropout, rampe de lancement d’une carrière que l’on connaît. Aujourd’hui, alors que la trap tend à uniformiser le son, l’écurie TDE et sa figure de proue Kendrick Lamar représentent fièrement cette virtuosité versatile. Malgré de nouvelles productions et un public fidèle, ceux qu’on appelait les rappeurs conscients n’arrivent plus à affoler les charts. À croire que la demande de masse s’était lassée de leur message positif – transformé en bien-pensance lourde à l’interprétation monotone – quitte à aller se réfugier vers O.T. Genasis ou Chief Keef, porteurs d’un « rap conscient » d’un genre nouveau et sans prétention moralisatrice, façon Geto Boyz et leur morceau phare « My Mind Playin’ Tricks On Me » mais adapté à au combo trap-twitter contemporain.

 

 

Et si la crise de l’industrie musicale concerne tout le monde, elle a été particulièrement violente pour ces représentants éminents d’une certaine idée du rap poétique et engagé. Plus d’une décennie après leur consécration commerciale, The Roots, Mos Def, Common et Talib Kweli ont vu leurs ventes s’effondrer, dans laquelle l’album sorti se vend deux fois moins que le précédent. Si ils n’ont pas disparu comme l’étoile filante des Fugees, nos lyricistes peinent aujourd’hui à vendre le dixième des Disques d’Or et leur barre symbolique des 500.000 unités vendues, qu’ils ont tous connus entre 1998 et 2002.

En France, si l’on compare les évolutions artistiques et commerciales de rappeurs comme Oxmo Puccino, La Rumeur ou Booba qui ont commencé sur la même ligne de départ, la tendance est similaire. Tandis que depuis une quinzaine d’année les premiers ont affiné leurs textes et vu leur public vieillir à mesure que leurs propos respectifs s’affinaient vers d’autres horizons teintés de dimension consciente (mélancolie poétique, Françafrique…), l’ancien membre de Lunatic explose toutes les ventes avec des jeunes qui consomment en masses son rêve américain, bien que la plupart d’entre eux n’étaient même pas nés lorsque « Le Crime Paie » déchainait les passions. Aujourd’hui ce constat des ventes, sans appel, est accompagné par des nouveaux indicateurs, ceux des likes, followers et autres abonnements numériques. Bien que limités, ces outils sont devenus incontournables, fantassins d’une révolution numérique qui a totalement redistribué les cartes des industries culturelles, aussi bien dans la confusion des nuances musicales que dans l’impact des artistes auprès de l’environnement qui les entoure.

 

 

 

Réseaux sociaux : could the medium be the conscient message ?

 

Outre l’effondrement des ventes d’albums, il est indéniable que les transformations numériques ont profondément retourné les règles du jeu pour les artistes. Processus de création, business-model, communication, construction de personnage : tout se mélange au sein de l’affirmation de leur identité numérique.

En termes de production culturelle, le décloisonnement digital accéléré par l’architecture en réseau du web 2.0 multiplie les opportunités d’inspirations, de collaborations, et fait exploser toutes les frontières artistiques. Dans ce contexte de multitude, le hip-hop, considéré comme la première musique électronique de l’Histoire, se trouve au centre de ce bouleversement créatif qui peut offrir à ses artistes une palette de couleurs musicales infinie. D’autant plus que ces derniers, grâce à cette même architecture en réseau sociaux, voient la communication avec leurs publics respectifs désintermédiée. Sur le papier, tout semble réuni pour que tout artiste voulant se faire écouter soit en mesure de partager sa production propre, qui plus est fidèle à ses convictions, et ce avec l’auditoire le plus large possible. Mais la réalité de 2015 est impitoyable : le mode de consommation et d’interaction de cet auditoire est tel que son attention est devenu un bien rare. Conséquence, aujourd’hui celui qui veut se faire entendre, à défaut d’être totalement écouté, doit produire et communiquer en format court. Dans sa quête, le rappeur doit donner sa priorité aux tubes de trois minutes, à leurs clips vidéos, moins à la construction d’un album cohérent. De fait, l’environnement numérique a laissé la place à la dictature de l’image instantanée, du buzz et des punchlines twitter, aux dépends des nuances, dont la diversité est indispensable à l’originalité et à la profondeur de la création. Le hip-hop n’échappe pas à la règle, loin de là. Comme le démontre tristement cette récente vidéo sur le rap français de 2015, l’arrivée de YouTube et des autres réseaux de partage incite davantage à la communication et au mimétisme qu’à la réelle création originale. Il en résulte une uniformisation de l’offre artistique (production instrumentale, flow, interprétation, champ lexicale) qui entraine une uniformisation du goût des consommateurs cliqueurs, qui paradoxalement désirent en permanence de nouveau contenu.

 

 

Le caractère conscient, voire engagé, du rap est-il inadapté au 2.0 ? Pas nécessairement, d’autant qu’à long-terme, ce caractère s’avère être la substance de fond qui fera la différence sur l’obsession de l’image et la recherche incessante de buzz propres à l’entertainment, et ce en termes de créativité, de cohérence et de transparence. A l’instar d’une marque qui s’affirme, la construction de l’identité digitale, devenue essentielle pour tout personnage public tels que les artistes qui veulent se faire connaître, est un sprint de semi-fond, où il faut que l’essence se compose aussi bien de solides valeurs, que d’un minimum de substance intellectuelle . Car au-delà du nombre d’abonnés et les risques permanents de désabonnement et de bad buzz sous-jacents, c’est la relation de confiance avec ces derniers qui se sont regroupés en communauté numérique autour d’eux, est primordiale. Las de rechercher la nouveauté permanente dans la consommation pure de divertissement, les abonnés potentiels sur l’espace public numérique sont non seulement en demande de prédicateurs de tendances culturelles, mais aussi de référents qui valident des orientations politiques. Il en résulte une pression médiatique considérable sur les artistes, et notamment les rappeurs, qui ne peuvent pas toujours la maîtriser. Booba, apôtre de la réussite individuelle et du chacun pour soi apolitique à la ODB, l’a d’ailleurs amèrement constaté l’été dernier. Le rappeur du Pont de Sèvres s’est retrouvé au cœur d’une joute numérique contre l’intellectuel Tariq Ramadan, qui lui reprochait son irresponsabilité après son rejet d’importation du conflit israëlo-palestinien sur son compte Instagram par ses fans. Les réseaux sociaux ont posé les fondations d’une société d’opinions en ligne, théâtre permanent de débats en tout genre. Bien que certains soient lassés de n’être pris que pour des représentants sociaux et non comme des artistes de divertissement à part entière, les rappeurs, avec un recul plus ou moins conscient, bénéficient d’une assise de personnalité publique influente. Si l’artiste maintient de façon cohérente ses valeurs et sa substance intellectuelle, son identité digitale s’affirmera comme une marque solide dont la force ira bien au-delà du simple placement de produit rémunérateur.

 

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A l’époque de Ferguson et de Charlie Hebdo, un certain hip-hop teinté de spiritualité et d’activisme

 

Chaque mot communiqué ayant son poids, l’impact d’un rappeur ou d’une rappeuse auprès de sa communauté de fans peut facilement se muer en tribune d’activisme politique, et parfois atteindre les sphères du spirituel. La religion est un sujet très présent chez de nombreux rappeurs, aussi bien dans les textes de leurs morceaux que dans les messages qu’ils postent. Si l’impact sur le public, notamment si celui partage la même confession, est très important, son appréhension, sa communication et sa réception varient naturellement en fonction des artistes et des contextes. Si un Busta Rhymes vit et partage différemment sa spiritualité qu’un Yasiin Bey ou d’un Kanye West de l’autre côté de l’Atlantique, on peut distinguer certaines nuances d’approches, notamment générationnelles, de la religion en France par les rappeurs. Des piliers du rap français trentenaires arrivés à maturité comme Kery James ou Youssoupha, n’abordent pas l’Islam de la même manière qu’un Niro ou un Sofiane. Ces derniers, qui se sont fait connaître à partir des années 2010, l’amènent de manière plus brute, notamment quand il s’agit d’exposer leurs contradictions internes sincères – celles d’un jeune occidental de confession musulmane issu des quartiers au XXIe siècle – dans lesquelles de nombreux jeunes de France s’identifient.

 

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La démarche consciente, plus ou moins publique et parfois prolongé par un activisme de terrain, ne fait plus nécessairement vendre, comme il y a une quinzaine d’années. Mais à l’heure où le traitement de l’actualité a largement débordé le cadre des chaines de télévisions, les figures éminentes qui l’adoptent pleinement n’ont jamais été aussi présentes. Les raisons, le contexte et les conséquences des drames de Ferguson l’été dernier et de Charlie Hebdo récemment, sont bien distinctes, mais ces deux événements mettent violemment en exergue des problématiques de société qui interpelle tout le monde. Et c’est à la lumière de ces faits avec une grosse dimension tragique que l’on distingue ces artistes dont l’activisme réel dépasse la simple posture. Investies sur le terrain pour la communauté en dehors des projecteurs, ces personnalités engagées ont non seulement l’expérience pour trouver le mot juste au bon moment avec le bon ton lorsqu’ils sont attendus au tournant, mais également la crédibilité pour retenir l’attention. Common, qui vient de remporter le Golden Globe de la meilleure chanson originale pour Selma (le film sur la marche des Droits Civiques de 1965 dont il est acteur secondaire en incarnant le révérend activiste James Bevel), n’hésite pas à monopoliser du temps aux derniers MTV VMA en mémoire de Mike Brown. Talib Kweli et Killer Mike, présents dans les manifestations des rues de Ferguson, sont intervenus pour débattre avec les journalistes de CNN. En France, Kery James, en tournée solidaire pour redistribuer une bonne partie de ses cachets de concerts pour financer son propre système de bourse étudiant aux jeunes, a probablement signé l’une des meilleures tribunes publiques sur les attentats de Charlie Hedbo. Lue par des centaines de milliers de personnes, elle est sereine, sans démagogie et porteuse d’espoir, appelant à un travail de long-terme, collectif et patient. Alors que l’industrie s’évertue à formater et diluer ses propos engagés au profit du pur divertissement, la dimension consciente du rap, malgré sa faible rentabilité économique, est belle et bien en vie, trouvant une seconde jeunesse sur la toile et puisant une partie de son inspiration dans ce vivier sans fin qu’est l’actualité. Et c’est plutôt une bonne nouvelle pour notre vivre-ensemble.

 

kery james

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