Rap et Art Contemporain : it’s a match
Y-avait-il une muse du rap parmi les neuf filles de Zeus ? Les expos sur le hip-hop sont-elles toutes vouées à l’échec ? Le rap a-t-il mauvaise réputation dans les galeries immaculées du monde de l’art contemporain ? Les clips sont-ils des œuvres d’art ? Les rappeurs riches n’aiment-ils que Jeff Koons ? Est-ce que la vie de Kanye West, c’est de l’art ? Etat des lieux.
Awol Erizku devant Oh What a Feeling, aw Fuck It, I want a Trillion
En 2010, Marina Abramovic faisait une performance au MOMA qu’elle appelait The Artist Is Present et qui avait inspiré Jay-Z pour son “Picasso Baby”. C’était plutôt bien vu : de façon générale, le rappeur, lui aussi, est présent. Omniprésent. En l’occurrence, Jay-Z s’était produit pendant six heures d’affilée à la Pace Gallery de New York. Et ce geste, entre pur MC-ing et art contemporain, avait comme soufflé un titre à l’artiste multimédia Awol Erizku (celui-là même qui avait fait bondir les cœurs avec ses portraits de Beyoncé enceinte). Oh What a Feeling, aw Fuck It, I want a Trillion est une sculpture constituée de plusieurs paniers de basket aux filets en or plaqué placés les uns au-dessus des autres. C’est aussi, d’une certaine façon, un signe parmi tant d’autres qu’il y a aujourd’hui une génération de sculpteurs, de vidéastes, de photographes et de peintres qui a grandi en écoutant du rap, et dont les œuvres ont toutes été nourries au hip-hop. Mais loin d’être le résultat homogène d’une culture unique, ces travaux sont complexes, et souvent étonnants. Surtout lorsque rappeurs et (autres) artistes en tous genres se renvoient la balle, et que les disciplines elles-mêmes se mettent à faire des featurings.
Jay-Z et Marina Abramovic, @Picasso Baby, performance à la Pace Gallery, NY.
Exposer le hip-hop
«J’suis le premier ex-pauvre à t’emmener voir des expos» disait Nekfeu dans «Princesse». Et pour cause : la culture hip-hop dans son ensemble est régulièrement célébrée dans les musées. Depuis son apparition, un certain nombre d’expositions ont tenté avec plus ou moins de succès – et plus ou moins de légitimité – de représenter, de raconter et de transmettre les us et coutumes du graffiti, du break-dance, du rap ou encore du djing. Au Brooklyn Museum of Art en 2000, par exemple, au Yerba Buena de San Francisco l’année suivante, à l’Institut du Monde Arabe en 2015, à Bruxelles l’été passé, ainsi qu’au Musée d’Art Contemporain de Marseille, en ce moment, sous le nom de «Hip-Hop, un âge d’or». La rumeur court même que les Etats-Unis vont bientôt mettre au monde un musée entièrement consacré au hip-hop : de son petit nom, le Universal Museum of Hip-Hop. Il devrait pouvoir se visiter à partir de 2022 dans un tout nouveau complexe architectural du Bronx.
Tower Hollers, Nadine Robinson
Aussi réjouissant que ce soit, tout ça pose un véritable problème : sommes-nous en train d’institutionnaliser le hip-hop ? Doit-on vraiment se réjouir de voir le street art (entre autres) absorbé par les murs lisses des white cubes propres aux galeries d’art et les reliques d’un mouvement encore en pleine forme se figer derrière des vitrines qui ne font pas toujours justice à leur contenu ? Bref, en l’arrachant à la rue où elle est née, comment peut-on penser rendre hommage à cette culture d’affranchis ? Vaste débat. Ce qui est indiscutable par ailleurs, c’est que la musique hip-hop a pris ses quartiers dans les musées du monde entier. Les exemples se multiplient. A l’occasion de «Hip-hop, du Bronx aux rues arabes» à l’IMA, c’est Akhenaton qui prend en charge le commissariat de l’exposition. À la soirée «Id» organisée par Hood By Air au MOMA, Mykki Blanco est invité à faire vibrer le hall du bâtiment emblématique. Aussi, pendant la Biennale de Paname d’octobre dernier, on pouvait trouver Doums et Ormaz au micro.
Un tel mashup devait nécessairement générer tout un tas de projets destinés à bousculer nos habitudes, et, autant que possible, nos opinions. Grâce à une idée farfelue de Regina Flores Mir, tu peux aller jusqu’à visiter le MET avec le rappeur de ton choix (virtuellement, ok). L’artiste colombien Juan Obando, lui, a véritablement invité des rappeurs du sud des Etats-Unis à créer des freestyles à partir de ce que leur inspirait les musées de leur ville : après s’être rendus une première fois sur les lieux, les MC locaux décrivent ou décrient en vidéo les œuvres suspendues aux murs, et c’est plutôt réussi. Non seulement cette Museum Mixtape questionne le fonctionnement actuel (parfois rouillé) des grandes institutions – comme quand l’un des musées exige de prendre connaissance des lyrics avant d’accepter le tournage –, mais surtout, elle met en valeur ses nouveaux acteurs : la figure du rappeur s’apprête-t-elle à devenir la nouvelle muse de l’art contemporain ?
Doums, @Biennale de Paname
Les nouvelles muses de l’art contemporain
Il n’y a qu’à voir les portraits déjà historiques de Biggie Smalls par Barron Claiborne et, plus récemment, celui de Solange par Mickalene Thomas. De l’autre côté de l’Atlantique, le rap innerve le travail de plus d’artistes qu’on ne pourrait en compter. Ceux-là sont pour la plupart des enfants de la culture hip-hop et sont parfois réunis sous le nom de post-black artists, un mouvement «à la fois post-Basquiat et post-Biggie» comme l’explique la curatrice du Studio Museum de Harlem, Thelma Golden. Si l’on perçoit chez eux un imaginaire commun et des références partagées, tous ne font évidemment pas d’allusion explicite à leurs collègues lyricistes. Mais l’influence du rap se lit en filigrane, dans les peintures verbales de Glenn Lingon, véritable emcee de la toile ; dans le titre tiré d’une chanson de Public Enemy choisi par Rashid Johnson pour son viseur en métal géant (Black Steel In The Hour Of Chaos) et dans la puissance de frappe des œuvres de Hank Willis Thomas. Jordan Casteel, Gary Simmons, Renee Green, Nadine Robinson… la liste de ces artistes américains ultra talentueux est sans fin : il faut donc garder l’œil ouvert pour voir leurs œuvres en vrai lorsqu’elles voyagent du côté de chez nous, comme c’était le cas des tableaux de Kehinde Wiley visibles au Petit Palais l’an passé. Peut-être laissera-t-on cependant certaines expériences sur place, comme l’échec de ce battle organisé par le plasticien Rashaad Newsome, dont les œuvres sont connues pour leur kitsch façon Pierre et Gilles dans un clip de rap.
Branded, Hank Willis Thomas
Bien que de façon tout à fait différente, la dimension esthétique du bling bling n’a pas échappé non plus à l’artiste algérien Mohamed Bourouissa. C’est lorsque La Monnaie de Paris lui commande une œuvre que l’artiste (connu pour son projet Temps mort, emoji clin d’œil) s’est focalisé sur l’une des matières premières du rap : l’oseille. Et, du côté français de la raposphère, qui dit oseille dit… Booba. L’artiste a donc fait frapper des pièces à l’effigie du Duc, comme on peut le voir ici, même si, selon l’artiste, «la vraie action de ce projet-là, c’était le soir de la Nuit Blanche [2012, ndlr]. On entendait ‘Fœtus’ en boucle sur le Pont Neuf, qui est l’un des endroits les plus romantiques de Paname. Les gars de quartiers qui étaient là pétaient les plombs. Ce qui était fort, c’était le contexte dans lequel cette vidéo a été montrée. C’était jouissif.»
All-in, Mohamed Bourouissa
Pourquoi pas alors remettre la mise au moment où le rap est devenu le genre le plus écouté ? «Je rêverai de faire un truc avec Mac Tyer par exemple. Ce serait marrant aussi de dire à Niska ‘allez, on fait un truc’. La forme clip est intéressante. D’autres fois je me dis qu’il faudrait que j’invite les mecs qui font les clips de PNL à faire une expo. En regardant leurs vidéos, je vois bien qu’ils s’intéressent à l’art et au cinéma.» Et les artistes de s’intéresser au rap. Pierre Gaignard, lui, s’y est carrément projeté. Dans son film “Thug roi, Extraordinary Rendezvous with My Brother”, il s’imagine être le frère de Young Thug. Si, si. « Ce qui m’intéresse dans le rap, c’est la manière dont il me transperce » me dit le vidéaste, diplômé des Beaux-Arts de Lyon. «Je suis toujours à la recherche de choses politiques, de choses qui questionnent nos modes de vie et surtout qui évoquent la révolte (une minorité qui interpelle une majorité). Je travaille sur un nouveau film en ce moment et j’écoute Ninho en boucle ! J’aimerais bien passer un peu de temps avec lui pour comprendre ses obsessions et son quotidien. Son travail résonne énormément pour moi. Et, au-delà de la symbolique mercantile et trop misogyne de ses paroles, j’aperçois une réelle nécessité, une réelle inventivité. Comment il place sa voix, comment il invective en créant des rythmiques folles…» Point de glorification ici; plutôt, la possibilité de lier intimement des mondes qui gagneraient à se regarder droit dans les yeux.
Young Thug @Thug roi, Extraordinary Rendezvous with My Brother, Pierre Gaignard
La référence au rap faite par les artistes et amis de longue date, Justin Meekel et Dorian Gaudin, est plus mystérieuse, plus distante, et d’autant plus intrigante. C’est à la galerie Pact, à Paris, que les deux compères avaient reconstitué une pièce à vivre – minimaliste, certes – aux couleurs pastel et aux objets étonnants. Flashback : une moquette gris pâle recouvre le sol de la pièce, à l’exception d’une flaque noire goudron, une bonbonne de métal s’anime brusquement sans que l’on s’y attende, un nuage de plastique irisé est suspendu au plafond et sur l’étagère tourne une drôle de machine qui me fait penser à un barbecue. Le décor est épuré, étrange, mais il est doux, et conserve quelque chose de… familier. Pas de hasard, l’exposition s’appelle «Que La Famille» et pourrait presque accueillir un clip des deux frères de Corbeil. Pourtant, le texte qui accompagne l’exposition me détourne de faire une interprétation «PNL-iste» de ce qui se trouve sous mes yeux. Je persiste à croire que ça aurait pu être drôle, mais reste que ce qui a séduit le duo d’artistes, c’est bien la façon qu’ont les rappeurs d’atteindre «une certaine abstraction du langage qui laisse de la place pour se projeter». C’est à se demander si le rap n’a pas emprunté la même trajectoire que celle des arts visuels. Mais pas besoin d’attendre l’émergence d’un rap qui se revendiquerait conceptuel pour observer la porosité entre l’art du micro et les autres médiums artistiques. «Y’a pas les rappeurs d’un côté et les artistes de l’autre», m’assurait Mohamed Bourouissa. «Ces séparations sont dues à la notion professionnelle mais ces gens se côtoient tout le temps… Je pense à Arthur Jaffa, à Romain Gavras… Ce qui est important c’est que ça produise des échanges.»
Que La Famille, Justin Meekel et Dorian Gaudin
Et plus si affinités
Et pas que le propos soit simplifié à coups de name dropping dans les lyrics. «It’s like Sony signed Basquiat» avançait J. Cole dans «Rich Niggaz». C’est que, Basquiat, Picasso et Koons forment une sainte trinité que certains rappeurs (comme P. Diddy et Rick Ross) n’hésitent pas à poursuivre jusque dans les ventes aux enchères. Il n’y a qu’à voir les images de Jay-Z, l’éminent détenteur d’un Basquiat à 4,5 millions de dollars, rapper devant le Balloon Dog géant de Jeff Koons sur scène en août dernier. «Tous ne font pas de recherches» poursuit Mohamed Bourouissa. «Tous ne savent pas qu’il y a un milliard de trucs, et certains pensent encore que l’art contemporain se résume à un mec qui chie sur une table et qui vend ça à des centaines de millions d’euros. Ils vont au plus simple, mais ça permet de briller en société. Si tu me demandes des noms de poissons, je vais t’en citer quatre ou cinq, alors que j’adore le poisson ! C’est un sale exemple [rires]… Mais ces choses-là sont en train de changer.» Les artistes hip-hop participent à l’élargissement du public de l’art contemporain – de sa démocratisation, parfois.
Beat Bop, Jean-Michel Basquiat
En ce sens, Pharrell a fait bien plus que de taper la pose pour Xavier Veilhan, le sculpteur qui représentait la France à la Biennale de Venise cette année, et Swizz Beatz ne s’est pas contenté de chiller sur Instagram aux côtés de la superstar de l’art contemporain Damien Hirst. Le premier ne chôme pas quand il est question d’art contemporain (de luxe). En 2014, l’artiste a endossé le rôle de curateur à deux reprises. Après avoir organisé l’exposition This is not a toy au musée du design de Toronto, c’est la galerie on ne peut plus hype – avec ses 1200 invités au vernissage – tenue par Emmanuel Perrotin à Paris qui a accueilli son projet GIRL. Cette fois-ci, les figurines de personnages géantes laissent leur place à quarante-huit œuvres qui rendent hommage à la femme (et au chanteur lui-même, parce qu’il faut pas déconner non plus). Marina Abramovic, Sophie Calle, JR, Annette Messager, Takashi Murakami, Yoko Ono, Cindy Sherman, Mickalene Thomas, Warhol et, évidemment, Xavier Veilhan, sont tous de la partie. Celui qui avait lancé la chaîne d’interviews «ARTST TLK» assure apprendre tous les jours aux côtés des plus grands et l’on continue de compter sur lui pour en faire profiter les autres… Quant à Swizz Beatz, il est aux commandes de sa Dean Collection depuis 2014, laquelle vise, elle, à promouvoir le travail d’artistes émergents du monde entier. Sounds like a plan.
GIRL @Galerie Perrotin, rue de Turenne, Paris
Bon, mais tous les artistes du rap game ne se sont pas reconvertis et la vidéo demeure sans aucun doute le lieu de rencontre idéal des arts visuels avec le rap. On ne compte plus les clips réalisés par des vidéastes célèbres et dont les propositions esthétiques peuvent largement prétendre à la vidéo d’art. Parmi eux, celui de «California Gurls» supervisé par le peintre Will Cotton et l’extraordinaire «I Fink U Freeky» de Die Antwoord, dirigé par Roger Ballen. D’autres se réapproprient (parfois avec brio) des œuvres d’art connues, comme le «Rude Boy» de Rihanna, qui aurait sans doute beaucoup plu à Andy Warhol ou feu «Putain d’époque» de Nathalie Canguilhem dont la très belle citation de Kader Attia aurait tout aussi bien pu être une évocation du travail de Pamela Rosenkranz (Bow Human) et ne méritait peut-être pas de faire appel à la justice. Un rappeur sachant sampler mieux que quiconque, on espère que la vidéo refera surface un jour ou l’autre…
Ghost, Kader Attia
Heureusement, le plus souvent, les relations entre artistes sont fertiles et l’échange fonctionne dans les deux sens. Je pense notamment au mini film Blacktivist de Mario Pfeifer avec les rappeurs de Brooklyn Flatbush Zombies et du m.A.A.d de Kahlil Joseph et Kendrick Lamar, qui, tous deux, évoquent les violences de l’Amérique contemporaine. Tout ça, sans compter les rappeurs qui réalisent eux-mêmes leurs clips vidéo. C’est le cas de Yung Jake, le rappeur de L.A. aux vidéos méta-internet qui questionnent notre rapport aux réseaux sociaux et notre goût pour le glitch art. Artiste touche-à-tout, il s’est fait connaître avec ses portraits de stars en emojis et compte déjà deux solo shows chez Steve Turner à son actif. Bref, entre la scène, les expos, et les clips sous forme de selfies, la performance du rappeur ne s’arrête jamais. Le genre de vie que Swizz Beatz aurait hashtagué d’un #artlife. Un truc à la Kanye West, qui avait tweeté : «Mes tweets sont une forme d’art contemporain» en mai 2016. Qui sait ?