Pourquoi le rap français enjaille les Etats-Unis ?
« Je veux montrer aux négros que le hip-hop est international ». 14 janvier 2017. Najib Mubashir, un californien de 24 ans, actionne sa webcam devant un mur punaisé de posters d’adolescents. « C’est parti. Niska, Commando. Du putain de rap français ». Le type grimace sur les premières notes. Déroutant. Il se marre. Dérouté. « Mais c’est quoi ça ? ». Puis, vite, il hoche la tête, bondit, gesticule. Commando, commando, bang bang bang bang bang. « Ce putain de beat ! Le beat est trop chaud. Son rap et son flow sont lourds». 782 239 vues. Un mois plus tard, rebelotte. PNL, Nekfeu (« Nekfou ») et Booba. 1 121 865 vues. La plus grosse audience de la chaîne YouTube IsTalkCheap. Najib se filmera encore comme ça quatre autre fois, s’enfiévrant sur du Lacrim, Sneazzy, Ninho, Sofiane, MHD ou Kalash Criminel. Dans la foulée, des dizaines d’autres « Reactions to French rap » jailliront sur la Toile, sur fond de jouissance un peu forcée. Il se passe quoi au juste, au pays de l’Oncle Sam, avec le rap hexagonal ?
Y’a plus de frontières. A l’ère du numérique, les distances se réduisent, les continents se rapprochent. Facebook, Twitter, Instagram, YouTube, Spotify, Soundcloud. Caisses de résonnance mondiales, bouche à oreille planétaire. Là-bas, voilà qu’on découvre nos rappeurs et que nos beatmakers s’exportent. Internet dope la notoriété auprès du grand public comme il facilite les échanges entre artistes. Sur YouTube, l’extrait audio du Tchikita de Jul cumule plus de vues (157 millions et des poussières) que le clip officiel de Do you mind de Dj Khaled, Nicki Minaj, Rick Ross, Future & co (un peu moins de 125 millions), publié un mois plus tôt. Les frenchies tiennent tête aux yankees et se manifestent aux yeux du monde. Y’a plus de frontières. La gloriette internationale de Booba et de PNL aura aussi aidé à la promotion du rap français à l’étranger. Le premier, émigré à Miami, est incontournable. Les seconds le deviennent, révélés outre-Atlantique par la couverture de The Fader et le line-up de Coachella, à défaut d’avoir pu s’y produire . Dans une moindre mesure, la profusion récente de collaborations franco-américaines aura eu pour mérite de témoigner de l’existence de la scène tricolore (Dosseh/Young Thug, Lacrim/Lil Durk & French Montana, Kaaris/Future & Gucci Mane, Gradur/Migos & Chief Keef, Joke/Pusha T …).
« Je ne comprends pas ce qu’ils disent mais je comprends le flow, je comprends la diction, je comprends l’instru derrière et la manière dont la voix s’accorde avec elle. », explique IsTalkCheap dans l’une de ses vidéos. Le YouTubeur commente et s’emballe pour le beat, les notes, la mélodie, les basses, le timbre, le phrasé, le débit. Des éléments de langage universels. Il saisit et retient les onomatopées et les gimmicks, tics sonores générationnels empruntés à la trap. Le « Bené bené » et le « Chico chico » de PNL, le « Commando » et le « Bang bang » de Niska ou le « Sauvage » de Kalash Criminel. Y’a un truc efficace et transnational dans la répétition, la ritournelle. Des formules rythmiques faciles qui captent l’oreille, embarquent, s’imprègnent. « On ne sait pas ce qu’ils racontent mais ces négros tuent tout ». La langue divise mais la musique rassemble. Y’a plus de frontières. Najib entend du $uicide Boys chez Nekfeu, du Young Thug chez Ninho, du gangsta rap chez Kalash Criminel et de la trap un peu partout. Sonorités familières qui ambiancent et exaltent. Les instrus françaises sonnent comme des productions made in USA. Ça ne les dépayse pas tellement, les kainris, alors ils approuvent, forcément. Dépassé, le temps où le rap français découvrait et suivait le mouvement américain cinq ou six années plus tard. Aujourd’hui, Internet favorise et accélère la transmission culturelle, offre un accès instantané aux tendances du moment. On n’est plus vraiment à la traîne. Mieux, on innove.
Le rap français évolue, la forme prime beaucoup plus sur le fond. On soigne la production, se dispute les meilleurs talents de la nouvelle école de beatmakers français, ces hommes de l’ombre propulsés dans la lumière qui impulsent le renouveau local : Astronote, Myth Syzer, Ikaz Boi, Therapy, Diabi, Hologram Lo’, Richie Beats, Yoroglyphe, Hugz Hefner, Dany Synthé … Des rejetons d’Internet biberonnés aux musiques du monde entier, qui composent leur propre grammaire, décomplexée, émancipée du modèle états-unien. On ne rougit plus. Les inspirations américaines sont absorbées, remâchées, digérées, puis mâtinées de pop, d’electro, de house, de soul, d’afro ou d’un truc un peu nouveau, non-genré. Des accords bruts ou aériens, industriels ou organiques, clinquants ou minimalistes, envoûtants ou abrasifs. Parmi les spécificités nationales, il y a l’afrotrap, popularisée par MHD. Un genre musical hérité du métissage français, une histoire de fusion entre rythmes trap et africains. IsTalkCheap y consacre son cinquième chapitre, ça le transporte tout de suite. Des airs festifs, réjouissants et dansants. De l’enjaillement pur que le corps ressent, exprime, chorégraphie. Une musique qui fédère et unit. Y’a plus de frontières.
« Depuis que Jay-Z et Kanye West ont fait Niggas in Paris, Paris est devenu la nouvelle Mecque », soutenait Brodinski auprès des Inrocks il y a trois ans. Peut-être. Peut-être qu’être célébrée par deux visionnaires et icônes du hip-hop a gratifié la ville, et par extension le pays, d’une légitimité artistique. Peut-être que le morceau nous a permis de jouir de leur aura. Peut-être qu’il a nourri le fantasme d’une terre Eldorado du luxe, du raffinement, du bon goût, de l’esthétisme.
Et puis peut-être que constituer le deuxième marché du hip-hop au monde force l’attention. Peut-être aussi que les amerloques se reconnaissent dans notre histoire, notre culture et notre diversité. Peut-être même qu’un jour, nous serons ceux qui donneront le tempo, les premiers battements, ceux qu’on copie, mais avec moins de retard qu’avant. Y’a plus de frontières.