La musique est-elle le liant qu’il manque à l’Union européenne ?
« Et tant pis pour ceux qui s’étonnent
Et que les autres me pardonnent
Mais les enfants ce sont les mêmes
À Paris ou à Göttingen.«
Barbara — Göttingen (1967)
L’année 2015 était peut-être la dernière année de l’histoire du rap français. Damso, Hamza, Shay, Roméo Elvis, Caballero, JeanJass… Les prouesses des rappeurs belges avaient achevé l’idée chauviniste qu’il ne pouvait exister qu’un rap français de France. Cette porte ouverte a pavé un chemin dans lequel commencent doucement à exister les canadiens francophones, les antillais et les suisses. C’est plus qu’un simple détail linguistique. Le rap français est devenu le rap francophone.
Avant cette « invasion », la Belgique avait déjà été la meilleure chose qui soit arrivée au type de rap le plus influent : le rap américain. Le vrai héros belge de la musique du XXIe siècle n’est ni Damso, ni Stromae — c’est un monsieur qu’on appelle Gol. En inventant le logiciel Fruity Loops (devenu FL Studio) dans les années 90, Didier « Gol » Dambrin ne s’imaginait pas qu’il emploierait à lui seul toute une génération de producteurs de musique. Derrière l’existence de styles emblématiques (la drill de Chicago, la trap d’Atlanta, le SoundCloud rap, …) se cachent les avantages techniques de ce logiciel développé à Gand, quelques kilomètres à l’ouest de Bruxelles. Metro Boomin, Boi-1da, Hudson Mohawke : ils sont tous passés par FL Studio pour façonner des tubes. Pourtant, en Europe comme en Amérique, ils sont peu nombreux à imaginer que de simples Belges aient pu à ce point changer le cours de la musique moderne.
L’influence européenne sur le marché de la musique de ces 20 dernières années est gigantesque. Les logiciels de création de musique assistée par ordinateur les plus réputés sont nombreux à être originaires d’Europe, qu’il s’agisse des allemands Ableton Live ou Logic Pro (plus tard racheté par les américains), ou des belges Image-Line (créateurs de FL Studio). Du software au hardware, on doit le module de correction de voix Melodyne aux Allemands de Celemony, les claviers Nord aux Suédois de Clavia, et le monde du djaying et du beat-making profite des prouesses des berlinois de Native Instrument en la matière (Traktor, Mashine).
Du hang suisse au theremin russe en passant par le piano italien, il y a toujours eu de la suite dans les idées pour l’expression des sons dans le continent. Les applications de musique disponibles pour les auditeurs sont également nombreuses à être originaires d’Europe. Le géant du streaming Spotify et la plateforme de partage SoundCloud sont tous deux originaires de Suède, les concurrents Deezer et Qobuz sont français, et Shazam, qui « devine » une chanson qu’on lui joue, a été créé à Londres. Outre les initiatives envers les niches de l’autrichien RedBull, l’organisation de la gestion des droits par la Sacem française ou le traitement de la santé des artistes par les anglais Help Musicians, les acteurs européens ont de nombreux arguments en leur faveur concernant les divers aspects du monde de la musique. Côte à côte, mais pas ensemble.
Entre 2016 et la semaine où j’écris ces mots, 21 chansons sont devenues numéro 1 aux États-Unis. Parmi lesquelles 3 étaient interprétées par des anglais (“Pillowtalk” de Zayn Malik, “Shape of You” d’Ed Sheeran, “Hello” d’Adele), auxquelles nous pouvons ajouter 4 impliquant des européens (« Love Yourself » de Justin Bieber écrit par l’anglais Ed Sheeran, « Panda » de Desiigner produit par l’anglais Menace, « Can’t Stop The Feeling » de Justin Timberlake produit par le suédois Max Martin, « Starboy » de The Weeknd produit par les français Daft Punk).
Depuis 2010, la cérémonie des Oscars a récompensé les anglais Sam Smith et Adèle pour leurs chansons accompagnant les films James Bond Spectre et Skyfall, et célébré les bandes originales composées par les français Ludovic Bource pour The Artist (2011), Alexandre Desplat pour The Grand Budapest Hotel (2014), les anglais Steven Price pour Gravity (2013) et Atticus Ross comme co-producteur sur The Social Network avec l’américain Trent Reznor (2010), et enfin l’italien Ennio Morricone pour The Hateful Eight (2015). Max Martin est le compositeur ayant eu le plus de succès dans l’histoire avec ses singles, devancé uniquement par deux anglais (John Lennon avec 26, Paul McCartney avec 32).
Pourtant, il n’existe pas de grand festival de musique exclusivement européenne, on observe avec espoir les chiffres du Billboard américain, et on espère gagner des Grammy’s parce que la seule récompense continentale disponible, c’est la poussiéreuse Eurovision.
Au delà du charabia de la technique et des classements, certains styles de musique sont surtout en train de briser l’ultime barrière : celle du langage. Les musiques électroniques ont pavé le chemin, ignorant depuis longtemps les frontières pour faire figurer sur les mêmes line-up de festival des DJ norvégiens, hollandais et portugais unis par leurs sons. Peu importe d’où viennent Madeon, Bjarki ou Kygo. C’est maintenant au tour du rap d’avoir de l’influence en dehors de ses propres frontières. La formule type beats & Auto-Tune habitue l’auditeur à des sons plus qu’à des sens, ainsi, qu’importe si l’on comprend les mots ou non, tant qu’on comprend l’ambiance. La snare trap empruntée au style de Young Chop dit la même chose dans toutes les langues.
Outre-Atlantique la langue différente empêche de moins en moins le succès. Pour des raisons démographiques, la musique en espagnol est enfin en train de s’imposer aux USA face à l’anglais (J Balvin, Luis Fonsi, Bad Bunny, etc.). Le succès n’est pas encore tout à fait au rendez-vous pour le français, mais la langue ne semble pas être un frein pour la musique de MHD, qui reçoit quasiment la même opinion dès qu’une publication anglophone évoque son style :
« L’artiste rappait en français, et, bien que je n’arrivais à comprendre aucun mot, j’ai automatiquement accroché. » — Natalie Meade pour le New Yorker
En Europe, on commence doucement à s’observer avec curiosité. Les vidéos de premières écoutes de découvertes de rap européen sont de plus en plus nombreuses. Des russes qui hallucinent devant Kaaris, des vidéos de comparaisons des différents raps européens qui attirent des millions de clics. Prenez un week-end quelque part dans le continent : vous entendrez du cloud rap façon PNL en Espagne ou de l’afro-trap façon MHD en Hollande, comme on entend en France Kekra flirter avec le grime et la 2-step comme s’il avait grandi à Walthamstow. Des Inrocks à Booska-P en passant par Clique, on s’intéresse et on se veut défricheur, être les premiers à avoir parlé de rap en russe, de rap en italien, de rap en grec.
Chez Spotify, on expérimente dans la playlist Cloud Rap : entre un morceau de Columbine et un de LayLow, vous aurez la surprise de découvrir “Giovane Fuoriclasse” de l’italien Capo Plaza, ou “Was du Liebe nesst” de l’allemand Bausa, numéro 1 sur la plateforme en Allemagne et en Autriche cet automne. De là à penser qu’après le rap français et le rap francophone, on se dirige vers le rap européen…
Si c’est le cas, on est au balbutiement de cette idée. Toujours chez Spotify, il n’y a pas une playlist 100% consacrée à la musique rap européenne. Si vous tapez « Europe », vous tomberez sur un best-of de ce groupe rock suédois des années 80. Là où l’Asie commence doucement à fédérer Chinois, Indonésiens ou Coréens autour d’initiatives telles que la chaîne 88rising, le rap européen manque d’union et de liens. La chaîne berlinoise COLORS qui rencontre un franc succès accueille des artistes internationaux, mais obtient ses plus grands chiffres de vues avec des européens (les espagnols Pimp Flaco, Kidd Keo). Il y a pour l’instant peut-être un frein du hit, puisque les rares featuring récents n’ont pas encore menés à d’énormes succès (SCH & Sfera Ebbasta, Niro & Ayesha Chanel, Nekfeu & Ed Sheeran). On sent pourtant une envie d’enfin se libérer des rigueurs des langages respectifs. L’anglais Big Shaq a du succès avec des onomatopées, le belge Hamza a un ratio français-anglais similaire à Christine & the Queen, et le français Lacrim parle espagnol comme si son album était co-écrit par Manu Chao. « Je ne sais pas ce qu’il a dit mais ça tue » est devenu un véritable argument.
La réflexion continentale est au coeur de l’action politique française. Ça n’aura échappé à personne ayant suivi l’investiture du nouveau président officieux de l’Union Européenne, se dirigeant, en marche, jusqu’au pupitre d’une scène installée devant la pyramide du Louvre le 7 mai 2017. Les premiers pas du nouvel élu des français ne se sont pas faits aux notes de La Marseillaise, mais à celles de l’adaptation en symphonie du poème de l’allemand Von Schiller par son compatriote Beethoven, dont le quatrième et dernier mouvement, est connu sous le nom d’Ôde à la Joie. Il s’agit, depuis les années 70, de l’hymne européen. Entre souhaits de facilitations de mouvements entre artistes européens façon Erasmus, mise en place de réunions G7 entre les pays européens les plus influents, le souhait d’un développement de pass culture inspiré par les voisins italiens… Les actions de la ministre de la culture, Françoise Nyssen, tendent fortement à renforcer les liens entre les différents acteurs de la création en Europe.
Les plateformes de streaming elles-mêmes ont l’air d’avoir senti la direction du vent, en décidant de se rejoindre dans la Digital Music Europe alliance. SoundCloud, Spotify, Deezer, Qobuz… ils souhaitent être ensemble afin de débattre des questions concernant le copyright, les données, et les aspects légaux, dans cette économie renaissante. En 2016, le marché de la musique enregistrée a gagné 4% en Europe, soit la croissance la plus élevée en deux décennies — croissance due majoritairement au streaming. Il y a de plus en plus d’utilisateurs européens, et il faudra s’armer pour résister aux américains Apple et Tidal, ou aux chinois de QQ Music, largement en avance sur le reste du monde.
« Depuis dix ans, les compagnies digitales de musique en Europe ont mené à la transformation de l’ensemble de l’industrie musicale. Rassembler ces compagnies pour créer DME est une grande opportunité de mettre en avant le leadership européen dans ce secteur, et d’inspirer d’autres entrepreneurs européens à créer une voix unique auprès des décideurs. » — Hans-Holger Albrecht, président de DME et CEO de Deezer
Le consensus autour de l’idée européenne est un pari difficile voire impossible, l’exemple du Brexit comme récent témoin. Tout comme le logiciel de création musicale Logic Pro, créé par des allemands, l’application anglaise Shazam vient d’être rachetée par Apple pour renforcer son poids dans le streaming & sa force dans le monde de la musique. Si l’Europe musicale avait été unie (et les conditions financières réunies, bien entendu), peut-être que Shazam se serait plutôt associé à un géant européen. Sans doute que la question n’a pas eu un quelconque poids : il n’y a guère de fierté européenne que lorsqu’il s’agit de parler de la Ligue des Champions où chaque année, les géants du continent se confrontent et offrent le meilleur spectacle dont est capable le football. Il y a pourtant certainement une fenêtre pour réussir à faire naître un même sentiment de grandeur grâce au monde du son.
Ce serait peut-être une occasion d’enfin lier des peuples qui n’ont pu se reconnaître dans leurs spécificités tant l’Union Européenne a été un mirage qui s’est avéré être un montage technocratique dès ses premiers pas. La faute à des rendez-vous historiques & humanistes manqués (telle la récente crise des réfugiés) ou à des principes démocratiques bafoués (tel le référendum français de 2005). Qu’importe la monnaie commune ou l’espace Shengen, de l’histoire partagée en Europe, on ne retient que trop souvent la guerre — tout particulièrement les deux conflits mondiaux du XXe siècle. Depuis le traité de Rome en 1958, on retient cette Union qui maintient les peuples éloignée de celle ci, sans être capable d’éviter les crises économiques ou sociales, sans trouver suffisamment de points d’accord.
Pourtant, avant de n’être qu’une problématique politique aux tenants et aboutissants vagues, l’Europe avait toujours su s’illustrer fièrement par sa culture. Les frontières des pays n’ont pas empêché Mozart de faire des tournées européennes plusieurs siècles avant que U2 ne le fasse, et le polonais Chopin interagissait par courrier avec le hongrois Liszt bien avant les premiers Erasmus d’écoles d’art à Cracovie ou Budapest… Nombreux sont ces artistes qui naquirent d’un côté d’une frontière pour conclure leur existence de l’autre, là où leurs talents furent célébrés : l’andalou Picasso s’est éteint dans les Alpes Maritimes après avoir passé l’essentiel de sa vie en France, et le thessalien De Chirico fut naturalisé italien — pays qui l’avait accueilli à l’âge de 12 ans.
L’art de vivre et de faire du continent a longtemps transcendé les frontières et inspiré l’admiration du monde, parfois de gré dans le cadre d’expositions, parfois de force dans le cadre de colonisations. Tellement de beauté accumulée au long des siècles, que le passé en est presque devenu un poids. Le continent est devenu musée où les touristes du monde entier viennent sans cesse contempler notre poussière, la consommer. Les penseurs, les humanistes, l’invention de l’imprimerie : il est vrai que de la grande brillance européenne, on retient surtout la lumière générée par l’éclat de la Renaissance, aux XVe et XVIe siècles.
La nouvelle Renaissance culturelle européenne, elle existe peut-être aujourd’hui, et elle passe par la musique, entre deux streams. Dans une Europe où il n’y a pas si longtemps, les passes du tchèque Nedved trouvaient le chemin des filets dans les pieds du français Trezeguet ou de l’italien Del Piero, on finira bien par danser à des festivals euro-centrés où se joueront des chansons d’Adele produites par Max Martin sur lesquelles Ennio Morricone fera des arrangements. Et où on entendra, dans le fond, des ad-libs de Niska.