Rappeurs et sneakers : une tumultueuse histoire de création
Avant d’être un classique du hip-hop, « My Adidas » fut en 1986 la preuve d’amour de rappeurs à une chaussure, la Superstar. Un témoignage de la considération que porte le hip-hop à la basket. Ce que DMC, Run et JMJ ne savent pas à ce moment-là, c’est qu’ils instaurent les prémices d’un business juteux. Pour la première fois, on se rend compte que le rap peut vendre des baskets. Conscients des enjeux économiques, les protagonistes sont devenus concepteurs à leur tour de modèles pour différentes marques, pour le meilleur, et souvent pour le pire. Des exemples qui poussent à se demander : les rappeurs font-ils de bons sneakers designers ?
Rap. DJing. Graffiti. Danse. Streetwear. Où est l’intrus ? Il n’y en a pas. Le clothing, l’apparel, qui définit l’accoutrement du b-boy, le swag du rappeur, la praticité des vêtements du graffeur, a toujours officieusement fait partie des piliers du hip-hop. Bien que situées à l’extrémité du corps, nos chaussures sont sûrement la pièce centrale de la panoplie du hip-hoper. Avant la casquette ou le hoodie, les sneakers sont imprégnées d’un symbole particulier, porté à son paroxysme dans la street culture. Les dealers des ghettos new-yorkais affichaient leur réussite autant par leurs gigantesques chaînes en or que par la clarté de leurs Air Force 1 neuves, les changeant donc au quotidien. Comme la AF1 justement, la Puma Suede, la Superstar d’Adidas, la Chuck Taylor, de nombreux modèles de basket perpétuent un statut iconique acquis grâce à cette culture. La culture « kicks » s’affiche sans complexe depuis plus d’une décennie, de MTV Cribs à Instagram, en passant par la rubrique Celebrity Sneaker Stalker du site NiceKicks ou les vidéos de shopping présentées par Joe La Puma de Complex.
Les rappeurs ont toujours eu une relation fusionnelles avec leurs paires. Quoi de plus normal alors, après tout ce temps, qu’ils ne deviennent les propres concepteurs de leurs souliers. Un changement qui se dessine en plusieurs étapes, qu’il est difficile de ne pas associer directement au concert du Madison Square Garden et le contrat offert par Adidas à Run DMC qui en résulte. Après cet événement le mariage – commercial – du rappeur et de la basket devient une issue inéluctable. Fabolous, Jim Jones, Maklemore, Game… Aujourd’hui, des tas d’emcees et producteurs se revendiquent sneakers addicts ou sensibles à une certaine idée de la mode. Des artistes comme Wale, DJ Khaled sont de véritables pointures reconnues dans le domaine, et sont devenus des leaders d’opinions.
Il existe plusieurs situations qui amènent un artiste à être sollicité par une marque de chaussures. Les cas les plus répandus concernent une implication plus ou moins grande du rappeur, dans le processus de création. Dans une collaboration, en plus du design, les deux partis s’appuient l’un sur l’autre et la marque utilise la notoriété de l’artiste pour vendre son modèle. Cette association peut isoler l’utilisation d’une personnalité pour qu’elle prête son image et simplement faire la promotion d’un modèle sans en imaginer le design. Le contrat de sponsoring, plus souvent utilisé avec les athlètes, a pour but de créer une signature shoe portant le plus souvent le nom de l’entité qui l’a sponsorise. Un type de contrat qui tend à s’installer dans le domaine de la musique depuis peu.
Ils sont plus d’une cinquantaine de rappeurs de plus ou moins grande envergure à avoir eu leur paire. Inutile de se mentir, la plupart n’assumerait pas leur choix aujourd’hui. Force est de dire qu’un artiste, aussi bon soit-il sur un beat, n’est pas toujours aussi efficace quand il s’agit de penser un modèle. L’essence et la raison d’exister de la sneakers est l’activité sportive. On connaît l’histoire, elle a été adoptée par une frange de la population et s’est peu à peu exportée dans la rue pour devenir un outil lifestyle, puis tendance. Après un premier cycle où le sportif était le prescripteur incontestable, on est passé à une période où ce sont les artistes du monde de la musique qui dictent les tendances. Depuis peu, on est entré dans une nouvelle ère où ce sont ces mêmes artistes qui (re-)pensent et créent les chaussures.
Rappeurs/sneakers : un mariage pour le meilleur et pour le pire
Les rappeurs, qu’ils soient Français, Américains ou Japonais, ont toujours fait preuve de mauvais goût. Bijoux gigantesques, outfits aux imprimés curieux, mélanges douteux de marques haute couture avec du streetwear, les exemples sont légions. Les sneakers évidemment ne dérogent pas à la règle. Ces vingt dernières années ont été un véritable défilé d’échecs podologiques pour trop peu de réussites. Si Run DMC est parvenu, sous l’impulsion et l’ingéniosité de son manager de l’époque Lyor Cohen, à séduire leur marque favorite en 1986, ce n’est pas le cas pour tous. En 2002, Nelly sort « Air Force Ones », un hymne dédié au fameux modèle de la marque à la virgule. Pourtant, sûrement faute de réel retour de Nike (mis à part le raté Air Derrty en 2003) , c’est une paire de Reebok que le leader des St. Lunatics créera trois plus tard. Le résultat se nommera la Derrty One. Un nom qui fait à la fois référence à l’accent du Midwest dont est originaire Nelly, qu’a son modèle d’inspiration, la Air Force One, dont elle une pâle copie. Intronisée comme le produit star de la marque à sa sortie, elle finira sa vie commerciale bradée à 20 dollars US dans les rayons soldes.
Deux ans auparavant la Derrty One, Reebok souhaite s’acheter une « street credibility » avec sa campagne « I am what I am ». À ce moment-là, la marque anglaise devient la première enseigne sportive à faire signer un deal à un non-athlète en la personne de Jay Z. Avec plus de 10 000 paires en quelques heures après sa sortie, la S. Carter devient la chaussure la plus rapidement vendue de l’histoire de la marque. La même année, la G Unit de 50 Cent sera elle aussi un important succès commercial. Une preuve que ce « naming » est un facteur vendeur, encore plus dans le hip hop, ou l’identification du public, souvent assez jeune, est très forte. Au tournant des années 2000, la marque identifie déjà bien les problématiques comme l’assure KeJuan Wilkins, porte parole de Reebok à l’époque : « Ces deux modèles ont très bien marché pour nous. Mais la S. Carter et la G Unit ne sont pas des chaussures de performance sportive, ce sont des produits lifestyle. Ses acheteurs sont plus intéressés par les tendances mode que par la notion de sport. » Malgré leur succès commercial phénoménal, la S .Carter et la G Unit restent des créations assez médiocres. Chacune d’entre elles ont très mal vieilli, ce qui explique qu’elles n’aient jamais été rééditées depuis. Finalement de cette double signature pour Reebok, le meilleur souvenir restera sûrement ce freestyle issu d’une publicité aussi inattendue que symbolique entre les deux New-Yorkais.
Plus tendance qu’autrefois, la basket devient l’empreinte du style en milieu urbain, un moyen d’expression. En ce sens le début des années 2000 marque la fin d’une ère où les principaux prescripteurs furent le plus souvent des sportifs, pour laisser place aux rappeurs. Autrefois à la recherche du dernier modèle porté par Bo Jackson, Michael Jordan et autres Charles Barkley, on est désormais inspiré par le rappeur du moment, qu’il soit Jay-Z, 50 Cent ou encore Lil Wayne. Ce dernier, à l’aube de sa phase de skateur de laquelle il n’est toujours pas ressorti, a tenté d’instaurer un nouveau lifestyle en travaillant avec Supra sur plusieurs modèles (Chimera, Skytop, Vaider…). Mais la mayonnaise ne prendra et ne passera pas l’année, au grand désarroi de la marque de skate, désireuse de s’imposer comme une enseigne influente dans le shoe game, un statut qu’elle peine encore à acquérir. Parfois ce sont des marques au passé glorieux qui tentent de retrouver un peu de leur rayonnement d’antan en faisant appel à des rappeurs liés à l’esprit de l’entreprise, comme lorsque Pony joue la nostalgie en remettant le sort de ses créations aux stars Westcoast Snoop Dogg ou Nipsey Hussle.
Les rappeurs et leurs extravagances. Les marques et leurs ambitions. Parfois le mélange est difficile à amalgamer, et le résultat s’en ressent. Même des années après. Difficile en effet de ne pas s’interroger sur les intentions de la marque Lugz lorsqu’elle prête les clés de son atelier design à Birdman, ou encore sur l’idée qui passe par la tête de la firme FILA en choisissant l’éphémère Hurricane Chris comme créateur. La similitude est curieuse et poussée au ridicule entre les deux spécimens nés de l’imagination des rappeurs, des deux marques et celles des chaussures Gucci. Sans conteste le fond de la honte, le bout du chemin de la perdition dans la création de sneakers. Il existe aussi le cas inverse où des marques obscures cherchent à gagner en notoriété en faisant appel à des artistes de renom.
Des rappeurs dont on doute qu’ils soient réellement impliqués dans le processus créatif tant le design laisse à désirer : Soulja Boy et ses godasses multicolores Yums pompées sur Bape/Ice Cream/AF1, Xzibit et ses hybrides mi-shoes mi-wheels Dada Spinners qui surfent sur le succès du show « Pimp My Ride ». Même une légende comme Nas s’est laissé aller au faux pas avec 310 Motoring et sa ligne de chaussures nommée Disciple (2007), dans laquelle il a eu une grande implication dans le département design. L’auteur d’Illmatic justifie sa démarche : « C’est de la customisation, il s’agit d’exprimer son propre style. La collection Disciple est née de cet esprit. Je suis excité de designer une ligne qui respecte que nous sommes uniques, que nous sommes ici pour célébrer notre diversité, nos racines, notre histoire. » Produite en édition limitée, la Disciple témoigne elle aussi d’un amour pour la AF1 ainsi qu’une attirance pour les marques de luxe. Deux ans plus tôt, c’est Game qui collabore avec la même marque et sort une chaussure toute aussi laide, « The Hurricane ». Ces réalisations médiocres prennent sens quand on découvre que 310 Motoring est une sous-division du géant américain Skechers… Généralement peu adopté par les connaisseurs, ces modèles arrivent à se vendre assez bien car compensés par la popularité des artistes co-signés.
Parfois, le contexte… Peu de temps après son départ de Roc-A-Fella en 2007, le businessman Damon Dash, propriétaire d’une licence d’exploitation au sein de la marque Pro-Keds, souhaite remettre la marque au goût du jour. L’ex-associé de Jay-Z échouera dans sa tâche et sera rapidement sorti de l’entreprise un an après. Parfois, la conception d’une paire s’explique par des raisons différentes. En pleine période de récession, c’est le sneaker addict et leader du, alors encore actif, Terror Squad, Fat Joe, qui s’attelle à créer une chaussure qui puisse être acheter par les familles défavorisées. « J’ai des milliers de sneakers et je suis un gros collectionneur, mais je voulais que ma paire soit quelque chose d’abordable pour les enfants. À cause de la conjoncture économique, beaucoup de gens n’ont pas les moyens de s’offrir des baskets à 200$. Avec cette paire les enfants n’ont pas à s’inquiéter du portefeuille de leur père et mère à 34.99$ » explique le rappeur originaire du Bronx lors de la présentation de la chaussure en 2009.
Quid de la France dans tout ça ? Comme on peut l’imaginer, les exemples sont maigres. Malgré son succès populaire dans les ventes, aucune marque ne s’est risquée à confier son image et ses créations à des rappeurs. Pas assez corporate, le rap souffre trop longtemps de son image trop subversive, ou peut-être simplement du manque d’envergure des artistes nationaux. Lacoste (Missouri 85), Reebok (Classic, Exofit, Fitness…), Adidas (Stan Smith), Nike (Air Max, Cortez, TN…), les modèles classiques ne manquent pourtant pas dans les quartiers français. Comme souvent l’exception qui confirme la règle en matière de rap, c’est Booba, qui le premier réalisera une collaboration d’envergure en 2008 avec un grand équipementier dont il se ventera sur le morceau « Marche ou crève ». L’homme du 92i fait partie des nombreux artistes dans le monde à avoir le privilège de revisiter la Air Force I pour une campagne nommée 1World. Dans cette collection où l’on peut retrouver diverses célébrités telles que Rio Ferdinand, QuestLove, Kaws ou encore Busy P et So Me, le travail de B2O ne fait pas tâche, loin de là. Fabriquée en matériaux premiums et limitée à 176 exemplaires, la chaussure rouge, sa couleur préférée, contient un tatouage au laser dessiné par son ami et ancienne « tattoo artist » Laura Satana, ainsi qu’un drapeau du Sénégal sous la semelle.
La jurisprudence Kanye – Fashion Over Performance
Les années 2010 sont celles de l’émancipation. Cette période coïncide avec les premières fois : premier vrai créateur issu du rap, premier vrai contrat sponsoring pour un rappeur. Le rapport de force est inversé, le rappeur devient véritablement décisionnaire au sein d’une marque et sur le produit fini. Ce changement est personnalisé par une entité : Kanye West. De faire-valoir lifestyle, la basket est devenue un objet high-fashion, portée sur les tapis rouges par les stars du hip-hop, mais pas que… Le Chicagoan, doté d’une sensibilité accentuée à la mode et d’une audace à toute épreuve, a su forcer les portes autrefois fermées et élargir le champ d’action de l’artiste urbain. Il fait une entrée fracassante dans le sneaker design en 2009 quand il crée trois modèles pour Louis Vuitton et lance la même année la Yeezy première du nom. Le success-story sous la bannière Nike continue en 2012 avec les Yeezy II. Paradoxalement, la Red October, dernière Yeezy réalisée chez Nike est certainement la plus populaire, elle sortira après son départ pour Adidas.
Attendu au tournant après son départ de Nike pour Adidas, le « producer-turned-rapper-turned-stylist » aurait lui-même à l’époque avoué à un journaliste de Sneakerwatch qu’il pensait que ses Adidas n’attireraient pas la même attention que ses Nike l’avaient fait. Mais c’est sans compté sur le génie et l’influence de l’artiste, autant sur ses fans que sur les célébrités. Malgré cette réussite symbolisée par les différentes Yeezy Boost, Kanye se retrouve aujourd’hui confronté à des critiques sur son travail et notamment au sujet de la gamme de prix de ses collections, en désaccord avec ses aspirations de départ qui visaient à être abordable pour le grand public. Hate it or love it, le succès de Kanye engendre indirectement l’éclosion de nouveaux postes et redistribue les cartes.
Swizz Beatz incarne une autre facette de ce changement. L’ancien architecte sonore du collectif Ruff Ryders a lui aussi exporté ses talents vers la mode puisqu’il a intégré Reebok en tant que directeur créatif en 2011, puis il prendre le poste de vice-président du pôle sport, design et musique de la marque. Celui qui est aussi actuellement dans le board de la société Monster défend ardemment le talent son ami : « Kanye est un génie incompris. Peu importe la création qu’il fait, je la respecte car il y met sa passion et son temps. Il est le seul dans son registre. Un architecte incompris… Kanye est a la musique ce que Ralph Lauren est à la mode. Il est à la mode ce que Dre est à Beats, ce que Pharell est à « Happy », ce que Swizz est à « Ruff Ryderz anthem ». Kanye West est unique. On n’en aura plus jamais d’autres… Nombreux sont ceux qui le critiquent ou lui manquent de respect à cause de sa passion. Il est assez courageux pour le faire. Des tas de gens se cachent, mais espèrent faire ce qu’il fait. Kanye est le meilleur des meilleurs. »
Avec son travail sur les marques Billionaire Boys Club et Ice Cream, pour ne citer qu’elles, Pharrell a longtemps fait office de « fashion leader » dans le hip-hop, le véritable « OG » à ce niveau, c’est lui. Mais on ne peut s’empêcher de penser que l’acquisition de Kanye quelques mois plus tôt à joué dans la décision d’Adidas d’accueillir le leader de N.E.R.D. La particularité de ce deal permet à Pharrell de devenir le premier designer de la marque a déjà avoir sa propre entité (Bionic Yarn, qui fabrique du textile issu de bouteilles en plastique recyclées, qui sera utilisées dans les prochaines collections Adidas). Le producteur, comme Kanye, justifie son choix par la grande latitude d’expression et la confiance que l’entreprise allemande laisse à ses créatifs : « C’est une incroyable opportunité de travailler avec des gens inspirés qui comprennent d’où je viens et respectent mes goûts tout en aillant accès à de la technologie de pointe et une marque avec une histoire incroyable. » Pharrell et Kanye, deux paris gagnants à en juger par le revival considérable des modèles Superstar et Stan Smith pour le premier, et le succès de la série Yeezy Boost pour le second. À la différence de Nike adepte du contrôle, friand de sportifs, peu enclin à laisser les clés de son atelier de création aux artistes, et soucieux de son image basée sur la performance, Adidas se place dans une démarche plus « fashion » et focalisée sur le lifestyle, sélectionnant des personnalités sensibles aux tendances mode et reconnues pour leur style. Derrière Kanye et Pharell, on retrouve ASAP Rocky, Big Sean, Nicki Minaj, Pusha T ou encore Rita Ora.
Yeezy Out, Dreezy In. Kanye parti, c’est Jordan Brand qui pique la recette Nike en faisant de Drake et son collectif OVO l’un de ses nouveaux porte-drapeaux, espérant surfer sur la hype de l’artiste le plus en vogue depuis un moment dans le hip-hop. Ailleurs, entre les collaborations de petites marques émergentes ou sur le retour et des légendes du game comme l’association entre le « Chef » du Wu-Tang Raekwon et la marque italienne Diadora, ou le producteur Just Blaze qui collabore avec Saucony ; le business de la sneaker a repris de plus belle depuis l’ère Kanye. Même Puma, une marque qui a longtemps boudé les célébrités qui ne sont pas issues du sport, s’y met par l’intermédiaire des collections textiles et baskets de Vashtie ou Rihanna.
Parfois, le vice est poussé jusqu’à l’excès comme le montre le résultat de l’alliance entre Theophilus London et la marque de luxe Del Toro, mais les projets sont inscrits dans un plan cohérent et mieux travaillé que par le passé. Mais en réalité aujourd’hui, les vraies créations de rappeurs sont rares, le design est laissé aux designers couturiers (Jeremy Scott, Yohji Yamamoto, Raf Simons…) ou aux traditionnels sneakers designers spécialisés (Tinker Hatfield, Bruce Kilgore…). La différence maintenant, c’est que les marques semblent mieux cibler les artistes avec lesquels bosser, que ce soit une histoire de goût artistique, de sens de la mode, ou de notoriété. Et c’est peut-être mieux comme ça…