Le réalisateur Barry Jenkins nous raconte Moonlight

Meilleur film dramatique aux Golden Globes et nominé dans la même catégorie aux Oscars prochains. Moonlight, film-évènement de la fin d’année 2016 aux USA, croule sous les nominations et les récompenses, ne saurait tarder à faire parler de lui dans l’Hexagone. À la tête de ce projet, Barry Jenkins signe son deuxième long-métrage inspiré par la pièce In Moonlight Black Boys Look Blue de Terell Alvin McCraney. Le film suit le parcours de Chiron dans sa quête d’identité sociale et sexuelle dans l’environnement hostile que représente Miami, de son enfance à l’âge adulte. Une chronique en trois actes qui illustre de belle manière les questions de l’homosexualité, de l’affirmation de soi et de la drogue dans la communauté noire américaine. Rencontre avec le réalisateur qui s’exprime avec sincérité sur sa vision de l’œuvre originelle, de l’évolution du film black US, ou encore de la difficulté pour sa mère, ancienne toxicomane, à se voir retranscrite dans ce film.

Photos : @RickRence

L’inspiration

Le film diffère de la pièce originale au niveau de sa structure. Elle n’est pas divisée en 3 parties, mais au cours de 24 heures, on alterne un moment avec chaque personnage dans un rythme de : 1,2,3. 1, 2,3… sur 24 heures. La pièce s’arrête au coup de téléphone de la troisième partie, le héros ne revient pas à Miami pour revoir Kevin au restaurant. C’était une création, une addition à la pièce.

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Le casting

On voulait trois personnes différentes pour jouer le personnage principal. Une des chansons du film parle de la façon dont la société dicte comment ils doivent être. Un gars ne marche que de cette façon, ne doit regarder un autre garçon que de cette façon… Je ne voulais pas de trois personnes qui se ressemblent physiquement mais qui véhiculent une même spiritualité dans leurs yeux. Quand tu vois l’affiche du film ce sont leurs yeux qui les connectent, ils ont le même « feeling ».

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Les trois acteurs principaux n’étaient pas autorisés à se voir. Les Kevin aussi étaient trois, et n’étaient pas autorisés à se voir non plus. La seule personne qui les a tous rencontrés c’est Paula (Naomie Harris), qui est dans un certain sens le roc de ce film. Je voulais que le public saisissent notre intention de conserver une constante au milieu de ces trois différentes personnes. Elle fonctionne comme un point d’ancrage, un phare pour le héros ; car même si Kevin est tout autant présent, il évolue également.

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Naomie Harris refusait de jouer une junkie afro-américaine

Je n’ai pas dis grand-chose, je respecte sa position. Je ne suis pas une personne qui croit aux images positives ou négatives, j’aime que les images parlent d’elles mêmes, qu’elles disent la vérité, et la vérité peut être moche des fois. C’est mieux que de créer de faux semblants et de fausses images de positivité. Je n’ai pas essayé de la convaincre, je lui ai juste expliqué que je comprenais d’où elle venait. J’hésitais même à écrire son personnage ; il y a une version de ce film qui fonctionne sans lui. Il y a des gens – pas tant que ça – qui se disaient « ton personnage est pauvre, noir, gay et sa mère est addict à la cocaïne ! Y’en a un de trop ! » Mais c’est ma vie et celle de Terell, et enlever cet élément aurait été enlevé de l’authenticité et je n’adhère pas au concept de honte ou de politiquement correct. Donc tout ce que je lui ai dis c’est : « Tu ne joues pas une crack addict, tu joues ma mère, c’était une vraie personne qui a souffert d’une addiction. » Et elle a fait son analyse seule et elle a fait le job. Est-ce mon rôle en tant que réalisateur de convaincre un acteur de jouer un rôle ? Elle doit se convaincre elle-même, comprendre pourquoi elle veut jouer ce rôle. C’est ce qu’elle a fait, et de belle manière. Et j’en suis heureux.

Le cinéma black US en 2016

J’aurais aimé faire le film plus tôt ! Je ne pense pas que ce soit seulement cette année, mais comme la précédente avec Ryan Coogler qui a fait Creed, Ava DuVernay avec Queen Sugar, Straight Out Of Compton… il y a eu du bon ! Cette année il y a eu Atlanta, Insecure, Underground, des tas de trucs. Ce que je vois c’est la fin d’un parcours de 8 ans avec un président noir aux USA, ce qui n’était jamais arrivé avant. Ces films se font en 3 ans et demi, donc à un certain point dans cette nouvelle ère, toutes ces histoires autrefois limitées ont été délivrées. Je pense que des oeuvres comme Insecure ou Atlanta n’auraient pu arriver que ces 8 dernières années. Et je pense que Moonlight aussi. Plan B qui est producteur de ce film, est aussi à l’origine de Selma et 12 Years a Slave. Je fais peut-être une connexion trop forte mais je pense que cette atmosphère a quelque chose à voir avec tout ça. Je sais que vous allez me demander pour Trump, mais j’espère qu’on va continuer dans cette direction. Mais ne demandez rien sur Trump quand même [rires, ndlr] !

La BO du film

J’ai essayé au maximum de choisir moi-même. J’ai d’abord entendu la chanson d’ouverture du film [Every Nigger is A Star de Boris Gardiner] sur l’album de Kendrick Lamar. Quand je l’ai entendu et étudié le sujet de la B.O. dans un film de Blaxploitation je suis tombé amoureux de l’idée d’ouvrir un film en plantant un drapeau. Je voulais que les gens sachent que c’est un film de noirs, fait par un réalisateur noir, joué par des acteurs noirs, dans une communauté noire ! Je voulais vraiment être clair sur la perspective du projet. Et je pense que cette chanson était le meilleur moyen de faire ça.

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« Pendant 25-30 ans, Spike Lee a du tout faire, il a quasiment porté sur ses épaules toutes les facettes de l’expérience noire américaine. Et maintenant il y a tellement de réalisateurs qui racontent leurs expériences, que plus personne n’a a tout porter seul. »

Le casting entièrement noir

Je n’ai pas de problèmes avec ça car je n’ai pas connu de blancs dans ma vie avant d’entrer à l’université ! Il n’y avait pas de blancs dans ma vie, ni dans mon film par extension. Il aurait fallu créer des personnes blanches, et les placer à Liberty City, ce qui n’aurait eu aucuns sens. Ça n’a jamais traversé ma pensée, ça m’a même surpris qu’on le mentionne, car je m’en suis rendu compte sur le moment. Ce n’était pas un but ou une intention, c’était juste en accord avec le monde du personnage.

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Le blocage de sa mère qui n’a pas vu le film

On avait loué un ciné pour ma mère et ma sœur, dont je suis très proche, pour qu’elles puissent voir le film avant sa sortie. Trois jours avant, ma mère décide qu’elle n’ira pas voir le film, ce que je comprends. Et j’ai demandé à ma sœur : « Mais tu vas aller le voir toi ? » et elle m’a répondu « Non… On va attendre qu’il sorte en DVD ». Mais bien sur quelques jours après, ma sœur est venue et a vu le film. Je savais qu’elle le ferait, et elle a adoré. Mais quand elles ont décidé de ne pas voir le film, c’était assez pesant, j’étais peut-être blessé… je ne sais pas. Mais je comprends pour ma mère, elle ne devrait pas avoir à revivre tous ces trucs. Elle a vécu une vie difficile, et lui demander la permission de faire ce film était déjà un bel effort. Je pense qu’elle le verra un jour, mais pas dans un cinéma, avec des étrangers dans la pièce. Mais elle lit et regarde chaque interview que je donne, ça l’obsède. Je pense que voir quelqu’un d’autre jouer votre personne est vraiment différent. Vous avez déjà vécu une séparation ? Imaginez-vous quelqu’un jouer votre rôle pendant une séparation. C’est dur frère ! Et multiplie ça par 8000 !

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Le succès inespéré du film

Je n’attendais pas autant d’intérêt, non. C’est cool ! je suis extrêmement touché, c’est magnifique. J’ai vécu cette histoire, et j’ai le sentiment qu’un enfant qui grandit là où Chiron a grandi, ne finit pas avec un Golden Globe. Un enfant qui a grandi là où Chiron a grandi ne se fait pas nominer aux oscars ! [Tapant du poing sur la table en bois] Mais peut-être que si finalement ! Mic Down !

Moonlight – Sortie Mercredi 1er février 

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