Rejjie Snow, de Dublin et au-delà

La musique du prodige Irlandais prend directement aux tripes, aux sentiments. Agressive et calme, âpre et douce, à la fois. Les arrangements sont bruts, les sensations amplifiées, le discours sincère. Rejjie Snow s’attaque, sans filtre, aux travers de notre société. Fustige, sans tabou, le conservatisme des institutions hip hop. S’étant détaché de toute frontière idéologique, de toute barrière artistique, Rejjie propose un univers libre. Volatile. Une bouteille envoyée à la mer, qui voyage aux quatre coins du globe, jusqu’à mettre pied à terre. Un pied à terre qui prendra la forme de Dear Annie. Futur premier album pour l’enfant de Dublin.

Au commencement du commencement

Pour se faire une première idée de l’objet musical non-identifié Rejjie Snow, il est essentiel d’aller jeter un oeil du côté de son ancien alter-ego, désormais délaissé, Lecs Luther. « Lecs Luther ». Un pseudo machiavélique, démoniaque. Mix entre Lex Luthor et Hannibal Lecter. Un psychopathe, principal ennemi de Superman et un cannibale au sang glacial : l’Irish se réclame des deux énergumènes – d’un point de vue allégorique. Rassurant. Son crime inaugural s’intitule Fish & Chips. Du célèbre plat dont raffole les britanniques, à base de poisson frit, assorti de frites. Alors âgé de 19 ans, Luther met une musique sur ce pseudo tout droit sorti des enfers. Fidèle à l’imaginaire tordu, torturé du jeunot décomplexé, elle est inquiétante, angoissante, oppressante. Les productions proviennent de diverses contrées, de diverses époques. Du jazz dense et intense du Memphis des seventies/eighties. Teintées du hip hop new old school de la côte Est, imagé et métaphorique. Et enfin, proches parfois de l’expérimentation, entremêlant rock et house britannique. Un ensemble déjà très précoce, très mature. Toujours mélodique. Que ce soit grâce à un saxophone, une flûte ou une trompette, la mélodie instrumentale est omniprésente chez Rejjie. Si bien qu’elle peut rappeler la touche Madvillain. Le rappeur irlandais jouant le rôle de MF Doom, déballant, en toute aisance, son storytelling prenant. Cinématographique.

Afin d’apprécier ce monde fictif, il faut remonter quelques années en arrière, aux événements qui lui ont permis de devenir un homme. Et un artiste. Premier électrochoc : la rencontre avec Pharrell Williams, l’une de ses plus grandes inspirations. Alexander Anyaegbunam (à l’état civil), 12 ans, bousillé de rap US, assiste, yeux écarquillés, au concert de Pharrell. Dès lors, son destin est scellé : “J’étais au premier rang, je connaissais les morceaux par coeur. Il le remarque et me fait monter sur scène pour entonner Rockstar. Après le show, j’étais convaincu d’une chose. Devenir musicien”. Pas seulement rappeur. “Musicien”. À l’image de son idole, Alex s’acquitte de tout interdit. Ainsi, il n’hésite pas à s’inspirer de tous horizons. Sans plafond de verre, – dès Lecs Luther – Snow ne cesse de tenter de se dépasser. Un essai qui révèlera l’un de ses atouts les plus précieux : savoir se renouveler à n’importe quel moment. Indéfiniment.

Fidèle à l’enrichissement perpétuel de l’existence, Rejjie ne stagne pas. Toujours en progression. Toujours en évolution. Le Dublinois s’efforce de regarder en continu vers l’avant. Apprendre de ses erreurs et revenir plus fort. Encore et encore. Ne jamais se reposer sur ses lauriers. “Nous ne nous baignons jamais deux fois dans le même fleuve” disait Héraclite, philosophe grec de l’Antiquité. Énoncé applicable au talent de Dublin : nous n’écoutons jamais deux fois le même Rejjie. Une culture du mouvement illustrée par la réincarnation de Lecs Luther en Rejjie Snow; Luther laissant transparaître la future identité de l’artiste, affranchi de toute limite. De tout frein. Cette liberté est également accompagnée d’une solide confiance en soi. Une assurance que l’on retrouve dans sa musique, affirmée et brute.

Son identité musicale forte se traduit, entre autre, par une réaction face à un aspect marquant de son enfance. Plus jeune, Alexander, était le seul noir de son quartier, Drumcondra. Confronté au racisme, infantile mais si destructeur, il a dû s’inventer un univers chimérique qui coupait tout pont avec ce quotidien. Un personnage imperméable aux insultes, crachats et autres réflexions blessantes. D’où cette assez haute estime de lui-même. Un amour individuel, peut-être à la frontière de l’égoïsme, pourtant si nécessaire à la résistance sociale. À la survie morale.

Rejovich, première esquisse du Rejjie Art

Le développement de Snow connaît un bond déterminant lors de son aventure aux États-Unis. Débarqué de son Irlande natale, il se retrouve dès 16 ans au pays de l’Oncle Sam. Arrivé à Los Angeles, il rencontre rapidement le collectif Odd Future. Mené par l’excentrique Tyler The Creator. Snow se lie d’amitié avec l’un des membres les plus prometteurs mais aussi l’un des plus tourmentés : Earl Sweatshirt. L’influence de Tyler et d’Earl se ressent davantage sur son premier EP en tant que Rejjie Snow, Rejovich. La ressemblance quant au timbre de la voix ou le rythme du flow, est parfois troublante. Mais n’y voyez pas une pâle copie. Rejjie ne s’abaisse pas à ce genre de concession. En 2012, après un semestre en Floride, il quitte l’université et rentre à Dublin pour se consacrer à la musique. À la création. Un printemps plus tard, sort donc Rejovich.

Fish & Chips est lâché quelques mois auparavant, toutefois la différence est flagrante. Le renouveau est qualitatif, presque immédiat. Le format est allégé – avec seulement cinq tracks – pour un résultat, à l’inverse, plus imposant. Aussi bien au niveau de la production que dans la maîtrise de son phrasé, si rabelaisien. Alexander a manifestement passé un cap. Les prémisses que l’on pouvait entrevoir sur Fish & Chips se précisent. Les traits de caractère du personnage Rejjie Snow se dessinent : un aplomb bluffant, une folie à intermittence, frôlant quelquefois celle de Danny Brown, un humour noir qu’envieraient Vince Staples ou Tyler, avec, en prime, un avis assez tranché sur la mode (Rejjie a vraisemblablement un faible pour Gucci). « Pissing on a rapper in Gucci loafers assassin / Milky blacky black North Face » « En train de pisser sur un rappeur en mocassins d’assassin Gucci/ Renoi chocolat au lait avec une North Face noire (…) » « He once killed a rapper with his dick / I mean a microphone, the metaphor’s a human clone » « Une fois il a tué un rappeur avec sa b***/Je veux dire son micro, métaphore pour désigner un clone », lâchait-il pour le morceau éponyme Snow.

Néanmoins ce serait manifestement réducteur et maladroit de résumer le talent dublinois à ces quelques remarques. Ce premier projet démontre une polyvalence précieuse, conscientisant son propos. I’m Marcus Garvey when I’m sipping on Baccardi argh/I’m Doctor King when I’m trying to fucking sing argh / I’m Malcom X when I’m saying I’m up next” “J’suis Marcus Garvey quand je sirote du Baccardi argh/J’suis Docteur King quand j’essaie de chanter argh/J’suis Malcolm X quand je dis que je suis le suivant” sont entremêlées de références à la lutte pour les droits civiques et aspirations personnelles. L’actualité – tragique – n’y échappe pas non plus, notamment avec le track « Loveleen« , hommage à Trayvon Martin, jeune afro-américain de 17 ans tué par balle en 2012 Another young boy in a grave/With his picture on my shirt” “Un nouveau jeune noir dans un cercueil/Avec son visage sur mon T-Shirt”. Un hommage musical qui trouve sa résonance à travers les mouvements “Black Lives Matter”.

Le Rejjie Art est pluriel, tantôt satirique, ironique, obscur, tantôt sérieux, engagé, révolutionnaire. Révolutionnaire, à bien des égards. Son auteur déteste les normes et le conformisme des individus. Admirateur de Michael Collins, politique irlandais qui s’est battu corps et âme pour l’indépendance de son pays, Snow veut sortir du lot. Tirer son épingle du jeu. Montrer la voie aux asservis et aux indécis. Peu importe les conséquences. Peu importe les répercussions. “Je respecte n’importe quelle personne morte pour une cause”, sonnant comme un axiome élémentaire.

Pas Dear Annie mais presque

Fruit de l’union entre un Nigérian et une Irlando-Jamaïcaine, Snow se devait, plus que de défendre, promouvoir sa négritude. Mettre en avant un héritage culturel vaste. Riche. Tout en évitant le trépas du rejet de son patrimoine occidental. Rejjie est irlandais et fier de l’être. Le revendique sans état d’âme. Malgré une enfance difficile au sein de la capitale aux mille et une portes colorées, puis en périphérie, l’artiste n’a pas nourri de rancoeur irrémédiable. Lucide, il tente de concilier ses multiples richesses, fondamentales à son évolution. Humaine et artistique. Clairvoyant, Alexander – comme l’ont fait récemment Kendrick, Joey Bada$$ ou Logic – use de son expérience personnelle et sa multi-culture, comme d’une seule force. Commune et unique.

Cette perspective universaliste prend toute son envergure à travers The Moon & You, ultime projet avant Dear Annie. Et sans doute le plus créatif. Le plus organique. Alex quitte volontairement sa zone de confort et se teste, se réinvente. La prise de risque est réelle. La tape instaure une atmosphère spatiale. Lunaire. S’essayant au chant, s’armant de sonorités plus profondes, s’appuyant sur des productions issues de la soul de Muddy Waters ou Little Richard, de la funk de Marvin Gaye ou Chuck Berry, The Moon & You nuance l’univers de Snow. Il y évoque son amour contemplatif pour la lune et plaide allégeance au continent de ses ancêtres nigérians. En particulier sur « African Dragon » et « Mama Africa« . La mixtape renvoie directement à cette culture du mouvement. Évoquée précédemment. Se dépasser continuellement, jusqu’à se surpasser et s’émanciper des chaînes du hip hop. The Moon & You résulte d’un labeur de longue haleine. Depuis 2013, Alexander n’avait pas alimenté ses fans d’un opus complet. En bonne et due forme.

Afin de palier à cette disette, Rejjie délivre, au compte-goutte, clips et singles sur YouTube. Son imagerie va de pair avec sa musique, et conforte un imaginaire puissant. Logique pour un amateur d’« alien documentaries » qui a toujours eu la tête dans les étoiles. Les visuels de « Blakkst Sun » ou « Pink Beetle » tendent alors vers le surréalisme. Désormais, Alex a la lourde tâche de confirmer les espérances que beaucoup ont placé en lui. S’amusant avec les styles et les influences tel un félin avec sa proie, Rejjie a pris le temps de se forger pour atteindre, sans encombre, son objectif final : Dear Annie. Prévu courant 2018. Objectif final synonyme, paradoxalement, de nouveau départ. Objectif final qui porte le nom d’un personnage féminin inventé de toute pièce. “Elle représente énormément d’émotions, en particulier avec les femmes.” expliquait-il pour Hunger.

Une renaissance demandée, exigée par l’enfant qui s’est endurci dans les rues froides et humides de Dublin. Par l’adolescent qui s’est métamorphosé et a trouvé, sous le soleil agressif de L.A, sa propre voie, sa musique, son expression de soi, son art. Un monde élastique au possible, sans mur, ni bordure. De fait, Rejjie ne se considère pas comme un rappeur, l’enfermant dans une case, chose qu’il déteste. Lui, qui hait tous ces raccourcis primaires, même s’il avoue, sans souci, avoir grandi sous les préceptes du hip hop. Pour mieux l’imiter sur le titre « Flexin’ » ou au contraire le sublimer avec The Moon & You. Bel avant-goût de Dear Annie, la mixtape brouille les pistes. Et bien que dès 2013, lors du track « Olga« , issu de Rejovich, l’artiste évoquait amoureusement le satellite naturel de la Terre, aussitôt son entrée en scène, nous n’avons jamais su prévoir les futurs mouvements du funambule. Nous n’avons jamais su sur quel pied danser. Qu’en sera-t-il pour le tant espéré premier album ? La consécration puis l’explosion au monde entier ? Seul le temps nous le dira mais le désinvolte Dublinois a prouvé, à maintes reprises, qu’il a en sa possession les outils – et les épaules – pour s’imposer.

Photo : Timothy Cochrane

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