Le Rêve Américain des rappeurs d’Atlanta

Depuis plus de quinze ans Atlanta défend un statut de capitale du rap en s’appropriant des sonorités venues d’ailleurs. Aujourd’hui encore, la jeune génération mélange des vents venus de Chicago, des Caraïbes et de la Bay Area pour continuer de faire vivre l’esprit d’Atlanta. Migos, Future et 2 Chainz cartonnent dans les charts avec leurs albums respectifs. Derrière eux, plein d’autres gamins réalisent leurs rêves, et aujourd’hui à Atlanta, de belles histoires s’écrivent tous les jours. Inenvisageable il y a quelques années, même la vie de Gucci Mane prend cette tournure positive.

Illustrations : Bobby Dolla

 

 

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L’auteur de Half & Half est moitié swag rap moitié cloud rap, moitié DeAndreWay de Soulja Boy moitié 6 Kiss de Lil B. La musique de Playboi Carti est hybride, née de ces univers qui ont marqué le tournant des années 2010. Il fait partie d’une génération dont les modèles s’appellent aussi Chief Keef et ASAP Rocky, une génération pour qui la norme est dans le bizarre et le déstructuré, pour qui la musique est parfois secondaire, en tout cas, aussi importante que l’attitude, l’image et le mode de vie.

Playboi Carti était déjà une vedette avant d’avoir sorti le moindre projet. La notoriété de l’autoproclamé « Jay Electronica du mumble rap » est autant basée sur une poignée de mesures enregistrées ici et là, que sur son talent pour le networking. Carti gravit les échelons en coulisse, navigue d’entourage en entourage comme on monte les marches d’un escalier. À Atlanta, il traîne avec les indépendants d’Awful Records, puis s’envole à New York pour devenir copain avec les stars de l’A$AP Mob. On l’aperçoit backstage, assis aux abords des podiums de la fashion week et de temps en temps sur scène pour rapper ses quelques couplets. Il semble moins attaché à la musique qu’à la vie de rappeur, à l’idée d’être un artiste qu’à celle d’être célèbre. Si le rap jeu était une émission de télé réalité, il en serait un des finalistes.

En 2017, après deux ans de presque célébrité, arrive enfin Playboi Carti son premier projet officiel. De cette mixtape s’échappe une brume flâneuse, des nappes effleurée par le rappeur sautillant comme sur un sol fragile et nuageux. Sur certains titres il s’efface presque, pour devenir aussi discret qu’un instrument au service des productions. Même quand il rap, Playboi Carti n’est jamais complètement rappeur, et son projet a des airs de beat tape habillée d’ad-libs et de petits grognements. Ses placements sont épars mais si judicieux qu’ils emportent comme une brise de fraîcheur. Entraînantes comme des tubes, douces comme des rêves éveillées, ses chansons sont des bangers oniriques qui font danser au ralenti.

La production planante y est pour beaucoup. Playboi Carti justifie d’ailleurs les deux années de préparation par sa volonté de trouver le producteur capable de lui offrir ce son ambiant et déformée, qui rappelle autant Soulja Boy que Clams Casino et les débuts californiens du cloud rap. Ce compagnon il l’a trouvé en la personne de Pi’erre Bourne, jeune ingénieur du son qui a fait ses classes auprès de Burn One, grand DJ d’Atlanta, et de Cory Mo, collaborateur de Pimp C et UGK.

Avec ses synthés filiformes caressés par les basses, la production de Pi’erre Bourne aurait sa place sur un disque d’easy listening, aux côtés d’enregistrements de cascades et de forêts équatoriales. La dimension hypnotique de cet album garde néanmoins quelque chose de mystérieux. Peut-être que le côté organique de la voix, ni filtrée ni auto tunée, ajoute à la douceur des ambiances. A moins que ce ne soit le charisme détendu de Carti, loin de l’adrénaline des Migos ou de la rigidité de son camarade Lil Uzi Vert. La seule certitude, quand au bout d’une improvisation tombe du ciel un souvenir des Dem Franchize Boyz et de leur White Tee, c’est que nous sommes bien dans l’excentrique Atlanta.

 

 

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Avec son sourire multicolore et ses cheveux rouges, Lil Yachty est d’un genre aussi loufoque qu’ordinaire dans le rap. Ce type de personnage cartoon est paradoxalement une sorte de super vilain, accusé par les conservateurs de tuer la « culture » et de ne pas prendre la musique au sérieux. Dans les faits, ils sont souvent des innovateurs et des briseurs de règles, qui déforment les contours du rap. Mais est-ce réellement le cas de Lil Yachty ? Il est bien l’enfant de trois rappeurs que l’on peut classer dans cette catégorie : ses mélodies sont celles du Chief Keef de Macaroni Time et son côté swag rap très décomplexé lui vient de Soulja Boy. Quant à sa dimension « art total », son vocabulaire, ses concepts et sa positivité, ce sont des héritages de Lil B. La dualité entre Lil Yachty et Lil Boat rappelle Lil B et le Based God par exemple, et quand il improvise à l’infini jusqu’à parler de violon en pensant à une flûte, il s’inspire des based freestyles où se croisaient dauphins lesbiennes et sosies de Mel Gibson.

Les influences de Yachty sont des briseurs de règles mais c’est précisément ce qu’on ne retrouve pas dans sa musique. Une fois n’est pas coutume, un weirdo nous offre un rap rigolo mais convenu. D’une certaine manière, Lil Yachty personnifie d’avantage le bilan d’une époque plutôt que l’ouverture vers une nouvelle. C’est d’abord son histoire qui est mise en avant, la mignonne success story d’un adolescent farfelu qui rêve de devenir star. Comme Playboi Carti, il est autant rappeur que personnage de sitcom.

Teenage Emotions est construit comme les longs métrages Looney Tunes, où Bugs Bunny et Daffy Duck envahissent les studios d’Hollywood pour s’immiscer dans le film des autres. Sur chaque chanson Lil Yachty entre dans l’album de quelqu’un qu’il prend comme modèle : Lady In Yellow pour Rae Sremmurd, Peek A Boo pour Migos, No More pour Kanye West ou X Men pour Lil B. Dans ces pastiches, il s’amuse avec les codes comme un bébé qui dessine avec un crayon trop gros pour ses petits doigts. On peut lui reprocher de ne rien faire de neuf, mais impossible de nier le côté fun de son album. En ignorant le ridicule, il n’est pas l’abri de beaux accidents donnant naissance à des chansons imparables. Parfois à la frontière de l’inécoutable, mais juste à la frontière, les productions loufoques et ses freestyles régressifs n’ont pas d’autre but que de nous amuser.

 

 

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Shayaa Bin Abraham-Joseph pratique l’Idafa pour se rendre « là où les esprits Vaudous viennent parler » et obtenir protection de ses Orishas. Peut-être doit-il à ces divinités d’avoir réchappé au guet-apens qui a causé la mort de son frère le matin de sa vingt et unième année. En souvenir de ce funeste anniversaire, Shayaa s’est tatoué une dague entre les yeux, et s’est débarrassé du prénom que lui a donné sa mère pour devenir 21 Savage. Ce mélange de culture vaudou, d’histoire de vie tragique et d’ultra violence transpire des pistes de Savage Mode, son EP entièrement produit par l’actuellement inévitable Metro Boomin.
Sa voix essorée de toute salive et son flow amorphe instaureraient une atmosphère angoissante a capela. Mais les productions enveloppantes et dissonantes ajoutent à la sensation de claustrophobie. Les rythmes sont tempérés et menaçants, lents comme dans ces cauchemars où les jambes deviennent trop lourdes pour fuir un assassin. Le rap susurré de 21 Savage est aussi noir que le néant, et son sens de l’image farfelue le rend encore plus dément. Quand d’un œil vide il lit des contes pour enfants sur la banquette arrière d’une voiture, il prend des airs de fou possédé, tout droit échappé d’un roman de Stephen King.

21 Savage et Metro Boomin se sont rencontrés avant la musique, et c’est sur les conseils de ce dernier que Shayaa est devenu rappeur. Ses textes sont dans leur majorité dénués d’amour, mais l’histoire et l’attitude de 21 Savage le rendent parfois touchant. Sur des titres comme Ocean Drive ou Feel It, il partage les belles choses découvertes grâce à sa nouvelle carrière. Dans ces moments-là, le mode de vie qui a tué son frère semble loin derrière lui. Lui dirait peut-être qu’il doit ce nouveau départ à la protection de ses Orishas, d’ici on dirait bien que le rap lui a sauvé la vie.

A la première écoute, c’est ce qu’il ressort d’ISSA. Les intimidations susurrées sont entrecoupées de brises joyeuses et nappées d’une douce mélancolie. Sur l’essentiel du disque, 21 Savage a toujours l’air solitaire et hanté par de vieux fantômes mais quelques éclaircies percent les nuages noirs, comme sur le romantique FaceTime. En même temps, comment voir la vie en monochrome quand on est le nouveau petit ami d’Amber Rose ?

 

 

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Beautiful Thugger Girl commence avec une guitare sèche et des tambourins, des chœurs de cavaliers et un faux accent redneck, une chanteuse soft rock et Young Thug qui lâche un « Yiii-Aaah » de cow-boy. Sur la chanson suivante, une nappe synthétique imite une siotantka, la flûte amérindienne, et la voix est chevrotante, en saccade, comme pendant une cérémonie d’invocation des pluies d’Indien Noir de Mardi Gras. Comme ces afro-américains qui rendent hommages aux amérindiens, Young Thug se déguise. On est moins dans un western de Sergio Leone que dans Westworld. Cette ouverture est un jeu d’apparences, un fantasme country qui s’évapore pour laisser place à d’autres formes de rap pop et chanté.
Après avoir crié comme Yoko Ono, après avoir bégayé comme l’early-raggamen Eek-A-Mouse, Young Thug continue de naviguer vers ailleurs en fluidifiant sa technique. Il est passé de l’hyper explosivité à l’adaptabilité, du gremlins qui dynamite des codes, au technicien subtil qui s’ajuste pour se les approprier. En somme, il est passé de la dynamite à l’onde liquide et polymorphe.

Tout est plus fluide, mais tout a toujours été une question de liquides avec Young Thug. Barter 6 était un voyage sous-marin étouffé, à la recherche du second souffle perdu. JEFFERY était une remontée en surface, aérée d’accents, d’instruments et de rythmes caribéens, pour que dans la voix, dans le choix des productions, on entende le va et vient de l’océan.

Beautiful Thugger Girl garde un souvenir de chacun de ces voyages-là. Des chansons épurées où il se renferme sur lui-même, d’autres plus dansantes, portées par ses gorgées et petits marmonnements fluides comme la mer des caraïbes. Qu’il se prenne pour un Ed Sheeran noir élevé à la musique de Gucci Mane ou pour un fils caché de Junior Reid et Rihanna, Young Thug fait finalement la même chose : mélanger les influences comme des courants marins, pour les créoliser.
L’enfant d’Atlanta et de ses mixtapes est devenu un artiste d’albums, qui pense et travaille ses projets différemment à chaque fois. Plus que jamais, il est difficile de prévoir à quoi ressemblera la musique de Young Thug.

 

 

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En ne soignant pas les cicatrices de ses excès en tous genres, Radric Davis laisse Gucci Mane prendre le contrôle de sa vie. Quand il stoppe le traitement censé rambiner sa santé mentale, pour le remplacer par les drogues dont il parle dans ses chansons, débute pour lui une longue descente dans la démence, entrecoupée d’hôpitaux et d’incarcérations, au bout de laquelle le personnage s’est substitué à son créateur.

Le 26 mai 2016, Gucci Mane sort de prison sobre, le corps affûté et l’esprit clair. Porté par le soutien et la gestion avisée de son ange gardien Keyshia Ka’oir, il est également plus riche de quelques millions, propriétaire d’une villa dans la banlieue chic d’Atlanta et maître d’une nouvelle image publique impeccable. Un retour millimétré, célébré avec la sortie de Everybody’s Looking un mois plus tard. Sur cet album, comme sur les deux qui suivront, l’homme est heureux mais l’artiste semble convalescent. La voix s’est éclaircie et le flow s’est ralenti au point de perdre de son élasticité. L’abus d’auto références renvoie l’image d’un rappeur qui se regarde dans le miroir, conscient de qui il est et de ce qu’attend le public au point de tomber dans la caricature et le fan service. C’est comme si nous avions affaire à un de ces jeunes rappeurs trop inspirés par le légendaire Gucci Mane.

Ses apparitions sur les projets de Kodak Black, Dreezy ou Juicy J avaient déjà prouvé qu’il en avait encore sous la semelle. Avec DropTopWop, qui marque l’anniversaire de sa libération, Gucci Mane tient enfin son véritable come back artistique, et sans doute un de ses meilleurs albums depuis près de quatre ans. La célébration apparaît toujours en filigrane, mais Guwop s’amuse à laisser croire que son alter égo dément et incontrôlable sommeil toujours en lui, en nous laissant entendre les voix qui parlent dans sa tête.

Encore une fois, le travail de Metro Boomin apporte énormément à l’ambiance générale. Ses boîtes à musiques dissonantes font ressortir les faux airs de Joker sur le visage de Gucci. Dans son manège hanté, il nous ballade entre les histoires de tentations, de femmes, de drogues, avec son amour si particulier pour les jeux de mots surréalistes. À la fois sinistre et drôle, c’est le meilleur équilibre que puisse trouver un album de Gucci Mane.

Dès son retour à Atlanta, Gucci Mane a également repris son rôle de parrain de la jeune génération. Young Thug, Migos, et la plupart de ses anciens protégés étant désormais chez 300 ou managés par Coach K de Quality Control, Gucci s’est tourné vers de nouveaux visages.

Proche de Young Scooter, Ralo est la première signature de 1017 Eskimo, le nouveau label de Gucci Mane. C’est un trappeur à l’ancienne, possédé par l’esprit de Benjamin Franklin et toujours en quête de réalité. Tiraillé entre l’accumulation du capital et le partage des richesses, il parcourt Atlanta en reversant au peuple les bénéfices de son commerce, plutôt que de le gaspiller dans les strip clubs.

D’abord, le flow criard du Robin des Trap fait grincer les dents. Puis habitué à ses fausses notes et placements étranges, on n’entend plus que l’âme de ce Young Scooter musulman. On ne s’était pas senti aussi américain depuis le premier Street Lottery en 2013, et jamais un millionnaire n’avait paru aussi proche des gens depuis la mort de Saint Pablo Escobar. Famerican Gangster 2 est pleine de ces moments qui rappellent à quel point les trappeurs sont les descendants des cowboys et des pionniers, derniers champions de ce rêve américain mort partout ailleurs mais toujours bien vivant à Atlanta.

 

 

 

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