Riccardo Tisci, la rue en héritage

Ils sont partout, ses imprimés rottweiler, étoilés, ésotériques ou kaléidoscopiques, en majesté sur les torses des rappeurs. Il est omniprésent, le nom de sa griffe, sur les lèvres de tous les kickeurs. « J’ai amené la haute couture dans la rue », pose l’intéressé. Et vice-versa. Riccardo Tisci a chahuté les lignes du luxe, dépoussiéré les reliques de sa maison-mère, exhaussé les emcees et retaillé les silhouettes streetwear. La rue l’infuse, l’anime, le raconte, l’obsède ; il s’en est fait l’émissaire.

 

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Le rêve américain

 

A l’image des superstars du rap, self-made men absolus, l’histoire de Riccardo Tisci se raconte comme le « Juicy » de Biggie ; une jolie fable urbaine. Le créateur est né en 1974 à Tarente, ville portuaire et polluée du sud de l’Italie. La vie ne l’épargne pas et fauche son père, son « héros secret », dès ses 4 ans. Sa mère suera sang et eau pour l’élever seule, lui et ses huit sœurs. « Nous étions pauvres, et elle a tout sacrifié pour les siens », confie Riccardo pour Madame Figaro. Les poches sont vides mais l’allure soignée, surtout pour la messe du dimanche. Mamma Tisci a des airs de magicienne lorsqu’elle rafistole des vêtements d’occasion ou bricole à son garçon des slippers à partir des talons des chaussures de ses filles, qu’elle arrache sans ménagement. Oripeaux de fortune. Bientôt, la famille doit émigrer vers le nord du pays, où elle peinera à trouver sa place. « Rien n’était simple pour les Italiens du Sud considérés comme des parias en Italie du Nord, et la pauvreté n’arrangeait rien à l’histoire. Tout semblait hors de portée pour moi » (Ibid), raconte Tisci. Le gamin joue au basket, son plaisir, son échappatoire. Lorsqu’il se blesse sur un nouveau mauvais coup du sort, privé de balle orange, il doit trouver un nouveau terrain d’expression. Ça sera la mode. Ricky le découvrira à 17 ans, après s’être exilé à Londres, sans ambitions particulières. Pendant 1 an et demi, le jeune italien, qui ne baragouine pas un mot d’anglais, enquille les petits boulots jusqu’au jour où une pub pour des cours gratuits au London College of Fashion pique son attention. C’est ensuite aux côtés d’Antonio Berardi et sur les bancs de la prestigieuse Central Saint Martins qu’il fera ses classes, après avoir décroché une bourse du British Fashion Council.

 


« J’ai un esprit street. La rue coule dans mes veines »


 

 

La suite se lit en accéléré. En 1999, fraîchement diplômé, le designer regagne le sol transalpin et prête sa vision créative à Coccapani, Puma puis RuffoResearch. Lorsque ce dernier prend l’eau et le met à la porte seulement 2 mois après lui avoir promis une collection éponyme, Tisci, désabusé, décampe en Inde, où il retrouvera l’inspiration. De ce voyage initiatique, s’ébaucheront les premiers vêtements étiquetés à son nom, qu’il présentera à Milan en septembre 2004. 6 mois plus tard, le styliste se trouvera propulsé directeur artistique de Givenchy, à 31 ans, le plus jeune que la pompeuse maison ait compté dans ses rangs. Un brillant coup de poker. Ironie de l’histoire, au départ, le couturier n’est pas partant : « Je n’étais pas intéressé. Pas du tout. J’allais dire non. Mais 1 semaine avant, ma mère m’a appelé en me disant : « Je vais t’annoncer quelque chose que tes sœurs ne savent pas encore : Je pense que je vais vendre la maison parce que tes sœurs en bavent, elles ont des enfants, elles ont besoin d’argent. J’irai dans une maison de retraite » (how to spend it). À la place, Riccardo paraphera le contrat aux multiples zéros estampillé du logo aux 4 G et achètera à sa mère une villa à Côme. En 2008, après la femme, il prendra les rênes de la ligne homme de la maison parisienne. Riccardo Tisci réveillera, relancera et popularisera la belle endormie, à coups de pièces audacieuses aux vapeurs d’asphalte ; « J’essaie de détruire les tabous dans la mode – c’est quelque chose que j’ai appris quand j’étais enfant. Je viens de la rue, et vous devez être un battant » (Elle USA).

 

L’empreinte street

 

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J’avais un peu peur de faire une collection masculine. Je porte beaucoup de vêtements street ; je ne porte pas vraiment de vêtements de designers, alors pour moi c’était un nouveau monde. Donc j’ai commencé à regarder sur Internet ce que faisaient les autres. J’ai vu tous ces beaux garçons, bien sûr, mais qui n’étaient pas vraiment moi. Minces, blancs, pâles » (Vogue USA). Sa différence fera son succès, inattendu et gargantuesque. Considéré comme le précurseur de ce que certains appellent la « street couture » ou le « street luxe », Tisci a introduit sur les podiums sweats, sneakers, joggings, baggys shorts, maillots de basket, imprimé playground, bandanas, casquettes, bombers, t-shirts oversize, sacs à dos et même doo-rags. « J’ai de la chance de travailler pour une maison de luxe et de faire des robes de soirée et des sacs en crocodile mais je n’oublierai jamais l’urbain, le confortable. J’ai un esprit street. La rue coule dans mes veines » clame-t-il au Guardian. Au-delà du vocabulaire stylistique de Givenchy, Riccardo a réinventé celui du streetwear ; les chemises boutonnées jusqu’au col ou nouées autour de la taille, les sweats boxy, les empiècements de cuir sur molleton, les t-shirts longs comme des jupes, les shorts portés sur des leggings et autres jeux de superposition, c’est lui. A l’origine de sa popularité auprès des faiseurs de mode urbaine : son cultissime t-shirt Rottweiler. C’est Kanye West qui mettra en premier le grappin sur ce bout de tissu à 200 euros, dévoilé en janvier 2011, avant qu’il ne se déploie sur le dos de Tyga, A$AP Rocky, Rick Ross, Pusha T ou Swizz Beatz puis de tous les modeux férus de rap. En vérité, plus que le t-shirt, c’est Yeezy qui boosta sa street credibility. Le emcee a tout porté, tout osé, de la chemise en tartan cloutée au kilt en cuir, qui souleva nombre d’émois. Wale y alla même de son petit tacle en lâchant « Givenchy, but no kilt, mi amor» dans « Heaven’s Afternoon ». « Pendant une seconde, il a un peu douté. Et puis il m’a fait confiance. C’est là que vous comprenez qu’un ami est un ami » (Details), soufflait Tisci à propos de ladite jupe, portée pendant la tournée Watch the Throne. Pour l’album bicéphale de Ye et Jay Z, la tête pensante de Givenchy conçut l’ensemble de l’imagerie artistique, de la pochette en métal doré aux tenues de scène. Un coup de pied dans la fourmilière hip-hop. Et lorsqu’Hova sépara un jour la foule en deux lors d’un concert, révélant un bataillon de gamins habillés de t-shirts aux motifs étoiles, Riccardo pleura : « Ca, pour moi, c’est la définition même du designer » (Vogue USA).

 

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Tisci a embrassé les rappeurs quand les autres marques de luxe les boudaient, celles-là mêmes qui, mues par une volonté d’encanaillement, leur font aujourd’hui de grandes accolades. Kanye, Travis Scott, Nicki Minaj, Angel Haze, Swizz Beatz, Dominic Lord, Shyne ou encore P. Diddy ont posé leur derrière au premier rang de ses défilés. Plus de 500 titres hip-hop comprennent des rimes en « Givenchy ». Ils sont signés Meek Mill, Migos, Pusha T, Future, PeeWee Longway, A$AP Ferg, Chief Keef, Rick Ross, Rich the Kid, Wiz Khalifa, Kaaris, Joke ou encore Lacrim. Certains vont même jusqu’à diviniser, déifier la griffe. Dans leur bouche, plutôt que des articles périssables de consommation, ses produits se posent en objets sacrés. Dans « Piccasso Baby », Jay Z évoque la valeur artistique de Givenchy en rappant « Leonardo Da Vinci flows / Riccardo Tisci Givenchy clothes ». Dans le freestyle « Goldie », Hit-Boy la compare au messie chrétien en claquant « Other type of Jesus is Givenchy ». Et dans « Big Bang Théorie » (1995), Sneazzy souligne ses vertus sanctifiantes en assénant « Et moi, j’serai momifié dans des tissus Givenchy ».

 


Tisci a embrassé les rappeurs quand les autres marques de luxe les boudaient.


 

 

Je vis pour la musique – plus que pour la mode » (Elle USA), reconnaît Tisci. Côté hip-hop, Beyoncé, Lil’Kim, Missy Elliott, Ciara ou encore Nicki Minaj excitent son ouïe. Elles sont toutes devenues ses copines. « J’aime tout ce qui est américain, mais je préfère l’Amérique du ghetto». Le ghetto, le créateur en est désormais loin, mais brandit malgré tout des idéaux démocratiques. À l’automne 2009, le couturier lançait Redux, une ligne Givenchy bis aux prix plus doux, puis, en septembre 2015, ouvrait son défilé au grand public, à New York, plus exactement à une centaine de chanceux ayant obtenu leur ticket d’entrée sur un site dédié.

La démarche est la même lorsqu’il collabore avec Nike. Celui qui, avant la gloire, économisait pour s’acheter des sneakers à virgule et possède aujourd’hui plus de 100 paires d’Air Force 1, a pensé des modèles exclusifs oscillant entre 230 et 340€. Cher, mais moitié moins que des sneakers griffées Givenchy. Fan absolu de la marque, le bonhomme réalisa là l’un de ses rêves, encore un : «C’est comme la Légion d’Honneur pour moi » (Vogue USA).

 

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On dit que la rue ne nous quitte jamais. Chez Riccardo Tisci, l’adage prend tout son sens. Il a beau lui avoir faussé compagnie, elle reste son alliée, son repère, voire son rempart. Elle lui est viscérale et magnifie son art. Paradoxalement, c’est sa sombreur qui l’éclaire. Et Givenchy n’a jamais été aussi lumineuse.

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