Rod Paradot : « Après Cannes, tout le monde s’en bat les couilles de toi »
Récompensé d’un César et d’un Molière, Rod Paradot est, à bientôt 23 ans, l’une des nouvelles étoiles d’un cinéma français qu’il a infiltré un peu par hasard. Issu d’une classe modeste, son profil aucunement formaté contraste dans un milieu qui peut paraître très élitiste vu de l’extérieur. Entretien avec un acteur qui assure garder « la tête haute, mais froide ».
Photos : @lebougmelo
« On a combien de temps pour parler déjà ? » C’est la toute première question posée par un Rod Paradot ému, après être timidement monté sur la scène du théâtre du Châtelet, le soir du 26 février 2016. Au cours de la 41e cérémonie des Césars, le discours du jeune acteur — tout juste désigné meilleur espoir masculin — détonne au milieu de ceux des habitués, plus léchés, plus attendus, plus préparés. Du côté du natif de Stains, rien n’était prévu. Pas même le fait de devenir acteur.
Le rôle de Malony dans La Tête haute, qui lui a ouvert les portes du 7e art, Rod Paradot n’a pas véritablement cherché à l’obtenir, ayant été repéré par la directrice de casting Elsa Pharaon alors qu’il préparait un CAP en Menuiserie. Mais depuis, le comédien crève l’écran à chacune de ses apparitions. Après avoir obtenu un César pour son premier rôle, il débute en 2018 sur les planches de théâtre dans Le Fils, et se voit immédiatement récompensé d’un Molière. Comme si tout cela était inné chez lui. Alors il y a quelque chose de surprenant à voir le voir débarquer sur les plateaux télé, auréolé de toutes ces prestigieuses récompenses, avec un phrasé aussi honnête que sommaire, sans manières ou autres tournures chaloupées. Mais c’est sans doute ça, l’authenticité. Et le monde du cinéma en avait grand besoin.
À la base, rien ne te prédestinait à devenir acteur, mais aujourd’hui, toutes tes prestations sont saluées. Avec le recul, est-ce que tu te dis que tu aurais réellement pu faire autre chose de ta vie ?
Déjà, je dois avouer que la menuiserie, j’aimais bien parce que c’était un beau métier, que c’est beau de pouvoir faire des choses avec ses mains, mais ce n’est pas quelque chose qui m’intéressait vraiment non plus. J’étais plus en train de souffrir au lycée qu’autre chose. Du coup, c’est vrai que le cinéma est vraiment bien tombé, d’autant que je ne m’y attendais pas du tout. Quand j’étais plus jeune, j’ai pensé un tout petit peu à faire des sketchs, des trucs un peu humoristiques à la Jamel Debbouze — je connaissais ses sketchs par cœur, pareil pour Fary aujourd’hui — mais je ne me suis jamais projeté. C’est juste arrivé comme ça et c’est vrai que c’est assez ouf parce qu’effectivement, je ne sais pas si c’est ce que j’aurais fait au final. Je pense que j’aurais plus été dans l’animation ou un truc dans le genre… Animateur dans un club de voyage, quelque chose comme ça. Je ne sais pas trop ce que je voulais faire mais c’est vrai que la menuiserie ce n’était pas trop mon truc. Et c’est ouf que ce soit tombé sur moi d’un coup.
Aujourd’hui, est-ce que ça te paraît être une évidence ?
Je ne me dis même pas que c’est une évidence, je me dis juste : « Kiffe, va au bout des choses et construis ce que tu as à construire. Si ça marche, tant mieux et si ça ne marche pas, tu feras autre chose. » Ce n’est pas une évidence. Oui, je suis comédien aujourd’hui mais je peux très bien ne plus l’être demain. Ça va très vite dans les deux sens.
As-tu mis du temps avant de réellement te considérer comme un acteur ?
J’ai du mettre facilement un an et demi avant de dire « je suis comédien » en parlant aux gens. Le truc, c’est qu’assez souvent, je me sous-estime. Je me dis que je ne suis pas assez cultivé pour ça, que je n’ai pas vu non plus vu tant de films que ça comparé à d’autres gens dans le cinéma qui en bouffent tous les jours. Mais à force de faire des films, à force d’entendre les gens me rassurer, me dire « Mais non, arrête, t’es intéressant », j’ai fini par me dire que j’étais acteur. Maintenant, il faut tout mettre en œuvre pour continuer de l’être.
Tu es passé d’un métier où tu crées du solide à un métier où tu crées de l’émotion. Est-ce que ça te semble moins « concret », quelque part ?
Ouais, je t’avoue que j’ai du mal avoir du recul sur ce que je fais. En ce moment, par exemple, je joue tous les soirs dans Le Fils, une pièce de Florian Zeller mise en scène par Lasdislas Chollat, et je vois que les spectateurs sont vraiment contents de ce que je leur donne ou leur apporte comme émotions. Mais pour moi, il n’y a rien d’extraordinaire dans ce que je fais. Je n’arrive pas à me rendre compte de ce que je peux transmettre à l’écran. Après je sais quand même dire si ça me plaît et, d’une certaine façon, si c’est « bien ». J’ai de l’intuition à des moments où ça fonctionne mais je ne suis jamais vraiment sûr de moi. Mais c’est peut-être justement ce qui fait que ça marche.
Jusqu’à présent, tu t’es essentiellement retrouvé à jouer des rôles de gamins torturés ou au moins écorchés vifs. Comment tu te l’expliques ?
Je pense que tout part de La Tête haute. Après, si tu regardes bien, ne serait-ce qu’entre La Tête haute et Luna, ce sont quand même deux rôles très différents même si ça reste des jeunes à problèmes. Dans Luna, c’est un jeune qui est calme, posé, plutôt intéressé par des choses artistiques, très recentré sur lui-même, et ce qui lui arrive qui fait qu’il devient un peu plus comme Malony [le personnage principal de La Tête haute, incarné par Rod Paradot, ndlr]. Donc il y a toujours une petite subtilité qui fait que ça change un peu, même qu’il y a de quoi se dire « il a toujours des rôles un peu souffrants ».
« Après Cannes, je suis allé bosser au McDo pour ma mère. Pour qu’elle se dise que […] je n’attends pas le cinéma pour vivre. »
Quand bien même tout partirait de La Tête haute, les réalisateurs ont quand même l’air de se dire que tu as « la tête de l’emploi ».
Il y aura toujours des gens qui vont se dire « c’est CE rôle-là qu’il peut jouer » mais c’est juste parce qu’un réalisateur, quand il écrit son film, il pense à tout qu’est-ce qui peut s’en rapprocher le plus. Et c’est vrai que quand tu regardes La Tête haute, tu te dis « OK, il va pouvoir jouer ce rôle ». Mais ça ne veut pas dire que je ne peux jouer que ça. En ce moment, je reçois d’autres scénarios et tout doucement, je commence à changer un peu de registre. Dans la pièce, par exemple, je suis plus dans une famille aisée que dans une famille délaissée, plus en galère. Après c’est vrai qu’avec La Tête haute, j’avais super peur d’être catégorisé dans la tête d’un jeune à problèmes, délinquant, un peu vénère. Mais au final, c’est à toi de faire les bons choix et de savoir ce que tu veux.
Est-ce que ce sont des rôles qui te ressemblent ?
Il faut savoir que dès que j’accepte un scénario, c’est que j’adore le projet. Que ça me touche, que j’ai déjà ressenti les mêmes émotions quand j’étais plus jeune ou que j’ai des proches qui ont vécu quelque chose de semblable. C’est un peu comme un rappeur qui écrit ce qu’il a vécu ou ce qu’il ressent chez les gens. Sauf que dans mon cas, au lieu de l’écrire, je le joue.
En tout cas, tes performances sont si remarquables que chacune de tes premières apparitions — d’abord au ciné, puis sur les planches — t’ont valu une prestigieuse récompense. Te sens-tu attendu ? Y a-t-il une sorte de pression qui pèse sur toi ?
Ça me met grave la pression parce que je me dis que j’aurais peut-être préféré obtenir ces prix-là plus tard. Quand je me présente devant quelqu’un, les gens pensent directement au fait que j’ai un César et un Molière. Alors qu’au final, je suis comme tout le monde. Tu peux très bien avoir un César et un Molière et faire un film de merde. Ça ne veut rien dire. Mais c’est vrai que je me dis qu’il faut vraiment que je fasse attention à ce que j’accepte. Avant de faire du théâtre, par exemple, ça faisait un an que je me posais des questions, que je me disais que ce serait peut-être bien de prendre des cours de théâtre. Au final, je ne l’ai jamais fait parce que j’avais peur d’être avec de jeunes acteurs qui n’ont fait que des cours, qui n’ont jamais tourné et n’ont donc pas de prix, et qu’ils se disent « il y a un Césarisé avec nous » alors qu’en réalité, je suis comme eux. J’aurais limite plus à apprendre qu’eux. C’est plus ça qui peut être stressant.
Ta réussite « hasardeuse » dans le cinéma tend-elle à prouver que le cinéma est accessible à n’importe qui ?
C’est tellement complexe comme question… Parce que oui, tout le monde peut faire du cinéma mais c’est le destin qui fait que tu as un casting ou que tu te retrouves à passer des essais après avoir accompagné un pote à un casting. En fait, le milieu est surtout fermé pour avoir les contacts. Mais une fois que t’es rentré dedans, si tu bosses et tu fais ce qu’il faut pour que tu être bon, ça marche. Après j’avoue qu’il y a des petites choses qui m’énervent un peu dans le cinéma comme, par exemple, le fait qu’un rappeur qui se lance va peut-être être pris directement dans une production avec un certain budget, juste parce qu’il est connu, alors qu’un jeune comédien qui n’a pas encore fait de films mais qui a autant à prouver que le rappeur n’y aura pas droit. Alors que si ça se trouve, le jeune acteur va mieux jouer que le rappeur. Mais à part ça, une fois que la porte est ouverte, c’est à toi de foncer.
J’ai lu que tu t’étais retrouvé à bosser au McDo peu après ta victoire aux Césars. Était-ce de ta propre volonté ?
En vrai, ce n’était pas après les Césars, mais juste après Cannes. Je suis allé bosser à MacDo d’abord pour ma mère. Pour qu’elle se dise que si demain j’ai envie de faire un métier plus « courant », dans la restauration ou autre, je peux le faire et que je n’attends pas le cinéma pour vivre. Puis c’est bien beau de faire des plateaux télé, d’être « Rod Paradot », mais une fois que tu rentres chez toi, toute cette magie retombe. Parce qu’au final, t’es qui ? Quand tu rentres chez toi et que tu te fais ton petit steak tranquillement, tu n’es plus personne. À Cannes, j’ai été un peu la star pendant deux jours, mais une fois que c’est fini, tout le monde s’en bat les couilles de toi. Je parle comme ça parce que c’est vraiment le terme. Dès qu’il y a un projet, tu deviens important mais dans ta tête, tu ne dois pas oublier que tu es important juste parce qu’il y a ce film-là. C’est ce qui est cruel dans le milieu du cinéma : aujourd’hui tu es là, mais tu n’es jamais sûr que ce soit le cas demain. C’est pour ça que je garde la tête haute mais froide. Parce que je suis un petit jeune de Stains et que demain je peux être menuisier, comme je peux continuer d’être acteur.
Ni toi, ni tes parents ne vous êtes dit à un moment donné « maintenant qu’il y a une opportunité concrète de ne plus jamais avoir à bosser dans un MacDo, mieux vaut juste la saisir et foncer » ?
Le truc c’est que je ne savais pas du tout si ça allait marcher le cinéma. J’avais tourné dans ce film-là, mais je ne savais pas du tout l’importance qu’il allait avoir. Je n’ai pas vraiment eu de nouvelle après coup et Emmanuelle Bercot m’avait dit que le cinéma après La Tête haute, c’était fini. Donc moi j’ai uniquement travaillé au MacDo pour faire comprendre à ma mère que je pouvais taffer si je voulais taffer. Mais dès que j’ai pu me refocaliser sur le cinéma, j’y suis allé.
Dans les commentaires de certaines interviews que tu as déjà accordées, j’ai pu voir que certains internautes te reprochaient un français un peu « approximatif ». Te sens-tu un peu comme un « intrus » dans cet univers qui se veut parfaitement lettré, limite élitiste ?
Ouais, c’est sûr. Mais en vrai, je m’en fous un peu de ne pas parler bien. Ce qui est important, c’est que je parle français et qu’on me comprenne. Après j’essaye quand même de travailler là-dessus, même si je fais aussi en sorte de garder ce qui fait la personne que je suis parce que c’est ce qui est intéressant. Pour ce qui est des commentaires, je t’avoue que je n’avais pas vu et ça m’importe peu en vrai. Il y aura toujours des gens qui seront là pour te foutre la misère, pour te clasher. Mais si un mec qui passe du temps à regarder ma vidéo pour critiquer, ça veut dire que j’ai déjà gagné, quelque part. C’est toujours mieux quand les gens commentent pour dire des choses plus positives, mais même s’ils critiquent, ce n’est pas bien grave.
Ces critiques font penser à celles que peut recevoir Jul quant à sa communication sur les réseaux. Je crois savoir que c’est un artiste que tu apprécies particulièrement. Qu’est-ce qui te plaît tant chez lui ?
Je ne sais pas si c’est le moment pour ça, mais je tiens déjà à dire que j’aimerais beaucoup le rencontrer. [rires] Ce qui me plaît chez lui, c’est d’abord le fait qu’il reste simple. Il n’a jamais essayé de changer ou d’être quelqu’un d’autre. Ça se voit dans la manière dont il s’habille, dont il parle, dont il va travailler ses projets, etc. Je pense que c’est un gars qui bosse beaucoup, qui doit passer beaucoup de temps en studio. Après, je ne vais pas te mentir : sur un album de Jul de 16 ou 17 sons, ça dépend de l’album, il y en a 4 ou 5 que je vais vraiment, vraiment, vraiment kiffer. Mais quand c’est un peu trop commercial, que c’est un peu plus des sons pour danser, pour les boîtes de nuit, c’est moins mon truc.
« J’ai l’impression que quand tu viens de banlieue ou d’un milieu plus modeste, tu as plus tendance à avoir des facilités à t’entendre avec des gens de milieux très différents. »
Tu te retrouves un peu en lui ?
Il y a des trucs dans lesquels je me retrouve quand j’écoute ses sons, où je me dis « j’étais un peu comme ça et je le suis des fois ». Après ça dépend des sons, bien sûr. Quand il lâche un « Sors le cross volé », par exemple, ce n’est pas ma vie. [rires] Mais dans certains morceaux où il parle de sa mère, de la vie, de comment il est, de comment les gens parlent de lui ou de ceux qui le clashent, là j’aime bien. J’aime quand il parle avec le cœur.
Dans le cas de Jul et des critiques qu’il avait reçues, certains avaient parlé de « mépris de classe ». Est-ce ce dont il s’agit, selon toi ?
Ouais, c’est ça. Et je ne vais pas te mentir, ça m’est déjà arrivé. Au tout début, par exemple, quand je suis allé à Cannes avec La Tête haute et que j’arrivais à une table pour un dîner, je n’avais pas trop de sujets sur lesquels je pouvais échanger parce que c’était des gens d’une classe sociale très différente. Et autant ça m’intéressait de parler avec eux, autant eux n’étaient pas trop intéressés de parler avec moi. Je ne me sentais pas spécialement considéré. Alors qu’au final, c’est con parce que j’aurais aussi pu leur apprendre beaucoup de choses. J’ai juste une autre approche de la vie qu’eux, c’est tout. Après, sans faire de généralités, j’ai l’impression que quand tu viens de banlieue ou d’un milieu plus modeste, tu as plus tendance à avoir des facilités à t’entendre avec des gens de milieux très différents, que quand tu viens d’un environnement plus aisé. Sur ce que j’ai vu, en tout cas.
De ton côté, tu as justement des origines sociales plutôt modestes : originaire de Stains, fils de plombier et de fonctionnaire, etc. Comment ton environnement a-t-il forgé la personne que tu es aujourd’hui ?
C’est un tout. Ça va de la manière dont ma mère m’a éduqué à l’esprit d’entraide et d’échange dans lequel j’ai grandi à Stains. J’ai toujours été seul avec ma mère, qui m’a apporté tout l’amour qu’il fallait et qui a toujours fait à la fois le père et la mère. J’ai pu compter que sur moi-même, ma mère et mes amis. Donc il y a beaucoup de choses que j’ai du apprendre seul. À l’école je n’étais pas bien parti, je n’avais pas de très bons résultats, mais je me suis quand même démerdé pour trouver moi-même mon entreprise quand j’ai fait mon CAP en menuiserie. C’était déjà une petite fierté et c’est de là que j’ai eu le casting de La Tête haute. Comme quoi, dans la vie on n’a rien sans rien. C’est ce que j’apprends. Après je ne peux pas non plus tout te raconter maintenant parce qu’il y a toute une période de ma vie que je tiens à dévoiler plus tard… Mais pour faire court, il y a eu des moments de ma vie qui m’ont obligé à prendre en maturité très vite.
En parlant de « prendre en maturité » : est-ce qu’on grandit plus vite quand on change de vie et de milieu, comme ce qui t’est plus ou moins arrivé ?
Limite ça me fait grandir tout court, en fait. Aujourd’hui je peux dire que j’ai mon propre appart, je suis tranquille chez moi avec ma meuf. Et rien que le fait de ne plus habiter chez ta mère, de devoir faire ton steak, tes machines, ta paperasse toi-même, de t’émanciper en gros, tu deviens beaucoup plus grand et t’apprends. Puis voir que tout doucement j’arrive à vivre du cinéma, ça me rend super fier mais en même temps ça me fait peur. Parce que t’as vu comment je suis monté vite ? Bah je me dis que demain ça peut redescendre aussi vite. C’est pour ça que je dis toujours la phrase « la tête haute, mais froide ». Je sais que c’est une chance que j’ai aujourd’hui de pouvoir connaître un peu plus le cinéma, avoir de plus en plus de films, de plus en plus d’échanges et de dialogues avec des gens du cinéma et de grandir justement dans ce milieu-là.