Le sample à l’ère du streaming

À chaque période de musique son plus grand succès, sur son support adapté. “White Christmas” de Bing Crosby porte la couronne des années vinyle ayant écoulé plus de 50 millions de copies, “Candle In The Wind” d’Elton John a vendu plus de 30 millions de singles en CDs, et “See You Again” de Wiz Khalifa & Charlie Puth restera la meilleure vente de l’ère du téléchargement légal avec plus de 20 millions d’acheteurs. Drake devient le champion de l’été 2016, avec son tube “One Dance” ; le plus grand succès de la jeune histoire de Spotify, streamé plus d’1 milliard de fois sur la plateforme suédoise.

Qu’est ce qui distingue la chanson de Drake des trois précédemment citées ? Il s’agit de la seule chanson qui contient un sample. Les producteurs (Nineteen85, Noah ‘40’ Shebib et Wizkid) ont utilisé une portion du remix de “Do You Mind” (DJ Paleface) par Crazy Cousins sur lequel chante Kyla — une chanson qui date de 2008. L’artiste canadien a trouvé les mots parfaits pour accompagner les mélodies qui devaient se marier sur ce sample, et le reste est Histoire. Certainement l’artiste masculin le plus iconique de sa génération, le rappeur est souvent adepte de la technique du sample dans les productions qu’il sélectionne, à l’inverse de nombreux de ses contemporains.

Parmi ses plus gros succès, “Hotline Bling” emprunte un rythme et des mélodies de Timmy Thomas, “Started From The Bottom” met en boucle un piano ré-échantillonné de Bruno Sanfilippo. Avoir recours aussi souvent à cette technique pour des singles à succès est un choix surprenant puisqu’il est de plus en plus rare de voir des producteurs sampler . Selon Questlove, batteur des Roots et professeur d’Histoire de musique moderne à NYU, ils sont de toute façon trop pauvres pour espérer le faire.

This is what's beautiful about hip hop. And this is what I wish publishers and record labels realized. By making sampling unobtainable and only an option for the rich (let's face it: Ye & Hov the only cats who can afford samples in hip hop) but what these greedy lawyers and corporate leeches don't comprehend is that sampling is an education AND it gives back. Driving home from #BowlTrain & I hear on #WRTI jazz a song and in its last seconds I hear a familiar sample. I Shazam it and I COPPED THE ORIGINAL —actually entire album. I get enlightened with more great music and the label@gets another investment in its product from me 40 years after its release. This is when music is beautiful. It isn't beautiful when you don't REINVEST IN your crops for real Label and Publishing House presidents of you meet hip hop half way….it'll do you some good!!!

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Questlove sur Instagram, regrettant que le sampling classique soit devenu si difficile à concrétiser.

Utiliser des samples pour de la musique disponible dans le commerce implique une demande d’autorisation légale préalable auprès des propriétaires de la musique empruntée. Sans quoi les ayant-droits peuvent décider d’entrer en litige, de lancer un procès, ou demander la fin de l’exploitation du morceau emprunteur. Si les premières années du sample ont bénéficié du manque de jurisprudence concernant cette situation, le procédé est rapidement devenu un vrai problème lorsqu’il a commencé à impliquer beaucoup d’argent.

Lorsque Rick James attaquait MC Hammer concernant la chanson “U Can’t Touch This”, il a réglé l’affaire en obtenant de MC Hammer un crédit en tant que co-producteur du titre, lui permettant d’engranger des millions. Dans les années 90, le groupe de rock anglais The Verve utilisait un extrait d’une chanson des Rolling Stones pour leur tube “Bittersweet Symphony” avec l’autorisation du groupe. Mais une décision de justice a statué qu’ils avaient trop emprunté, et ils durent ainsi reverser 100% des royalties à Mick Jagger et ses amis. Si le beatmaker derrière “Amnésie” de Damso a oublié qu’il avait samplé “I Heard A Sigh” du groupe de jazz français Cortex, son compositeur Alain Mion et ses avocats, se sont récemment vraisemblablement chargés de lui rappeler, et ont fait disparaître le morceau et son clip des plateformes. Ouch !

#FreeBatterieFaible

La ligne entre transformer et voler est souvent fine, et dépend parfois du bon vouloir des avocats et des juges. Le chemin légal du sample implique généralement deux types de propriétaires : celui qui possède la chanson (habituellement un éditeur), ou celui qui possède des bandes (habituellement une maison de disque). L’un comme l’autre peut demander à être payé sous forme d’avance sur les revenus que la chanson peut générer, et/ou un pourcentage sur tout ce que la chanson rapporte — une demande pouvant s’élever jusqu’à 100%. Les difficiles règles du sampling ont forcé le monde du hip-hop à évoluer.

Bien que les limites légales aient poussées les producteurs à redoubler de créativité (en utilisant des parties plus courtes, en découpant les samples de façon à les rendre plus difficile à repérer, et les cachant dans l’arrangement, en les rendant impossible à reconnaître…), pour la plupart, les éditeurs et les beatmakers ont fini par avoir trop peur. Peur d’avoir à payer cher des propriétaires pour l’un, peur de voir leurs beats se faire refuser à cause de la présence d’un sample pour l’autre. Les vieilles mélodies de soul-jazz et breakbeats funk sont désormais quasi-insamplable pour faire un succès — à moins que l’artiste ait un faible pour les procès.

Mais cela n’a pas pour autant tué la quête de la recherche du sample parfait. Qu’il s’agisse de “Bad and Boujee” de Migos, “Black Beatles” de Rae Sremmurd ou “One Dance” de Drake, trois des plus récents gros hits de la culture hip-hop illustrent comment la culture de l’échantillonnage a évolué et s’est adaptée.

Sources & formats divers

Pour ouvrir son troisième album solo Graduation, Kanye West choisissait une production basée sur une boucle empruntée à la chanson d’Elton John “Someone Save My Life Tonight”. 9 ans plus tard, le sample qui ouvre son septième album, The Life Of Pablo, est la prière d’une petite fille samplée directement d’une vidéo trouvée sur Instagram. Sur son plus grand succès à ce jour, “Shutdown”, l’artiste grime Skepta sample un Vine de Drake pour ouvrir sa chanson. Dans ce qui est sans doute l’exemple le plus parlant, le drop mémorable de “Scary Monsters and Nice Sprites” – le single qui a révélé Skrillex – est précédé d’une phrase directement extraite d’une vidéo YouTube.

Se servir dans les réseaux à disposition est une source d’inspiration puissante et capable d’inviter de nouveaux sons et de nouvelles idées dans la musique moderne. Du ronflement d’un ami aux échantillonages d’une vieille bande de chaîne de météo des années 1980, tout peut accueillir un flow. Au moment où j’écris ces mots, Khaled Freak est numéro 1 du top France Viral de Spotify avec son mash-up Internet, où il sample à la fois Emmanuel Macron, les hendeks, et le “ish ish” de Fianso. Tout comme les réseaux sociaux inspirent des rimes, ils inspirent des samples et des boucles pour faire des tubes. Tout est unique sur Internet, plus besoin d’aller trouver une rareté dans un vieux disque. Dans le monde post-moderne de la créativité, tout est inspirant, tout est inspiration.

Puisque les vieux samples de soul sont trop chers et dépassés, et qu’Internet permet l’accès à des sources de plus en plus inattendues, sampler des contenus nouveaux est un choix malin : en apportant des nouvelles cadences et sonorités au sommet des charts, les grands artistes passent pour des curateurs, vendent du cool et de l’exotisme pour ceux qui appuient sur play. Aussi, de façon plus pragmatique, ça coûte certainement moins cher pour Drake de sampler l’argentin méconnu Bruno Sanflippo plutôt que de reprendre une mélodie de Miles Davis et de perdre ses droits et de l’argent.

La créativité dans l’approche moderne du sample est aussi liée à la diversité des sources. Les playlists populaires organisées par des curateurs sur Apple Music ou Spotify le prouvent : les curateurs sont en vogue. Ce n’est donc pas une surprise si le champion de l’ère Spotify n’est autre que le plus grand curateur de son époque. Sur “One Dance”, on entend une playlist de Drake : se mélangent des vibes de pop africaine avec des rythmes clubs anglais, sur une atmosphère latino et avec un son hip-hop. En surfant sur cette vague de globalisation digitale, Drake normalise ces sons pour de nouveaux auditeurs, de la même façon que Beyoncé le fit pour des rythmes dancehall modernes énergiques en samplant “Pon De Floor” sur “Run The World” en 2011.

Samples originaux & vocal chops

En 1995, Ghostface Killah du Wu-Tang Clan rappait sur des boucles de disques soul. En 2005, le groupe de soul El Michels Affair sortait un album de reprises du Wu-Tang afin de leur rendre hommage et de re-créer ce son. En 2015, Ghostface rappait sur des boucles de soul originales créées pour lui, qui sonnaient comme les boucles qui auraient pu être samplées pour lui 20 ans plus tôt.

Grâce à une génération de musiciens brillants capables de mélanger des qualités techniques et académiques à une véritable connaissance et un respect de la culture hip-hop, emprunter des samples n’est plus vraiment nécessaire : il est tout à fait possible de créer de nouvelles chansons copiant le son et l’émotion des vieux disques. Du groupe de jazz canadien BadBadNotGood au super producteur anglais Mark Ronson, le remake du meilleur des styles soul, jazz ou funk permettent aux interprètes d’avoir une musique de fond tellement crédible qu’on pourrait penser qu’Amy Winehouse ou Bruno Mars ont réellement enregistrés leurs albums dans les années 70 ou 80.

Collaborateur de Drake, le musicien Frank Dukes s’est particulièrement illustré avec sa Kingsway Music Library. Il y met à disposition un catalogue de chansons et de textures de sons créées uniquement dans le but d’être samplées, et recréant avec un réalisme troublant le son des années 70. Avec l’aide du producteur Boi-1da, son morceau “Vibez” est devenu la boucle sur laquelle tourne un des plus gros hits de Drake en 2014, “0 to 100”. Plus besoin de Curtis Mayfield, plus besoin de Lyn Collins. Les rappeurs sont passés de rapper sur des samples, à rapper sur de la musique qu’ils auraient pu sampler.

Depuis bien deux ans, l’instrument le plus utilisé dans la production moderne est devenu la voix elle-même. Grande mode tout particulièrement sur la scène électronique dans l’EDM, ce nouveau son a pris d’assaut la pop grâce à Skrillex et Diplo. N’importe lequel des logiciels de musique assistée par ordinateur permet aux producteurs de créer un instrument unique à partir de découpages de sons d’une voix. Cela permet de rendre la chanson unique, et d’ajouter des sonorités distordues agréables à entendre. Qu’il s’agisse de “Where Are Ü Now” de Jack Ü, “This Is What You Came For” de Calvin Harris, “Middle” de DJ Snake… Presque tous les faiseurs de tube ont sur-utilisé cette technique de sample sur une majorité des tubes radio de 2016. Avec la technique du vocal hop, les possibilités paraissent infinies. Pourquoi s’ennuyer à emprunter quand on peut créer quelque chose qui donne l’impression d’être emprunté ?

https://twitter.com/Skrillex/status/736328422901714944?ref_src=twsrc%5Etfw&ref_url

Automations & boucles pré-existantes

Pour les producteurs de musique nés avec FL Studio, ce qui compte, c’est l’efficacité. Il suffit de quelques secondes pour télécharger en ligne un kit des mêmes sons 808 Mafia utilisés par tous les producteurs trap. Il est aussi simple de trouver des banques de sons remplies de boucles mélodiques et rythmiques pré-existantes, ou de télécharger un instrument virtuel qui fera tout le travail. Les boucles originales ayant permis de créer “Niggas In Paris” (Jay Z & Kanye West) et “Cold” (Kanye West) par Hit-Boy, sont toujours accessibles sur la banque de sons bigfishaudio.com. Sur les titres “Keep On Going” et “Take It All In”, le rappeur-producteur Russ n’a pas eu plus à faire que copier-coller des lignes de guitare et de synthé déjà existantes et libres de droits sur looperman.com.

Sur le récent numéro 1 “Bad and Boujee”, Metro Boomin n’a pas eu à mettre les doigts sur un clavier pour jouer les deux accords de synthé qui habitent le morceau. À la place, il s’est servi dans la banque de sons désignée par G Koop. Cet ancien professeur de piano enregistre des types de packs de son qu’il envoie à des gros producteurs de rap, destinés à être samplés. Il n’y a pas de grande différence entre le fait de trouver une boucle de rhodes exceptionnelle dans un vieux disque de Donald Fagen et trouver la boucle parfaite dans un kit créé à cette fin — seule la source et la légitimité diffèrent.

Aux côtés des boucles pré-faites et des banques de sons, les instruments virtuels sont également devenus prisés par la production mainstream. Le sample à l’ère du streaming, c’est aussi laisser les machines faire le travail. Sur le tube de Rae Sremmurd “Black Beatles”, la ligne mélodique principale qui traverse le morceau n’a pas vraiment été produite par Mike WiLL Made-It. Elle a été produite par la compagnie allemande Synapse, qui a créé un instrument virtuel appelé Dune II. Sur cet instrument, le pré-réglage 045, appelé “045: Secret Mission KS”, est la mélodie reprise par Mike WiLL pour produire “Black Beatles”.

La première fois que j’ai vu cette vidéo, je me suis dit “wow, Mike WiLL… quel énorme fainéant. Il a juste laissé tourner un arpégiateur et ajouté des batteries dessus !”. Et puis, j’ai réfléchi. Après tout, RZA n’a t-il pas juste laissé tourner une boucle de The Charmels pour créer “C.R.E.A.M” ? Just Blaze n’a t-il pas juste laissé tourner une boucle de Curtis Mayfield pour faire “Touch The Sky” ? L’emprunt de boucle est le son hip-hop, des battles des premières block party aux derniers type beats. Des breakbeats de James Brown aux drum kits de Play Picasso. Les fainéants d’aujourd’hui n’ont rien à envier aux fainéants d’hier.

Utiliser des boucles pré-existantes téléchargées en ligne, ou utiliser les arpèges créés par un logiciel n’enlèvent rien au talent des producteurs. La boucle de “Black Beatles” existait déjà sous la forme exacte que Mike WiLL a utilisé, pourtant c’est lui qui a transformé ce son en tube. Parce qu’il l’a sélectionné, parce qu’il a ajouté les sons qu’il fallait autour, parce qu’il a su le proposer aux bons artistes. Un bon producteur, c’est souvent celui qui connecte les points. Il n’a pas nécessairement besoin de les créer. De plus, et c’est encore une chance pour la production, il n’y a pas vraiment de jurisprudence à ce niveau. Rien ne dit que Synapse ne finira pas par coller un procès à Mike WiLL, ou que bigfishaudio.com ne réclamera pas des droits a posteriori sur “Niggas In Paris”. Mais pour l’instant, emprunter aux banques de sons ne pose de problème à personne.

Il y aura toujours de la place pour le sampling à l’ancienne, le récent succès de “Mask Off” de Future le prouve. Mais il n’y a pas de différence fondamentale entre la poussière sur les doigts qui accompagne la recherche du vinyle parfait, et le scroll infini sur des banques de sons. Pas plus de mérite pour celui qui a été cherché chez un obscur disquaire un vinyle rare de funk marocain que pour celui qui fait tourner en boucle une ligne de synthé issue d’un VST allemand accessible gratuitement. Seule compte la finalité ultime de la production musicale : la recherche de la boucle parfaite.

Aussi connu sous le nom de Dune II “015: Freakstylez KS”

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