Sexualité, genre et célébrité : empowerment ou marketing ?

Homosexuel, lesbienne, gay, transgenre, bi, ou encore pansexuel et poly-amoureux sans oublier le gender fluid et le genderless : autant de manières de vivre sa sexualité et son genre qui, fort heureusement, viennent bousculer le débat politique. En panne de représentation, ce public réclame des nouvelles stars à son image. L’industrie créative s’évertue alors à créer des idoles 2.0. Mais entre marketing, appropriation identitaire et communication, sont-elles réellement les porte-drapeaux d’une révolution culturelle ?

Depuis des faits de portée historique, du mariage pour tous à la PMA, en passant bien sûr par #metoo, la manière que les institutions ont de s’exprimer est en train de changer. Des catégories avant invisibles s’imposent sur la scène publique et demandent à être représentée. Par la législation mais aussi par des icônes à leur image, des personnalités capables de porter leurs messages et incarner leurs vécus.

Pour inclure enfin les femmes, les LGBTQIA (lesbienne-gay-bisexuel-trans-queer-intersexe-asexuel.le), les personnes issues de cultures plurielles, les entreprises multiplient les mea culpa à grands coups de nettoyage de conscience (washing) ; elles se mettent au féminisme, à la mode conscious (éco-responsable) et à la redécouverte du genre et de la sexualité.

L’industrie culturelle, quant à elle, se décoince et met enfin en avant des stars au discours engagé. Des artistes moins « hétéro-normées » [adjectif qui désigne une tendance à favoriser l’orientation hétérosexuelle, ndlr] prennent la parole et permettent à un public en manque de visibilité de se sentir considéré. Les vedettes queer émergées ces dernières années enfoncent bien des portes et en plus d’être artistes, elles deviennent des symboles.

Mais tout n’est pas si simple. Parler de son identité en public et, en quelques sorte, l’inclure dans sa campagne promotionnelle, peut soulever des questions. Certaines démarches paraissent peu claires et suscitent quelques scepticismes. De plus, pour la plupart, ces stars demeurent des personnes blanches qui assument leur sexualité et genre dans un cadre assez privilégié. D’aucun n’est tenu à dévoiler sa sexualité. Mais si un artiste le fait, s’il en fait un discours artistique et s’il vend son œuvre aussi à travers celle-ci, comment démêler marketing et empowerment ? En plus de son art, on élit une icône pour son propos. Pour ce qu’elle incarne. Il est alors légitime de se pencher sur l’usage qu’elle fait de son combat.

« Je suis gay et on s’en fout » : dépolitiser pour rassurer ?

« Baby, I was born this way », clamait Lady Gaga, au top de sa forme, dans un tube qui d’emblée la consacrait en tant qu’icône queer. La star allait jusqu’à créer son double masculin, Jo Calderone, présenté au public dans le clip de « Yoü and I », en brouillant toujours plus les pistes de son appartenance de genre.

Elle touchait alors un public de plus en plus visible, de plus en plus fort dans ses revendications : la communauté LGBTQIA. Lady Gaga anticipait un sentiment naissant dans la culture mainstream des sociétés occidentales : une libération sexuelle, du genre, et une prise de pouvoir réelle de certaines population traditionnellement vues – à tort – comme des « minorités ».

Dans un autre style, après avoir scandalisé la planète avec des clips ultra-sexualisants aux alentours de 2013, Miley Cyrus s’empare du discours féministe en 2015 de manière étonnement claire. Étonnement, parce que jusqu’ici, le féminisme n’est pas exactement un concept vendeur : il met la femme en position d’outsider, l’engagement n’ayant rien de « sexy » aux yeux de la gent masculine. « On parle beaucoup du féminisme. Les gens veulent prendre ce mot et en faire une chose horrible, mais c’est le truc le plus génial ! Vous êtes forcément féministe », dit-elle alors. Personne ne doute de la sincérité de l’artiste mais… que s’est-il passé ? Soudainement, une icône pop se met à revendiquer son féminisme après avoir sorti une panoplie de clips controversés et avoir posé pour Terry Richardson, photographe plusieurs fois accusé de harcèlement sexuel envers des femmes.

Cynique ou pas, la question mérite d’être posée : et si ce n’était qu’une démarche marketing ? Et si se dire bisexuelle, féministe, a-genrée était finalement un merveilleux argument de vente venant combler un vide artistique ? Là où Lady Gaga montrait une cohérence entre son discours et ses actions, Miley Cyrus paraissait quant à elle franchement contradictoire.

La musique francophone, elle aussi, a ses icônes : critiquées ou adulées, elles ont contribué à bouleverser les consciences et la manière de performer son corps dans l’espace public. En brisant des canons esthétiques, sexuels et de genre, elles ont donné du relief à la platitude d’une scène culturelle un peu trop télévisuelle. Parmi les derniers exemples en date, Eddy de Pretto. Son « Je suis gay et on s’en fout » a été du pain béni pour les médias pendant plusieurs mois. Le chanteur, d’emblée, balayait le concept même d’étiquette. Sa génération est celle du « peu importe » : l’individu fait ce qu’il veut de son être et de son corps. Il ringardisait ainsi tous les débats acharnés sur la définition du genre et du sexe en les transformant en un « non-problème ».

Si les médias n’avaient pas autant tricoté autour du « Je suis gay et on s’en fout » de de Pretto, tout le monde « s’en foutrait » vraiment.

Une question mérite néanmoins d’être posée : peut-on banaliser sa sexualité alors que la totalité de son packaging est basée là-dessus ? Si le propos est clair et vécu à la première personne, les médias et donc la promo de l’artiste insiste bien sur son être homosexuel, en oubliant presque sa musique. Aux Victoires de la Musique 2018, il est d’ailleurs primé pour son discours avant tout plus que pour son EP. À quel point donc l’affirmation de son orientation sexuelle a-t-elle joué dans le succès de son œuvre ?

Eddy de Pretto a beau faire passer son identité pour un « non-sujet », c’est précisément celle-ci qui l’a poussé aux étoiles. Est-on vraiment en train de « normaliser » la chose ou bien d’en faire, finalement, le fer de lance d’une campagne de promo ?

Il ne faudrait pas que l’industrie culturelle s’empare de combats réels et dramatiques pour une simple question d’audience. Finalement, si les médias n’avaient pas autant tricoté autour du « Je suis gay et on s’en fout » de de Pretto, tout le monde « s’en foutrait » vraiment.

Une star homosexuelle, trans ou issue de l’immigration, est une chance extraordinaire de rendre visibles certaines causes. Mais il faut être aussi lucides sur le fait que l’art est ici extrêmement lié au politique. Créer une star « à la mode » ne peut pas exclure le respect sincère de la diversité qu’elle incarne.

Le discours de Christine & the Queens mériterait, en ce sens, quelques approfondissements. Depuis Chaleur Humaine, son premier opus, la chanteuse joue sur les frontières de sa sexualité. Mais pas que. Elle brise les idées reçues sur le statut d’artiste féminine cantonnée à un fantasme masculin. Son indépendance et sa liberté créative sont notoires tout comme ses engagements. Dans les interviews, elle n’hésite pas à parler de son genre et de ses choix amoureux. Elle surprend un public ankylosé par le manque de différenciations dans les représentations des célébrités. Mais certains mots instaurent le doute auprès de la communauté qu’ils sont censés symboliser, les LGBTQIA.

La promotion de son nouvel album, Chris, se construit d’une manière bien particulière : un nouveau prénom, dénotant un nouveau genre, un trait barré sur le féminin, un corps androgyne, en transformation. « C’est simple : elle s’approprie les codes de la transition. Sans pour autant vouloir changer de sexe ni se déclarer transgenre », nous souffle une connaissance trans interrogée sur la question, qui préfère rester anonyme. D’abord, elle se dit pansexuelle. Ensuite, « lesbienne, mais pas tout le temps ». Et puis, « une femme phallique », ce qui semble être une référence à la pensée lesbienne de Monique Wittig, pour des raisons de format sans doute, pas très bien expliquée dans les pages du Figaro.

Cette rhétorique, si elle fuit les étiquettes, risque de froisser certaines sensibilités. Pour la simple et bonne raison que Chris n’est pas trans. S’il suffisait de barrer son prénom et d’être lesbienne à mi-temps, pourquoi donc recourir à des opérations chirurgicales pour changer de sexe ? Cela ne risque-t-il pas de véhiculer une image enjolivée de la transition ?

Quand une personne cis s’inspire du discours d’une personne trans, elle risque bien de lui voler la parole grâce à sa position privilégiée.

Porter une étiquette (gay, lesbienne, bi, trans, etc.) est un acte radical qui change le rapport qu’une personne entretient avec le monde et raconte une histoire de quête, de souffrance, d’identité. Etre cis-genre ou trans-genre ce n’est simplement pas la même chose et quand une personne cis s’inspire du discours d’une personne trans, elle risque bien de lui voler la parole grâce à sa position privilégiée. Si pour Chris tout ceci est un jeu artistique, un débat esthétique et philosophique aussi fascinant que vendeur, pour certains c’est un risque d’invisibilisation. La star, finalement, nuance et rend plus acceptable une lutte qui n’a rien de nuancé.

L’engagement de Chris aux côtés des communautés LGBTQIA n’est pas à remettre en question. C’est encore une fois la manière de jongler entre argument de vente et vécu réel qui peut déranger.

Assumer entièrement et sans ambiguïté qui l’on est : le secret pour réellement normaliser un discours ?

C’est avec un mélange de méfiance et d’admiration que les médias ont accueilli le coming out bisexuel de Frank Ocean. Si un déferlement d’articles salue son geste en remerciant le chanteur d’avoir émancipé le rap de l’homophobie, d’autres voix s’élèvent pour soulever un détail politiquement incorrect : la nouvelle tombe pile deux jours avant la sortie de son album Channel Orange.

Alors coup de com’ ou geste héroïque ? Dans une longue lettre postée sur Tumblr le rappeur écrit noir sur blanc qu’il aime les hommes. Il raconte sa souffrance, il la partage et défend, en somme, une sexualité et une forme de liberté à travers un geste radical. C’est probablement cette clarté et cette simplicité dans le discours qui finalement consacreront ce moment comme un tournant dans l’histoire de l’industrie musicale. Frank Ocean n’a pas mâché ses mots. Et c’est sûrement pour cela que tout le monde s’en fout qu’il soit bisexuel.

De l’autre côté de l’Atlantique, c’est seulement en 2018 que la France s’est souvenue d’avoir accouché de Kiddy Smile. Depuis plus de dix ans ce « pédé, noir, fils d’immigrés » agite la scène underground parisienne en enflammant les soirées queer et en s’exprimant avec force sur l’homosexualité, entre autres. Pendant la fête de la musique 2018, invité à l’Elysée par un gouvernement en quête de street cred, il n’hésite pas à faire passer son petit message à l’aide d’un t-shirt portant le slogan ci-dessus. Le temps lui aura enfin donné raison : le New York Times lui consacre un portrait en août et récompense ainsi l’engagement d’une personnalité qui n’a jamais fait de pirouettes avec son langage. Pourtant, par rapport à son collègue créteillois blondinet, il en aura mis du temps, Kiddy Smile, pour attirer les yeux frileux de l’industrie.

Meme de @yugnat999 sur le t-shirt porté par Kiddy Smile à l’Élysée.

Un autre coming-out on ne peut plus frontal fut celui d’Océane Rose Marie qui annonçait en mai sur Komitid sa transition vers Océan. Son discours, comme celui de Frank Ocean, est limpide. Pédagogue et émouvant, dépouillé et surtout, vécu à la première personne. Océan est un trans. Pas d’équivoques possibles. Il est trans et lui, il ne s’en fout pas.

On en arrive à l’éternel débat : peut-on séparer un artiste de son œuvre ? La réponse est non, lorsque l’identité de l’artiste est aussi son œuvre. Alors, entre empowerment réel et business, comment évoluent nos représentations ? Comment inclure sans trahir ?

Quand une célébrité s’approprie un discours dans une optique artistique ou de communication, elle endosse une responsabilité, qu’elle le veuille ou non.

Premièrement, pour parler à des publics de plus en plus visibles en 2018, on ne peut pas faire l’impasse des luttes politiques qui les animent. Comment éviter le pink, woman, trans washing ? En commençant par comprendre que ces identités ne sont pas visibles par « effet de mode », mais à force de souffrances et de mobilisations. Que ces personnes ont besoin d’idoles non pas parce que « c’est tendance » mais parce que les modèles sont un pas de plus vers la compréhension et l’acceptation.

Afin qu’un vrai changement s’opère dans les représentations culturelles, la transparence du discours semble être cruciale, tout comme la prise de risque. Fuir l’étiquette de « chanteur gay » est presque impossible à l’heure où l’on a besoin de ces figures et que des jeunes qui se sentent « différents » nécessitent d’avoir des points de repères culturels. Dans les années 2000, être une lesbienne ou une personne trans adolescente signifiait n’avoir presque aucune figure de référence qui rassure, inspire et donne confiance.

Quand une célébrité s’approprie un discours dans une optique artistique mais aussi de communication, elle endosse une responsabilité, qu’elle le veuille ou non. Ces stars exercent un rôle clé dans la signification que la société donne à certaines notions. Jouer avec les définitions, fuir les étiquettes, risque de dépolitiser un discours en desservant une cause. En véhiculant l’idée que la différence de sexualité et de genre n’est qu’un parti pris esthétique.

Il est important que différentes voix s’élèvent. Des voix réellement fortes, au moins aussi retentissantes que celle d’un rappeur noir qui, dans une Amérique compliquée, écrit sa souffrance, sa fragilité, son amour d’un homme. Que les labels et les majors osent soutenir des talents réellement différents, pas toujours blancs, pas toujours hommes, pas complexés par les étiquettes, qui, si elles peuvent faire peur, sont aussi nécessaires à la compréhension des mots.

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