Siboy, pas de maladresse
Chacun son jardin privé dans le microcosme du rap. Pas d’interview pour PNL. Peu d’apparitions en concert pour Jul. Chez Siboy, pas de visage, dissimulé derrière une cagoule afin de maintenir un semblant d’anonymat. Sous le tissu, la liberté d’exprimer tout ce que le rappeur mulhousien ressent : de l’énergie, de la colère, de la puissance qui s’échappe sous la forme de cris, d’humour noir — de noir tout court. Son premier album, Spécial, est le dernier issu de la fournée du 92i dernière génération, après Jolie Garce (Shay) l’hiver dernier, CDG (Benash) au printemps, et Ipséité (Damso) entre les deux tours de la présidentielle. Après des années d’inédits, de freestyles et de featuring, il était temps d’ouvrir la porte au passage obligatoire de l’album solo studio. Rencontre et échange sans maladresses ci-dessous.
Photos : @alextrescool
Comment tu te sens ? C’est la sortie de ton premier album solo.
Ça va, je le sens bien. Je suis pas super stressé… Ça va, c’est cool.
Sur la pochette il y a un choix fort et affirmé : la couleur orange. Alors qu’au regard de ta musique, il aurait peut-être été plus évident et prévisible d’y associer le noir. Pourquoi ce choix de couleur ?
Justement, le noir c’était trop évident. J’aime bien faire des choses décalées. C’est pas seulement ma réflexion, on a été plusieurs dessus. Notamment la photographe, Sarah, et quand elle m’a proposé la couleur orange, j’ai grave kiffé. Pourtant, comme ça de base tu m’aurais dit “non, c’est chelou”, j’aurais dit “non, c’est chelou”. Mais le orange qu’elle m’a proposé, c’était lourd. La pochette, c’est une réflexion à deux. Je sais plus qui d’elle ou de moi avait lancé cette idée, mais en tout cas on était grave d’accord. On est partis de là, et franchement elle a fait le taf. Je l’ai laissé bosser, je lui ai fait confiance, tout en apportant mes idées.
Selon toi, qu’est ce qui fait que cet album est “Spécial” ?
Les facettes. On s’attend pas vraiment à m’entendre chanter, par rapport à mon personnage très sombre. D’y trouver des passages très clairs, c’est ça que j’ai trouvé spécial. Pour moi, je suis pas bloqué dans un seul monde, je me pose aucune limite.
Qu’est-ce qui a permis cette ouverture vers d’autres sonorités ? Cet album que tu sors maintenant, avec des morceaux très fruités comme “Mobali”, ça serait passé difficilement il y a 5 ou 10 ans pour le public rap. Aujourd’hui, les sonorités plus pop façon afro-trap ça passe sans choquer personne. Comment tu as opéré ce switch de musique très très noire à musique colorée ? Est-ce que c’est motivé par le succès des “DKR” de Booba, “Ghetto” de Benash ?
Faut savoir : il y a des morceaux très clairs que j’ai fait il y a deux ans. À l’époque où je connaissais même pas encore Damso. C’était des trucs que j’avais envie de tester depuis longtemps. En freestyle, il y avait cet univers sombre, grave malsain, et j’avais envie de changer. J’ai travaillé dessus, sans influence. Je pense que les autres aussi, ils sont dans cette démarche. Chacun veut tester ses limites, chercher autre chose.
La première chose qui m’a marquée en écoutant l’album, et surtout en écoutant “Mula” en janvier, c’est le mixage de voix et le son. C’est NKF qui s’en est chargé (PNL, Damso). Comment la connexion s’est opérée ?
On me l’a proposé, j’ai validé direct. On s’était rencontré une fois déjà, dans son studio. Lui aussi avait validé le délire. J’aimais bien le travail qu’il avait fait avec d’autres artistes. Le premier test, c’était sur “Mula”. Je ne voyais personne d’autre que lui faire ce son pour l’album. Ma voix, elle est pas évidente à traiter, je trouve. Il fallait quelqu’un de pointu. Pour le son, tout le mérite lui revient.
En même temps, ce choix de son hyper clair et précis, c’est surprenant parce que tu aurais pu choisir de partir sur quelque chose de plus sale dans le traitement, à la façon de XXXTentacion, $UICIDEBOY$, Travis Scott… C’est une direction que tu veux emprunter à un moment, aller plus loin dans le son ?
Ça m’intéresse de ouf. Mais souvent, je disais à NKF de laisser aller son imagination. Je voulais pas d’un mix basique. Il m’a proposé des choses : dans “BQC” par exemple, sur le refrain, il a ajouté une voix, grave, robotisée, et j’ai grave kiffé. À la base, il n’y avait pas ça. On n’a pas pensé ce son en termes d’influence, je lui ai pas demandé que ça sonne comme Travis Scott ou ceci ou cela. Je voulais laisser l’imaginer créer quelque chose, sans trop s’inspirer des autres.
Dans tes morceaux les interprétations sont souvent assez intenses. Sur lequel tu t’es le plus amusé ou défoulé pendant l’enregistrement ?
Il y en a plusieurs… Celui qui est sorti le plus facilement, sans prise de tête, c’est “Hitch”. Pyroman vient, me fait écouter la prod, je commence à sauter tout seul, à dire “fuck, negro, snitch !” J’ai kiffé enregistrer ce son, mais c’est pas forcément celui que j’aime le plus dans l’album. J’aime bien quand ça sort, sans trop de calcul. Instinctif.
Avant de rapper, tu étais beatmaker. Quel impact ça a sur ta sélection de prods ? Est-ce que ça a renforcé ton oreille et du coup, tu sais très rapidement ce que tu veux, ou est-ce que ça te permet de prendre des décisions sur les arrangements pour adapter la prod à ce que tu veux faire ?
En général, j’entend un truc, c’est lourd, après je prend la prod, j’enregistre. Déjà, toutes les prises de voix sont pas faites qu’avec NK. Ça se fait aussi avec l’ingé bressom rue des Prairies [rires, ndlr]. Avec lui, on prend des parties des prods, et on s’amuse. On change le kick, on rajoute des rafales… Des fois, je me dis qu’il faut ajouter telle ou telle chose dans la prod. Ça me sert à ça.
En 2015 quand PNL a pété et que Jul a pris la place qu’il a pris, beaucoup disaient que le son trap, c’était terminé. Mais cette année, entre les succès de Lacrim, de Kalash Criminel, de Fianso, la sortie de ton album… On voit que cette énergie-là, elle continue de parler aux auditeurs.
Pour moi, la trap va jamais mourir. Tant qu’il y aura des gens motivés pour en faire. À chaque fois, un nouveau rappeur vient et apporte son énergie.
Comme le son boom-bap, ça peut toujours être une instru NY ambiance sample mais c’est le rappeur qui va lui donner son caractère.
Exactement. Peu importe le type de son, quand tu ramènes ton énergie et qu’elle est bonne, ça prend.
Qu’est ce qui te plait particulièrement, toi, dans ce son trap, dans la noirceur ?
La basse. Franchement, c’est ça qui me retourne la tête. Les slides, le groove, la rythmique que ça amène. C’est ce qui me fait kiffer une prod. Tout doit coller avec la basse. C’est la basse [rires] !
Polydor vient de sortir un album de reprises d’Alain Souchon avec Benjamin Biolay, Juliette Armanet, Philippe Katerine… Pourquoi ils ne t’ont pas invité, selon toi ?
[rires] Parce que je suis encore trop sombre. Ils auraient peur des vulgarités que je pourrais sortir. Mais j’aurais kiffé qu’ils m’appellent ! J’aurais fait un truc sale. J’aurais amené un nuage noir dans leur délire.
Sur “La Nuit”, il y a une vraie direction variété française… mais arrangé façon rap français.
Ce morceau quand je l’ai fait, j’étais bien influencé par la variété. Mon gars sûr, je le dis tout le temps, c’est Alain Souchon, il me motive de ouf. Je me suis dit pas dit que ça me gênerait de faire un son comme ça, instinctivement. J’avais besoin de ressentir le côté dur pour mieux faire ressortir le côté doux. J’aime bien quand y’a les deux énergies. J’aime pas quand ça reste trop monotone.
Tu te vois pousser cette direction ? Sur des collaborations ou en tant qu’auteur ? Ou plutôt revenir sur le beatmaking à un moment ?
Je m’y vois pas encore. Peut-être dans le futur. Mais sur mon deuxième album, je vais essayer de placer des prods. Parce que ça fait un moment que je travaille dessus, ça commence à être prêt. Avant déjà, j’avais des bonnes prods, mais je prenais pas le temps de les finir, tout ça. Avec l’album, j’avais reçu des super prods, ça m’a beaucoup plus parlé que les miennes. Je voulais pas mettre pour mettre. Là, je commence à sentir quelque chose.
Tu taffes sur quoi ?
Fruity Loops. Toi aussi ?
Ça m’arrive.
Trap! C’est trop lourd Fruity Loops. C’est une femme ! [rires]
Tu sais d’où ça vient, Fruity Loops ?
Non. De la techno ?
Ça vient d’un créateur et d’une entreprise belge, en fait. Image-Line, à Gent. Le gars qui a créé ça il faisait des jeux vidéos à la base, ensuite il a fait Fruity Loops. Sans doute ce qui contribue à l‘aspect simple et ludique du programme.
Y’a des fans qui me posent des questions parfois, qui me demandent sur quoi je fais mes instrus. Je leur dit Fruity Loops, puis ils testent, et deux mois après ils me disent qu’ils kiffent. C’est super simple, tu te casses pas trop la tête comme avec Reason. Fruity Loops, c’est instinctif de ouf.
Tu penses qu’on va continuer à avoir des beatmakers si cette simplicité permise par le programme finit par faire en sorte qu’au final, les algorithmes peuvent le faire à la place des beatmakers?
C’est une bonne question. Il existera toujours des prods plus poussées, pensées pour les albums. Je m’y connais pas trop en robot, mais je pense que le côté humain, joué, ça restera. Sur Fruity Loops, si tu joues de la guitare, ça aura jamais le côté acoustique de la réalité. Quand c’est fait naturellement, que c’est pas passé par des plug-ins, tu le ressens. Il y a un morceau qu’on devait mettre dans l’album, qu’on a pas mis à cause d’un sample. Le producteur a essayé de rejouer le sample, et ça le faisait pas autant. Il manquait quelque chose. Parfois, les choses jouées de façon organiques sont meilleures.
Pourquoi “Mula” et “Éliminé” ne sont pas sur l’album ?
En fait, comme les morceaux étaient sortis depuis plus de six mois, je me suis dit que le public connaissait déjà. Alors autant leur offrir des inédits.
C’est marrant, au final c’est presque une réflexion à l’ancienne. Aujourd’hui, quand Drake sort “Views”, il y inclut “Hotline Bling” alors que le morceau a plus de 6 mois, parce qu’il sait que ça va avoir de l’impact sur ses chiffres de streaming. Toi tu as pensé à ton auditeur plutôt qu’à tes chiffres.
J’ai plus réfléchi comme ça qu’en mode stream. Après, peut-être que ça me portera préjudice. Au moins, je voulais offrir quelque chose d’inédit à mes fans, c’est ça la démarche. C’est un cadeau, tu as tout à découvrir sur l’album.
Sur certaines phases assez violentes dans tes morceaux, du type “la chatte à ta pute qui pue” (“JDB”), ou “la curiosité crée des homosexuels” (“Mula”)… Tu ne te dis jamais que ces thèmes sont un peu dépassés en 2017, à l’époque où on vit ?
Franchement ? Je ne me pose pas vraiment de question. Moi-même j’en rigole. Et quand ça me fait rire, je garde. Quand je considère qu’il y a un bon délire, je garde.
Tu ne te censures jamais ? Tu ne ré-écoutes jamais tes phases en te disant “là, j’ai été un peu loin” ?
En fait, je me dis pas que j’ai été trop loin. Je me censure jamais. Des fois, c’est plus une question de construction, pour emmener les gens à comprendre là où je veux en venir. Mais c’est jamais un problème de vulgarité.
Dans “Téléphone”, tu dis “Tu veux plaire au ghetto négro, moi, j’veux plaire à ma mère”. Tu fais vraiment écouter tes sons à ta famille ?
Ma mère elle connaît fort ! Elle sait que je suis cagoulé. Elle peut même m’offrir une cagoule ! Je te jure, ma mère elle est connectée comme jamais. Du coup, les morceaux chantés, c’est parce que je sais aussi qu’elle ou mon petit frère écoutent. Je voulais pas que de la noirceur.
Il y a trois ans, Alain Souchon et Laurent Voulzy ont sorti un album ensemble. Toi, si tu faisais un album à deux avec quelqu’un, ce serait qui ton binôme ?
Moi… sans cagoule. [rires] Franchement, je vois pas qui d’autre que moi-même. J’aime bien taper d’autres voix, c’est un délire que j’aime bien faire. C’est comme si j’avais un featuring.
J’avoue que si je devais faire une comparaison — et j’espère que tu le prendras bien — ta musique me fait parfois penser à Nicki Minaj.
[éclats de rire]
L’intensité dans l’interprétation, la recherche de différents types de voix et d’énergies… Sur le lien d’album qu’on m’avait envoyé en amont, les featuring étaient pas indiqués. Du coup parfois je savais pas vraiment si c’était toi qui posait ou un invité.
Je me suis rendu compte tout seul que j’avais plusieurs voix. En passant d’un morceau à un autre, je voyais que les styles étaient différents. Et je me suis mis à travailler ces délires, à aller fort dans les aigus, dans les graves. J’ai cherché à mettre en valeur ce trait, en faire une force.
Comment tu travailles ta voix, ton intensité d’interprétation ?
Je maîtrise pas vraiment ça, c’est plutôt instinctif. Avec du recul, en voyant ce que j’ai créé, j’essaie de corriger, et de m’auto-copier. C’est comme ça que j’apprend à me maîtriser. Je fais un truc, je m’écoute, je m’inspire de moi-même, et je m’en sers pour d’autres morceaux.
Est-ce que t’en as pas marre des questions de journalistes qui te comparent à Kalash Criminel ou qui cherchent absolument à te mettre sous l’aile de Booba ?
Non. Ça fait partie du truc. Chacun apporte son énergie. Être comparé, le public veut ça aussi. Les journalistes doivent soulever ces questions, ça me saoule pas. C’est à chacun de montrer sa différence. Être sous l’aile de Booba… c’est normal. Je faisais 60 000, 80 000 vues avant de signer sur son label. Le mec a cru en moi, il m’a poussé sous la lumière. Il me conseille… C’est normal. Il faut savoir respecter les grands frères, ceux qui te donnent de l’aide.
Est-ce qu’il a été impliqué dans l’album, en prodiguant des conseils ?
Oui. Sur “Al Pacino”, par exemple, j’avais fait un yaourt sur l’instru, et Kopp m’avait dit “ce morceau faut que tu le termines”. Et je l’ai fait et c’est un bon morceau. Il a écouté, direct, et il a senti qu’il y avait quelque chose. J’écoute ses conseils, comme un petit dans la cité qui écoute un grand.