Skyrock, je t’aime moi non plus

C’est écrit blanc sur noir sous le gros logo depuis quinze ans : Premier sur le rap. Mais le cool, le sucré, le facile, le doux violent. Avec une gueule de mec sympa ou de caillera molle. Pas l’amer, le tranchant, l’éclairé, le vindicatif. Celui-là, la radio n’en veut pas. Faut que ça distraie, que ça danse, puis que ça entête, que ça vende quoi. Des morceaux qui caressent ou grattent gentiment. Les pas-dans-le-moule s’en agacent prodigieusement, par éthique ou par posture, mais peu rechignent à s’asseoir à la table de l’ennemi quand on les y convie. Entre haine obsessionnelle et opportunisme crasse, retour sur une relation contrariée à travers trois dissidents.

 

« Ils ont travesti le R-A-P »

« J’sors en indé / Tu m’verras plus jamais / Mettre les pieds à Skyrock / Ils n’aiment pas c’que je suis, c’que je défends, c’que je porte / C’est réciproque / Ils ont travesti le R-A-P / Je fais partie des rescapés / Ils ont encensé la médiocrité / Ils ont fait du hip-hop de la variété ». Kery James détache bien les mots, découpe soigneusement les phrases, laisse traîner vaguement les syllabes, des fois que le message ne soit pas assez clair. Il poursuit : « Vous vous êtes servi de moi, j’me suis servi de vous / Pour que mon message passe au plus grand nombre, maintenant j’peux le faire sans vous ».

 

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Ils ont travesti le R-A-P. On rembobine. Début des années 90, le Syndicat National de l’Edition Phonograpique (SNEP) s’inquiète de ce que les ventes de musique tricolore chutent superbement. La solution s’appelle Carignon, du nom de la loi qui impose aux radios commerciales un taux minimum de 40% de programmation de chansons francophones. NRJ, Fun Radio et Skyrock émettent alors sous contrainte du rap français pour s’acquitter des quotas. Les premiers emcees qu’on diffuse s’appellent Alliance Ethnik, Mellowman, Reciprok, Doc Gynéco ou Ménélik. Ils parlent fête, amour et autres trucs délassants. Epoque « rap à l’eau sur toutes les radios ». Skyrock, qui talonne de trop loin ses deux concurrents, renonce peu à peu au rock et à l’électro puis adopte en 1996 le slogan « Premier sur le rap », façon de se différencier. Pragmatisme malin. La radio programme jusqu’à 80% de rap en 1998, essentiellement français. Elle le choisit volontiers subversif, hardcore. Ce qu’il faut de ghetto pour faire bander tout dur les jeunes bourges. Les majors retournent leurs vestes et les disques de hip-hop se vendent copieusement. En 2000, pourtant, la nouvelle direction de Skyrock inquiète ses stations locales, qui souffrent d’un recul de 20% de leurs recettes publicitaires. On réclame un changement de programmation. Chez Sky, on n’aime pas le clivant. A l’antenne, les angles deviennent plus ronds, les propos plus tièdes. Rassurer l’annonceur. Le rap se vide de sa substance, sa beauté se standardise, asservie par des formes bien tracées et des clichés. Les petits nouveaux veulent faire du biff et la jouent consensuel. Ils donnent ce qu’on attend d’eux. « J’ai toujours fait attention à ne pas cautionner certains discours. On ne peut pas être une radio qui veut jouer un rôle dans la société en diffusant des mecs qui veulent tout brûler. », soutient Laurent Bouneau, faussement débonnaire. Ils ont travesti le R-A-P.

 

 

Kery James fait partie des refoulés de ce grand marché au son pas contrariant, regrette que la varièt’ de Jul, Maître Gims, Black M ou Fababy soit désormais tenue pour norme. Rappeurs fragiles comme les os d’Abou Diaby. Bouneau croit le val-de-marnais dépassé, sombre quand on veut du léger ou du cru pas politique. Ils ont travesti le R-A-P. Sa musique à lui dénonce et sert des causes. Kery en a profité, pourtant, des ondes moelleuses de la radio. Et le reconnaît sans trop rougir. Skyrock l’a tiré de son anonymat à ses débuts adolescents, l’a propulsé, popularisé. On l’invitait rue Greneta, il faisait le mec content d’être là, on passait ses titres et ça lui allait bien. Il a pris ce qu’il pouvait prendre, le temps que ça a duré. A l’époque, les rappeurs avaient besoin de Skyrock comme Charly de Lulu ou K-Ci de Jojo, aussi vrai que La Clinique posait tour à tour rageur sur « Tout saigne » et solaire sur « La Playa ». Ils en avaient besoin mais ne l’assumaient pas. Il faisait bon se dire en marge pour séduire les puristes. La notoriété bien acquise, Kery James peut aujourd’hui couper le cordon sans façon. « Cette décision est arrivée tardivement parce que je suis un homme intelligent et que je me suis servi d’eux tout comme eux se sont servis de moi. Si j’avais fait ça bien avant, il y a plein de gens qui n’auraient pas connu ma musique. Donc j’ai attendu de pouvoir le faire, j’ai attendu qu’internet soit vraiment un outil en place. Et aujourd’hui grâce à internet, je peux dire à une partie du public que j’ai conquis par Skyrock que je peux me passer de cette radio. Ne plus être diffusé n’a aucune incidence pour moi. » Pour Mouhammad Alix, son Planète Rap est un pied de nez qui s’appelle Planète Kery, et se joue en live sur Facebook. Ils ont travesti le R-A-P mais pas le sien.

 

« Tu connais rien au son comme Fred de Sky »

« Du rap de village ». La phrase résonne encore en lui comme le refrain d’un tube de Drake. C’était du temps où Booba avait les muscles encore lâches et des survêts en peau de pêche. Le D.U.C venait de prendre congé de Lunatic, l’envie de s’essayer en soliste. 2002. Temps Mort sous le bras, Géraldo et Jean-Pierre Seck, ses managers d’alors chez 45 Scientific, toquent à la porte de Laurent Bouneau tout optimistes. La rencontre ne se passe pas comme prévu. Les morceaux de l’album défilent, le directeur des programmes tourne en rond autour de son bureau et mâchouille nerveusement son stylo. A la fin de l’écoute, il jure qu’il ne relayera jamais l’album. « C’est du rap de village ». Trop communautaire, trop violent. Le couperet tombe, sec et brutal, lame épaisse qui s’enfonce dans le corps et tranche les espoirs candides. Deux ans plus tôt déjà, Skyrock n’avait pas cautionné le titre phare de Mauvais Œil, « Si tu kiffes pas », rapport à certaines paroles comme « J’aime voir des CRS morts ». La radio aura finalement soutenu quelques titres de l’opus mais refusé d’y consacrer un Planète Rap. Chez 45 Scientific, le soufflet ne passe pas. Pour la promo de Temps Mort, l’équipe imagine une campagne de pub portée par un slogan revanchard : « Numéro 1 sans coke ni Sky ». Guerre offerte aux yeux de tous. D’après Fred Musa, la démarche n’aurait pas été du goût de Booba, qui brûlait de tourner sur 96.0 FM. Pour autant, même sans l’appui de Skyrock, le projet dépasse vite et sans peine les 60 000 ventes. Laurent Bouneau consentira finalement à jouer le radiophonique « Destinée », non sans prendre le soin de faire bipper le passage où Booba se dit « d’humeur palestinienne ». Mais la rancœur est tenace.

 

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La suite s’écoute sur « Mon Son », extrait de Panthéon : « Déconseillé aux moins d’seize numéro uno / 92100 à l’aise avec ou sans Laurent Bouneau ». Seulement, tout n’est pas noir, tout n’est pas blanc. La première radio jeune jouit d’un pouvoir glouton qui la fait mouiller avec un plaisir coupable. Le même Laurent Bouneau se rend au studio découvrir les premiers extraits de l’album, Booba se plie gentiment à l’exercice de Planète Rap et on joue de bon cœur ses titres en playlist. Puis Ouest Side. Rebelote. Planète Rap et singles en boucle. Tout va bien en surface. 2007. Booba pique Sinik, Diam’s et Matt Pokora sur « Le D.U.C ». Et les clashs, à Skyrock, on en raffole. Ca irrite, ça excite, ça attire par grosses grappes. Lors d’une nocturne consacrée à cette brouille sans grande importance, Fred diffuse « Le D.U.C », « Carton Rose » – la réponse de Sinik – et un morceau de DJ Kore, ancien producteur de Booba. Kopp n’apprécie pas. Il se vengera sur « Abracadabra » : « Tu connais rien au son comme Fred de Sky ».

 

 

Mais la rupture, la vraie, se produit en octobre 2008, lors de la deuxième édition d’Urban Peace, vaste concert trop commercial sponsorisé par Skyrock. Les supporters échauffés de Rohff, le grand rival, arrosent Booba en insultes, crachats et gros projectiles. À cran, le rappeur fait voler rageusement sa bouteille de Jack dans le public du Stade de France. « Il n’a jamais cherché à s’excuser de son attitude, renâcle Laurent Bouneau. Et lors de la sortie de son album 0.9, il a déclaré qu’il ne ferait pas d’émissions Planète Rap pour en assurer la promo ». Cette fois, c’est la bonne, c’est terminé. Plus rien avoir à faire avec ces enfoirés. C’est la bonne, c’est ferme et décidé. Mais quand, quelques temps plus tard, Because a l’idée d’organiser un concert à Bercy pour la sortie de Lunatic, c’est encore à Bouneau que le patron du label propose timidement d’être partenaire. Sur « Talion », Booba admet lucidement : « J’crache peut-être sur Skyrock / Mais je crache pas dans la harira [la soupe ndlr] ». Sorte de liaison michtonneuse, lucrative et sans amour. Ouvertement intéressée. Sur Instagram, Booba dégueule sa haine partout et souvent en grosses lettres. La radio s’en prend plein le pif, on y lit des noms fleuris qui lui vont bien: « opportuniste », « manipulatrice », « imposteurs », « parasites », « sous merdes », « collabo ». Et un même credo : « Le rap français, c’est nous, c’est vous, c’est moi ! C’est pas eux ! ». Le ressentiment est véritable mais la posture l’arrange bien, fin de compte. Si Skyrock lui avait léché le cul, il aurait été bien emmerdé, forcé de les remercier cordialement. Et ça n’aurait pas été street, ça délégitime. Anti-système ça sonne mieux, ça fait hip-hop, ça fait intègre. Tailler c’est rentable, toujours. Ce qu’il s’en fout de Skyrock au fond, du haut de sa toute-puissance. Mais Booba est décidé à nous rendre la belle culture qu’on nous a volée. Pour pousser le délire anarchiste jusqu’au bout, il crée OKLM, « pour nous, par nous », sincère alternative aux programmations formalistes et brillante stratégie marketing. Merci Sky.

 

« Je me suis trompé d’ennemi »

« [Quand j’ai critiqué la politique éditoriale] de Skyrock, c’était une erreur de ma part, je me suis trompé d’ennemi. » Médine, c’est l’histoire d’un repenti. Celui qui râlait il y a quelques années que Skyrock le boycottait, qu’il fallait cocher des cases, remplir des critères, pour être diffusé sur un média censé nous représenter, qui disait c’est la radio qui doit s’adapter à nos morceaux et pas l’inverse. Celui-là relativise aujourd’hui l’influence de la station, croit penser qu’elle se contente de diffuser, booster, sans décider de ce qui se fait en studio ou s’écoute en bagnole. Il a cessé de se persuader que Skyrock faisait la pluie et le beau temps dans le rap français. Il bredouille un peu en disant ça. Et puis Fred a relayé le titre « 11 septembre » deux fois au moment de sa sortie, quand il était plus gros et plus barbu, un brin inquiétant pour le grand public. « Et moi je devrais cracher sur ça ? ».

 

 

Putain, non Médine, pas toi, toi qui t’indignait sur « Arabospiritual » de ce que Skyrock sélectionne les artistes sur commande d’espaces publicitaires : « Mon pote, la rotation s’achète à coups de pub / Mais le respect du public s’obtient à coups de plume/ Alors je n’écoute plus les ondes et leurs contenus ». Putain, non Médine, pas toi, le contestataire, l’engagé, le clairvoyant. « Je revendique le droit de me contredire ». Tu peux changer, mûrir, oui, finalement accepter la petite visibilité que veulent bien t’offrir les grands médias, mais pas comme ça, derrière ces arguments-là. Tu voyais juste, avant ; Skyrock fait bien la pluie et le bon temps. A la tête de la « radio la plus puissante du monde », comme il aime à dire, forte de plus de trois millions d’auditeurs quotidiens et d’un quasi monopole, Laurent Bouneau a un avis sur tout, qu’on écoute toujours religieusement, il s’invite dans l’intimité des studios d’enregistrement, se donne de l’importance en disant faut plus de basses, moins de mots ou un refrain plus aguicheur, juge de ce qui est sexy, de ce qui ne l’est pas, il fait les tubes, amorce ou tue dans l’œuf les carrières, il impose ses volontés, régit nos envies, dicte les tendances, façonne le genre dominant. On lui mange dans la main et il adore ça. « Grosso modo, y’a 300 000 personnes qui écoutent Skyrock à chaque instant. Quand on joue un titre huit fois par jour, ça veut dire qu’il y a deux millions et demi de contacts. C’est-à-dire que quand une vidéo est regardée à un million de vues sur Youtube, moi la même semaine, si je joue en forte rotation le titre, je livre vingt millions de contacts. C’est-à-dire vingt fois plus. », s’enorgueillissait-il en 2013. Et ça lui donne tout son pouvoir, celui de choisir, faire, défaire et croire en son mauvais goût. « J’laisse pas les radios formater mon boulot / En autoprod’, je n’suis jamais épuisé / J’fais pas mon son pour plaire à Laurent Bouneau / Mais c’est une victoire quand il est diffusé » pose Nekfeu sur « Ma dope ». La conviction de s’en foutre, alors que pas vraiment. Une place sur Sky reste triquante. On veut un peu honteusement et forcément en être.

 

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Mais la radio n’avait pas prévu l’hyperdigitalisation, le charme de l’indé, l’auto-production, les clips faits maison, le crowdfunding, iTunes, Soundcloud, Spotify, les sites spécialisés, la viralité des réseaux sociaux et les milliers de followers. Le web fait exister le rap français dans sa pleine diversité, celle que les playlists de Skyrock s’efforcent justement de bâillonner. Il libère la parole, débride la créativité, fait jaillir les talents, inverse doucement les rapports de force, questionne l’autorité des médias traditionnels. Et depuis son bureau confortable tapissé de disques d’or joliment encadrés, Bouneau le voit à peine venir, tout convaincu qu’il est de l’infaillibilité de son règne. Il y a les adversaires de toujours, aussi, NRJ et Fun Radio, qui redécouvrent le hip-hop depuis qu’il n’est plus à la marge, viennent bouffer sans gêne dans le gâteau que Skyrock se réservait jusqu’ici jalousement. Moins 15,6% d’auditeurs sur l’année 2015, fatalement. C’est écrit blanc sur noir sous le gros logo depuis quinze ans : Premier sur le rap. Pour encore combien de temps ?

 

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