De la côte Ouest à la côte Est, de 2Pac à Biggie, le photographe Chi Modu a shooté à partir des années 90′ tous ceux qui ont participé à la génèse de la culture hip-hop telle qu’on la connait aujourd’hui. Entretien avec l’homme derrière l’objectif en six rencontres de légende.
Aujourd’hui, Chi Modu a 54 ans. 54 années d’existence, plus d’une trentaine passées à photographier Tupac, Notorious B.I.G., Snoop Dogg, Diddy et tous les artistes qui ont construit ensemble ce que l’on considère aujourd’hui comme la culture hip-hop. Beaucoup de photographes sont emblématiques dans cette culture, de Jonathan Mannion à Carl Posey en passant, entre autres par Josh Cheuse. Mais Chi Modu, lui, comptabilise 33 couvertures de The Source, premier magazine spécialisé des Etats-Unis. Il en était le directeur de la photographie.
Ancienne gloire peut-être, mais Chi Modu n’appartient pas au passé. Depuis qu’il a créé sa marque UNCATEGORIZED en 2013, ce débrouillard n’a pas chômé. De New York à Lagos en passant par la Norvège, le photographe de légende enchaine les expositions à travers le monde. Mais il n’y a pas que dans les galeries que son talent se fait voir. En 2016, il publie le livre Tupac Shakur | UNCATEGORIZED qui regroupe des photos candides de Tupac prises par lui-même. Il réalise ensuite une collaboration textile avec le designer David Helwani à l’automne 2020, puis vend huit de ses photos aux enchères chez Sotheby’s pour plusieurs milliers de dollars à la fin de cette même année. Un peu plus de 20 ans après ses clichés iconiques de tous ceux qui ont participé à l’explosion de la culture hip-hop, Chi Modu suscite toujours autant d’intérêt.
Il revient avec nous sur le travail d’un photographe hip-hop dans les années 90, « the defining years of hip hop » comme il les appelle. Oh, et il nous a également concocté une sélection des clichés les plus marquants de ces années-là.
YARD : Quand le hip-hop a véritablement émergé dans la société comme une culture à part entière, tu étais là pour le documenter. Comment tu l’as vécu en tant que photographe ?
Chi Modu : Je vais être direct : c’était vachement fun. J’ai toujours senti que c’était une grosse responsabilité que de capturer les images du mouvement hip hop dans leur forme la plus pure possible, pour que les artistes soient immortalisés à jamais. Là, au moment où je te parle, je me rappelle par exemple devoir sortir Biggie du lit pour lui demander s’il était prêt pour le shooting que nous avions prévu. Je revois Snoop repasser ses jeans dans un appartement trois pièces de Venice Beach, histoire de se préparer pour le shooting de son premier album, Doggystyle. Je repense à Diddy, « Puffy » comme on l’appelait à l’époque, qui avait rendez-vous avec son partenaire D.O. pour des essayages en vue d’une couverture de The Source. Dans le temps, tout n’était pas autour des Rolls Royce et du fin spiritueux, Puffy avait une Golf semi-décapotable avec des petits trous dans le toit. Je te parle de ces histoires pour te faire un portrait de ce que c’était d’être photographe dans ces années-là, ces années où le hip hop était en train de se définir. Le début des années 90 en hip hop est vraiment une période à part, à l’écart de ce qu’il y avait avant et de ce que l’on écoute depuis. C’est propre à toutes les formes d’art musical : le rock avait Hendrix, Joplin, Morrison, les Beatles ; le jazz avait Miles, Coltrane, Monk ; le hip hop avait Tupac, Biggie, Nas, Snoop et les autres qui se sont démarqués pendant cette époque pour en faire une culture à part. J’avais la chance de pouvoir être là pour le documenter à une époque tournant entre le début de cette culture, quand elle n’était que pour la propagation d’un message via l’amour de la musique, et ce qu’elle allait devenir avec la montée du consumérisme. C’était vraiment une période unique à couvrir, d’autant plus que des mecs que je t’ai cité sont toujours actifs et restent les piliers de cette culture aujourd’hui, plus 20 ans après leurs débuts.
« Puffy avait une Golf semi-décapotable avec des petits trous dans le toit »
33 couvertures de The Source. Est-ce que c’est quelque chose qui tu t’identifies ?
Je ne sais pas si cela montre autre chose que le fait que quand je décide de faire quelque chose, I go all in. La beauté du travail d’une couverture de magazine réside dans l’idée que c’est éditorial, c’est à dire qu’elle émane d’une vision, de concepts pensés par une équipe de créateurs. Ces concepts là doivent être évidents dans le résultat final. Tu n’as pas toujours la même synergie quand tu réalises un travail purement commercial, c’est moins créatif. Tu fais plus d’argent en faisant du travail commercial, à court terme, mais des images plus « éditoriales » que j’ai faites sont utilisées partout dans le monde et me rapportent de l’argent chaque mois depuis plus de 20 ans. J’ai fait aussi pas mal de cover d’albums. Le truc vraiment cool avec les jaquettes, c’est qu’une fois que l’album est sorti, l’image y reste attachée pour toujours. Je suis encore capable de dire aujourd’hui aux gens qui ont le premier album de Snoop Dogg de l’ouvrir, de lire les crédits et d’y trouver mon nom. Mon nom suit Snoop Dogg à travers sa carrière, et ça c’est plutôt cool.
Quel genre de relation avais-tu avec eux ? Etait-ce principalement professionnel ou bien certains d’entre eux te considèrent comme un ami aujourd’hui ?
Mes relations avec mes sujets sont toujours centrées autour d’une forme mutuelle de respect. La plupart des artistes que j’ai photographiés étaient au sommet de leur art. Je me devais également d’être au top pour saisir leur envergure à travers une photo. Ça pose les bases de nos relations parce qu’aucun des deux partis ne regarde l’autre de haut. Quand on travaille sur des images, c’est un partenariat qui requiert une vraie confiance, et nos récompenses communes sont les clichés finaux. Le processus peut être très rapide, en une après-midi, dans un studio, ou ça pourrait s’étaler sur plusieurs jours et s’exporter sur divers endroits. Il faut arriver à créer un lien entre le photographe et l’artiste. Donc oui, j’ai ce que j’aime considérer comme une relation amicale de travail avec mes sujets à l’exception de certains d’entre eux que je vois vraiment comme des amis. Tupac et Biggie étaient, par exemple, deux des artistes avec qui j’étais ami.
Qu’est-ce que tu as le plus apprécié au final dans ton travail ? Les rappeurs étaient-ils vraiment de telles sources d’inspiration ?
Le hip hop est un mouvement. Apporter des photographies dans un style photojournalistique à ce mouvement était un concept novateur, à l’époque, et on a pris cette responsabilité très au sérieux. D’être au milieu de ce phénomène, à un moment aussi important de son développement, et d’être capable de capturer les images de cette ère était un gigantesque honneur. Plusieurs artistes laissent leur héritage dans la musique qu’ils laissent derrière eux. Mes images de Tupac, pour beaucoup de personnes autour du monde, représentent la manière dont les gens se souviennent de lui. Tous les clichés d’un photographe ne sont pas iconiques, mais j’ai eu la chance de capturer un nombre important d’images des plus grands artistes hip hop qu’il soit.
« Tupac et Biggie étaient deux des artistes avec qui j’étais ami »
Aujourd’hui, tu es plus que « le photographe aux 33 couvertures de The Source ». Tu voyages beaucoup et documente tes voyages, es-tu moins intéressé l’idée de photographier les acteurs du mouvement hip hop d’aujourd’hui ? C’est une question de personnalité, de décalage ?
J’ai toujours été un photographe documentariste. Je m’efforce de raconter des histoires visuellement avec mon appareil photo. C’est toujours avec cette approche que je travaille, que je sois dans les rues du Yemen ou le long d’une rivière au Cambodge. Quand je photographiais dans le hip hop, je voulais aussi être un documentariste. J’ai vu une importante révolution musicale émergée de la rue et je voulais être là pour l’accompagner d’images. Ce qui était vraiment génial au début des années 90, c’est que les gens qui bossaient autour de l’industrie de la musique étaient également fans de cette musique là. D’être dans ce milieu là et de le vivre de l’intérieur nous donnait l’énergie nécessaire, c’était notre carburant. Il n’y avait quasiment pas d’argent à cette époque. La passion seule suffisait à alimenter notre engagement et à nous faire faire du super boulot. Comme exemple, je peux te parler de cette histoire qui date de 93. Je devais faire des photos de Tupac pour sa première couverture de The Source. Je m’envole pour Atlanta avec mon directeur artistique, Chris Callaway. On amène près de sept valises d’appareils photos et d’équipements, avec des lumières et tout. Le jour d’après, Tupac arrive dans la salle de conférence de l’hôtel que nous avions réservé pour le shoot. Sans que je sache pourquoi, aucune de mes lumières ne marchaient. Tout le monde était en place, mais mon équipement m’avait lâché. Je savais que je devais dire à Tupac de revenir le lendemain et de me faire envoyer de nouvelles lumières dans la nuit, depuis New York. Je lui annonce la nouvelle, il sourit et me dit « No problem Chi, I’ll see you tomorrow ». Le lendemain, il arrive en avance. Après la session, il a invité toute mon équipe chez lui pour traîner. C’était ce genre d’homme, Tupac. Toujours un professionnel. Je ne suis pas sûr de pouvoir revivre ce genre de moment aujourd’hui. Certaines de mes plus belles images sont issues de ce genre de photo shoot tranquilles, simples.
Article initialement publié en 2015 sur SURL.