A-t-on le droit de dire qu’on n’en a « rien à foutre de la Shoah » ? Légalement, c’est très possible. Est-ce moralement condamnable ? Clairement. Est-ce qu’on peut considérer que le sujet Freeze Corleone, tel que s’en est emparé la sphère politico-médiatique avec un populisme à peine masqué, dépasse aujourd’hui ce simple débat et demande de notre part à tous un recul général, et nécessaire ? Essayons.
Illustration : @shinigekko
Éditeur : Antoine Laurent
Quand un individu, qui plus est un rappeur noir comme Freeze Corleone, est taxé d’antisémitisme, les voix des politiques comme celles des médias sont promptes à s’élever. Leurs condamnations sont fermes et les premières sanctions ne tardent pas à tomber : à peine un jour après que le parquet de Paris ait ouvert une enquête le concernant, Universal – son distributeur – annonçait déjà mettre un terme à leur collaboration. Si seulement les choses pouvaient être aussi expéditives quand on demande de nettoyer (« au karcher » ?) les chaînes de télé de ces éditorialistes et autres philosophes et leurs sorties nauséeuses sur les Noirs, l’Islam ou les femmes.
Dans son histoire, le rap français est habitué aux polémiques qui le dépassent. Tellement habitué qu’il n’a désormais plus de mal à les voir venir. Quand la nouvelle de la signature de Freeze Corleone chez Neuve, tout récent label du groupe Universal, avait été annoncée, aucun de ceux qui connaissaient l’artiste et la nature de son oeuvre ne pouvaient s’empêcher d’être surpris : une major s’était donc finalement autorisée à miser sur le potentiel à risques du rappeur cryptique. Mais savait-elle vraiment dans quoi elle mettait les pieds ? Visiblement pas assez.
De son côté, Freeze Corlone ne l’a faite à l’envers à personne. Depuis le milieu de la décennie 2010, celui qu’on surnomme (notamment) Chen Zen s’est affirmé comme l’un des tous meilleurs artificiers de France auprès d’un public averti, friant de son rap mécanique et ultra-référencé. Il semblait néanmoins acquis pour tous que le natif des Lilas ne resterait que la lubie d’une niche d’auditeurs, un underground king condamné à ne jamais sentir le poids de sa couronne.
On évoque plusieurs raisons à cela. Déjà, son choix de la discrétion (« Tu m’verras jamais en entrevue sur Booska-P ou sur Rapelite ») et sa proposition artistique sans concession, sans recherche de single, ni de refrains auto-tunés ou de productions radio-friendly n’en faisait pas un investissement commercial évident.
Surtout, sa fascination pour les théories complotistes et ses clins d’oeils répétés à l’Allemagne nazie – explicites mais sujets à interprétation – rendaient son profil problématique et clairement incompatible avec les sensibilités du grand public et les intérêts commerciaux et politiques d’une maison de disques. Et pourtant, après au moins six projets solo et des dizaines d’apparition en collectif sur lesquelles Freeze Corleone n’a jamais changé de disque, Universal a tenté le coup. La rumeur dit même qu’avant eux, Sony avait entamé des discussions avant de faire marche à arrière.
Il faut dire que la tentation était devenue trop grande pour une industrie fascinée par le rap et l’intérêt qu’il suscite – et les montants qu’il génère. L’angoisse de passer à côté d’une opportunité, de rater un coup, force parfois les décisions. Il faut donc croire que l’énigme Freeze Corleone, « rappeur de rappeur » dont l’influence technique se faisait ressentir dans de plus en plus de projets à succès dès 2015, constituait une opportunité visiblement trop belle pour ne pas prendre le risque. Pourtant, les enjeux sont clairs depuis le début, bien avant la polémique lancée par LMF, et ne permet à aucun protagoniste de mener une quelconque politique de l’autruche aujourd’hui.
Tout commence par la fin (des temps)
2016. Le 11 septembre, précisément. À minuit, heure du Sénégal, Freeze Corleone sort FDT (pour Fin des temps), un projet de 13 titres sans filtre qui concentre tout ce qu’on connait de l’artiste. Sur la forme, pas de chichi : Freeze est en roue libre, à l’aise dans des schémas de rimes répétitifs qui tracent le relief de son terrain de jeu.
FDT est codé, quasi occulte. Morceau après morceau, les phases sont livrées sans notice : à chaque « comme » sa comparaison, à chaque « s/o » sa référence, à chaque métaphore son invitation à aller se renseigner. Mais aucune vulgarisation, et aucune volonté de faciliter la tâche à qui que ce soit ; il revient à chacun de déchiffrer son propos, de décrypter une œuvre qui se veut ésotérique, presque inaccessible pour les non-initiés. Et les couleurs qui composent chaque tableau sont toujours, toujours les mêmes. Freeze convoque en tourbillonnant des références larges de la culture populaire (mangas, films, etc.), de puriste de culture rap francophone, historiques et, ce qui est moins commun, de culture africaine – principalement sénégalaises, mais aussi panafricanistes.
Mais ce n’est pas tout : les sociétés secrètes, les théories du complot, une fascination pour le mal et une rhétorique borderline antisémite viennent donc compléter la colonne vertébrale d’une œuvre qui, année après année, garde la même recette. Parfois subtile, parfois moins, Freeze Corleone s’arrange néanmoins toujours pour ne jamais clairement franchir une barrière qui entraînerait son œuvre dans une autre dimension, dans laquelle cet article n’existerait pas.
Quatre ans plus tard. Le 11 septembre 2020, précisément. À minuit, heure du Sénégal, Freeze Corleone sort donc LMF et tout ce qui a été dit sur FDT se calque à l’identique sur ce nouvel album de l’artiste du 667.
Une victoire à la Pyrrhus pour le rap ?
À une différence près : depuis 2016, Freeze a pris de l’ampleur et la sortie de LMF (pour La Menace fantôme) est un évènement tout sauf confidentiel. À l’heure où le rap domine les charts et donne le LA, à l’heure où les artistes qui développent une vision et une fanbase fidèle depuis plusieurs années sont enfin récompensés (s/o Laylow, s/o Josman), Freeze a pris une autre dimension en glanant des milliers de fans divers terriblement fiers de faire partie de « la secte ». Le fruit d’années de charbon. Les mois précédant la sortie de LMF ont vu le nombre de ces nouveaux adeptes grimper de manière exponentielle, grâce notamment à une production accrue, à des featurings remarqués – « Drill FR 4 » en tête – mais aussi à des collisions inattendues.
Comme celle avec Sardoche. Le 22 avril 2020, le ponte français de Twitch s’est amouraché de l’artiste devant 20 000 personnes, en plein stream « réaction rap français ». Deux-trois échanges Twitter et un trending topic plus tard, et c’est près de 17 000 personnes qui s’en vont suivre Freeze le jour-même sur le réseau, lui qui n’en gagnait « que » 2 000 par mois. Une explosion qui n’est en aucun cas à négliger, puisqu’elle explique une partie du succès qu’a connu l’artiste. De la même manière que Seb (ex-La Frite) a donné une carrière à Rilès, Sardoche a involontairement fait découvrir à son public le rappeur qui les représentait le plus : un « geek », bourré de références jeux-vidéos autant nichées qu’universelles, enfant d’Internet et de ses codes, qui, par ses provocations sur la communauté juive ou par son utilisation des figures du Nazisme, excite l’adolescent pré-pubère fanatique de positionnements radicaux.