SAINt JHN, prophète au pays des ratchets
Il n’y a qu’à le voir se déambuler fièrement entre les tables du patio de l’hotel Hoxton, muni de son manteau à mi chemin entre chinchilla luxueux et fausse fourrure glanée dans un marché du nord parisien. La provenance de son accoutrement du jour résume parfaitement le personnage, tiraillé par son désir de briller plus haut que le soleil à son zénith et son besoin viscéral d’afficher ses zones d’ombre, sa facette sulfureuse, alimentée par la fascination du new yorkais pour les ratchets, pour la luxure. Une chose est sûre, SAINt JHN fait dans le flamboyant. Si sa voix suave pourrait être celle d’un crooner, son phrasé le classe plutôt du côté de la nouvelle génération de rappeurs. Entretien avec celui qui veut trop devenir ce qu’il aurait peut-être dû être.
De son passé d’auteur, de toplineur, SAINt JHN ne fait pas l’étalage. Pourtant, celui qui aura écrit pour Usher, Jidenna ou encore Joey Bada$$ a un palmarès assez fourni. Comme pour commencer un nouveau chapitre, Carlos Saint John de son vrai nom décide de repartir de zéro en mettant en place une imagerie empruntant codes et symboles religieux. Son premier album Collection One, sorti en mars dernier fait office de livre sacré, de fondement pour un culte disruptif. Et y plonger s’apparenterait à jeter un coup d’oeil dans le judas de la porte d’un peep show. A l’heure où la sexualisation féminine devient un outil d’ascension sociale, l’homme érige les marie-couche-toi-là au rang de saintes, bien loin de l’image puritaine et démodée des saintes-nitouches. Lui voit en ses concerts d’immenses messes où les plus fervents disciples vocifèrent les psaumes 3.0 comme paroles d’Evangile. Le Vatican a migré à Gommorhe, profitant par la même occasion de déshabiller Saint Pierre pour rhabiller SAINt JHN.
Qui est SAINt JHN ?
Je suis de Brooklyn, New York. Durant ma jeunesse j’ai bourlingué entre Brooklyn et Georgetown, en Guyana, parce que mes parents étaient super pauvres et c’est de là qu’ils sont originaires. Donc naturellement, je me sens guyanais même si je ne parle plus tellement la langue. Après, il faut savoir qu’il existe trois Guyanes : la Guyane anglaise ou « Guyana », la Guyane hollandaise – qu’on appelle aussi Surinam – et la Guyane française.
Quand as-tu commencé à faire de la musique ?
J’ai l’impression que je fais de la musique depuis 100 ans. C’est comme si Jay-Z et moi étions allés au collège ensemble, tellement ça fait longtemps que j’ai démarré. [rires] Plus sérieusement, ça fait un bon moment que je suis dans le milieu, assez de temps pour avoir la sensation d’y être depuis une éternité.
Dans ce cas, pourquoi n’entend-on parler de toi que depuis presque deux ans ?
Je pense que ce n’est dû qu’au timing. Il y a eu quelques revers, quelques désillusions mais en dehors de ça, ce n’était qu’une questions d’opportunités avortées. J’avais déjà sorti quelques titres jusqu’à ce qu’une nouvelle occasion se présente à moi et que je décide de la saisir.
Au-delà du chant, tu as aussi participé à l’élaboration de certains titres pour d’autres artistes.
Tu sais, j’ai écrit pour pas mal d’artistes en même temps que je m’occupais de mes projets. J’ai écrit deux singles pour le dernier album d’Usher, un titre pour mon pote Jidenna, un autre pour une fille qui se nomme Kiesza…. [Il réflechit.] Ah oui, j’ai aussi écrit une partie d’un titre du premier album de Joey Bada$$.
Comment ça fonctionne quand tu écris pour ces artistes ? Est-ce que tu essayes de te mettre à leur place ou est-ce qu’au contraire ton écriture est impersonnelle donc facilement adaptable ?
Je pense que c’est une association de plein de facteurs. Tout d’abord, je suis fan d’une grande partie des artistes pour qui j’écris, j’aime sincèrement leur travail. Donc avant même savoir ce que je pourrais leur apporter, je me pose la question « Quelle direction devraient-ils prendre pour la suite de leur carrière ? » Et si la direction que j’imagine pour eux ressemble à celle vers laquelle je pourrais me diriger, alors le processus d’écriture peut démarrer. Je ne pense pas forcément à l’interprète quand j’écris, parce que je me fiche un peu de ce qu’il risque de kiffer ou pas, mais je m’assure toujours que les mots sonnent bien. Je pense surtout vraiment à me faire plaisir, en vrai, le reste m’importe peu. Parce que je pars du principe que si j’aime les paroles, je voudrais les entendre de la bouche d’un autre. Si demain je dois écrire pour Beyoncé, par exemple, je me demanderai d’abord ce que moi j’aimerais entendre venant de Beyoncé. Une fois que je détermine le sujet, alors je peux commencer à écrire. Mais attention : parfois ça marche, parfois non…
Comment décrirais-tu ton son et ta musique ?
Je ne peux pas décrire mon son. Même essayer, je ne pourrais pas. Ce serait complètement fou de ma part. C’est comme si je me matais dans un miroir et que j’essayais de me décrire pour que tu saches à quoi je ressemble. C’est impossible car je ne me suis jamais vu, la seule chose que je peux voir c’est une réflexion, une image de moi-même. Toi par contre tu as pu me voir, alors c’est à toi de me décrire et crois-moi que je serai attentif à ce que tu diras de moi. À part si tu me racontes que tu vois une femme blanche, là je serai complètement choqué ! [rires] Tout ce que je peux te dire quant à ma musique, c’est que j’aime les mélodies, j’aime qu’il y ait du contenu, des paroles fortes.
Pourquoi as-tu choisi de garder ton vrai nom ?
C’était la chose la plus simple à faire, d’autant que je ne sais pas jouer un rôle. Mon nom complet est Carlos St. John et j’avais déjà sorti deux projets en tant que tel, avant que la transition vers SAINt JHN ne se fasse. À l’époque, je continuais à écrire pour des gens mais j’avais envie de sortir mes propres sons à moi et un de mes potes m’a dit qu’avec Carlos St. John, on avait l’impression que j’allais sortir un album de reggaeton ! [rires] À partir de là, j’ai décidé de laisser tomber le nom Carlos et de me concentrer sur mon patronyme St. John, car encore une fois je ne pouvais pas être quelqu’un d’autre. Tu me vois porter un nom bizarre du style Donovan Lue ?! Je ne sais pas faire ça. Par contre je sais qui est SAINt JHN, je me réveille à ses côtés tous les jours.
Les gens peuvent-ils être sauvés par la voix d’un artiste ? Je crois surtout que la musique motive les gens et que ces-derniers se sauvent eux-mêmes.
SAINt JHN
Si l’on se réfère à la Bible, Saint John (ou Saint Jean pour les francophones) est un patronyme plein de sens. Il était le premier apôtre de Jésus et considéré comme son préféré. John était insensible aux poisons et guérissait les gens grâce à ses prières. Ce qui est intéressant, c’est que tu as récupéré quelques symboles de l’imagerie chrétienne, que tu distilles dans ton oeuvre. Première question : pour quelqu’un qui se veut spirituel, n’est-ce pas un nom trop difficile à porter ?
Je ne pense pas que mon nom soit un fardeau car il s’agit tout simplement de mon nom de famille, qui m’a été transmis par ma mère. Notre famille est de confession catholique et comme beaucoup, ma mère s’est construite à travers la religion et l’aspect spirituel des choses. Elle a d’ailleurs un Master en Métaphysique, donc nous avons été élevé dans cette logique d’étudier les religions et de les comprendre. C’est ainsi que j’ai été initié au Bouddhisme, au Brahma Kumaris, ainsi qu’à d’autres courants du Christianisme, comme le Baptisme, le Pentecôtisme ou encore l’Église adventiste du septième jour. Mais je suis passé par une phase où plus je cherchais à comprendre les choses, moins ces dernières n’avaient de sens à mes yeux. Alors j’ai décidé de croire en tout ce qui me connectait spirituellement. Donc pour répondre à ta question : non, je ne sens pas de poids sur mes épaules. Je comprends que mon nom de famille signifie quelque chose pour les Chrétiens, mais en même temps je ne dois rien à personne hormis aux gens qui écoutent ma musique, je me sens responsable vis-à-vis de la vérité.
C’est un sujet passionnant que de savoir la place de chaque personne dans l’humanité, son apport et le fait d’avoir ou non quelque chose à transmettre aux gens : un message, une oeuvre, une technologie, de l’amour, etc. Malgré ton nom de famille et le sens qu’il a, malgré le fait que tu puisses transmettre des messages à travers ta musique ou ton attitude, il semblerait que tu ne souhaites pas incarner ou du moins adopter cette position. Dans « 3 Below », tu dis même : « Ain’t tryna be nobody’s hero, ya know » (« Tu sais, je ne cherche à être le héros de personne »).
Je ne disais spécialement pas ces mots dans cette perspective-là. Le truc, c’est que je ne suis pas là pour te sauver, je t’informe juste de ces choses que j’ai vécues ou que j’ai essayées. Ce n’est pas forcément un constat avec un point de vue religieux car je ne crois pas vraiment à ça. Est-ce que c’est une phrase à double sens ? Bien sûr ! Beaucoup de mes textes sont comme qui dirait « codés ». Tout ce que je dis en l’occurrence, c’est que ce n’est pas le chemin que je souhaite emprunter, je ne suis pas ici pour remplir ce rôle-là. Je te donne des informations, à toi de te sauver par tes propres moyens.
Malgré tout, tu gardes la foi, tes morceaux ne sont pas défaitistes. Tu crois en l’Homme et pourtant il suffit d’allumer la radio, la télé ou de lire les journaux pour se rendre compte qu’on vit une période charnière où les religions sont opposées, où la violence escalade tous les jours. En temps qu’homme et en temps qu’artiste, qu’est-ce qui te donne encore de l’espoir ?
Wow, ta question en elle-même semble désespérée… Elle est même trop sérieuse pour que je te réponde. Est-ce que vos lecteurs prendront au sérieux un mec qui parle d’un sujet aussi profonds à l’arrière d’un Uber qui l’emmène à son hôtel afin de récupérer des vêtements pour le shooting photo qui va suivre ? [rires] Il y a tellement de choses dans ce monde qui pourraient justifier qu’on devienne dépressifs, et pourtant…
Selon toi, les gens peuvent être sauvés ou guidés par la voix d’un artiste et – par extension – par sa musique ?
Je crois surtout que la musique motive les gens et que ces-derniers se sauvent eux-mêmes. Ça fait partie de ces choses qui peuvent avoir un impact tel qu’elles deviennent une sorte de catalyseur te permettant d’agir par la suite. Mais selon moi, ce n’est pas la musique qui te fait faire ces choses-là. Tu voulais déjà les faire mais tu avais besoin de quelqu’un qui te le dise, ou d’une seconde opinion qui ait un angle de vue différent. C’est comme quand tu marches dans la rue en pensant à quelque chose de précis, et que tout d’un coup, tu aperçois cette chose-là. Les gens interprètent généralement ça comme un « signe ». En réalité, il s’agit d’un signe uniquement car à ce moment précis, cela a un sens pour toi. Mais ton esprit et ton inconscient étaient déjà à la recherche de quelque chose qui permette à ton cerveau de créer cette connexion.
Un jour, un auteur a dit : « Confier son destin à un dieu, c’est se décharger de sa responsabilité humaine. » Par moments j’ai l’impression que sous couvert de religion, l’Homme a causé bien plus de mal qu’il n’a procuré de bonheur et de paix. Un peu plus tôt, tu parlais des différents cultes que tu as étudié et il y en a un qui me vient en tête depuis qu’on a abordé le sujet, c’est le Five Percent Nation où chaque personne est son propre dieu. Plusieurs artistes ont montré certaines accointances avec cette religion, que ce soit Jay-Z, Rakim, Common, Nas ou encore SZA. Être décisionnaire de ton propre destin, de tes choix ; est-ce quelque chose qui t’anime ? En outre, te considères-tu comme un dieu ou crois-tu en quelque chose de plus grand ?
Je ne me suis jamais dit que j’étais un dieu et je ne m’attendais probablement pas à dire ce genre de choses avant que ne débute l’interview, mais disons qu’on ne sait jamais de quoi demain sera fait ! [rires] Plus sérieusement, j’ai le sentiment d’être responsable de ma propre vie. Je crois… [Il coupe.] Non, je sais que j’ai le pouvoir de changer son cours comme je peux changer celui des gens qui m’entourent et qui font parti de ma communauté. C’est une responsabilité que j’ai accepté car je suis conscient du pouvoir de mes mots et de ma voix. Je vois au loin ce que le futur me réserve et c’est assez clair pour moi, il faut d’ailleurs essayer de comprendre comment l’univers fonctionne ainsi que les lois de l’attraction… Tu sais, c’est un principe que ma mère a mis un point d’honneur à nous inculquer : toujours faire attention aux mots qui sortent de nos bouches. Par exemple, ne jamais dire « je déteste ». On faisait toutes sortes d’exercices à la maison, cela nous permettait de nous servir d’autres termes ou expressions comme « cela me réfrène ». Détester est un sentiment trop puissant quand tu sais que tu peux conditionner ton esprit à voir ou entendre certaines choses tellement tu les penses fort. Alors, au vue de ces manifestations engendrées par notre esprit, cela fait-il de nous des dieux ? Oui, car à force de croire ou dire certaines choses avec volonté, elles se produisent.
Les concerts pourraient être vus comme des expériences religieuses. En tant qu’artiste, on peut avoir ce sentiment d’être comme un dieu le temps d’une représentation.
SAINt JHN
Alors imagine un artiste conscient de ce pouvoir chanter dans une salle remplie de fans. Imagine Kanye West rapper « Power » avec une foule en transe, buvant ses paroles mot pour mot en sautant et en criant. Je vais peut-être un peu loin dans la comparaison mais selon toi, cela ne ressemble t-il pas à un prêtre en train de célébrer son culte devant ses paroissiens ? Parce que je ne sais pas si les gens ont vraiment pris le temps de lire les paroles de « Power » mais il me semble qu’il y a pas mal de sous-entendus spirituels, par exemple « No one man should have all that power »…
Les concerts et la musique en général pourraient être vus comme des expériences religieuses. En tant qu’artiste, on peut avoir ce sentiment d’être comme un dieu le temps d’une représentation. À chacun d’interpréter ça comme il le veut. Quant à savoir si mes mots vont changer les choses, si mes chansons vont toucher du monde… On verra, seul le temps nous le dira. Personnellement, tout ce que je peux te dire c’est que je connais mes intentions vis-à-vis de ma musique. Je connais le pouvoir de mes mots et leur valeur. Il y a quelques temps, nous étions en Belgique et j’écoutais une salle remplie de gens reprendre ma chanson « Roses ». Rien que ce moment-là me conforte dans mon opinion. Très vite, j’ai compris la valeur de cet échange : eux à l’unisson en train de renvoyer des mots que j’avais écris, à tel point que ça ressemblait à un cantique. Je ne prends rien pour acquis et je ne prends sûrement pas ça à la légère. Je sais que c’est une des responsabilités que je devrais porter avec moi sans avoir de posture passive. Et je sais au plus profond de moi que je ne dois pas tromper mes fans. Certains artistes se fichent de ça, pas moi car comme je l’ai dit plus plus tôt, je sais que mes mots peuvent avoir un impact sur eux et éveiller chez eux des envies qu’ils n’avaient pas forcément au départ.
La première étape pour moi c’est d’avoir une discussion avec toi et ce que je ferai dans le futur avec ma musique sera complètement différent. C’est drôle parce que ce matin je me suis réveillé en me posant la question suivante : si tu m’écoutes et que tu crois en mes paroles, que dois-je faire de cette influence ? Avoir du pouvoir n’est pas suffisant, il faut en faire quelque chose. Si j’avais un enfant, je lui dirais qu’il doit laisser ce monde dans de meilleures conditions que celles dans lesquelles il l’a trouvé. Qu’il apporte sa pierre à l’édifice, qu’il contribue à l’amélioration de ce monde… Je me pose constamment la question de savoir ce que je pourrais faire pour rendre ce monde meilleur. Et quand je dis ça, je n’ai pas envie de sonner comme un type qui prêche la bonne parole, loin de là.
Selon toi, le monde dans lequel nous sommes en ce moment même a-t-il besoin de la musique de SAINt JHN ? Et si oui, pourquoi ?
Probablement parce que ma musique est bonne. Arrivera un moment où ma musique sera appréciée comme il se doit car j’estime que la musique que je crée a ce qu’il faut dans son fond et dans sa forme pour résister aux dates de péremption courantes dans l’industrie musicale de nos jours. Ma musique aura un rôle très important dans le futur mais avant cela, je dois passer par certaines expériences de la vie, je dois emmagasiner des choses et je dois sortir de ces zones de conforts. Là tout de suite, je suis encore dans une phase où je rampe. Je dois me lever et marcher.
Si tu avais l’occasion de convaincre quelqu’un qui ne croit pas en ta musique, que lui dirais-tu ?
Je lui dirais d’écouter. La plupart du temps les gens entendent mais n’écoutent pas. Je ne suis pas quelqu’un que les opinions différentes effraient. Donc si tu n’aimes pas ma musique, tant pis mais si tu aimes la musique en général mais que tu n’aimes pas la mienne, est-ce parce que cette dernière manque de profondeur ? Est-ce parce qu’elle manque de valeurs ? Est-ce qu’elle n’est pas agréable à tes oreilles ? Je fais de la musique parce que je souhaite créer quelque chose de bien, d’agréable et je veux que cela marque les gens. Alors si tu n’aimes pas ma musique à cause de toutes ces choses, je te demanderais d’arrêter d’entendre et d’écouter ce que je dis et la façon dont je le dis. Ma musique n’a pas besoin d’être ultra pointue ou expérimentale du genre « Ferme tes yeux et roule en vélo » ou « Mets un porno et dis à ta meuf de danser autour d’une barre de pole dance. » Non, c’est beaucoup plus direct que ça.