Comment le streaming a fait chuter le cours de l’or
« J’ai disque d’or mais cela grâce au stream, donc jaloux écrivirent tweets hostiles », se lamentait Damso dans « A. Nwaar is The New Black », piste d’introduction de son dernier album Ipséité. À travers les chiffres, YARD s’est efforcé de comprendre pourquoi les haters évoqués par l’artiste belge tapotent nerveusement les claviers de leurs smartphones à chaque fois qu’un disque est certifié.
Chemise à fleurs légèrement déboutonnée, mocassins de velours et short assurément trop serré, le gusse se déhanche timidement sur une rythmique digne d’un best-of de Medhy Custos. Sa tenue a de quoi faire rire, d’autant qu’elle ne s’accorde pas avec son phrasé, primitif, empreint de mélancolie, qui plante le décor d’une cité phocéenne où les minots sont tous fadas. Le décalage est déroutant, presque ridicule, mais ça fonctionne. Pour sûr, c’est le compteur de vues qui nous le chuchote à l’oreille. Nous sommes en août 2014.
Un été plus tard, Jul siège confortablement dans les haute-sphères de la scène rap française. La majeure partie de son travail vient pourtant d’être engloutie dans les tréfonds de l’Internet. Plus de traces de sa chaîne YouTube, ni même de sa page Facebook, qui disparaît le temps de quelques jours, sans véritable explication. Comme s’il n’avait jamais existé, comme si sa fulgurante carrière n’était qu’une illusion.
Le marseillais est en réalité embourbé dans un conflit avec Liga One Industry, label indé au sein duquel il était contractuellement lié depuis ses débuts. Il faut attendre le creux de l’automne pour que cette querelle ne trouve une issue. Jul bombe le torse, puis jette un sourire narquois à ses anciens associés quand il annonce la création de sa nouvelle structure. « D’or et de Platine ». Tout ce sur quoi Liga One semble tirer une croix en se mettant à dos le plus prolifique des rappeurs phocéens.
Avant Jul, ils étaient peu nombreux à pouvoir vanter leur succès de la sorte. Il y avait bien Booba, qui faisait du disque de platine son « fond de commerce », tandis que la Sexion d’Assaut demandait carrément à ce qu’on lui « donne les dis…ques d’or ». Piochons les noms de Rohff, La Fouine, Kery James et Soprano, et nous avons un bingo de ceux qui collectionnent les certifications depuis que les paliers ont été (r)abaissés en 2006. Au début de la décennie, le game se renouvelle, intégrant de nouvelles têtes au sein de cette élite restreinte, de Sch à PNL, en passant par Lacrim, Kaaris, Gradur ou encore Nekfeu.
Mais ce qui était autrefois un club sélect et prestigieux, est devenu en 2016 l’équivalent du bar un peu cheap du coin de la rue. N’importe qui peut s’y inviter. La faute au laxisme de son physio, qui s’est finalement décidé à lâcher du lest vis-à-vis des droits d’entrée. Le Syndicat National de l’édition Phonographique (SNEP) l’a décrété : le streaming est désormais comptabilisé dans les ventes de disques. Pour chaque projet commercialisé après le 1er janvier 2016, on additionne les écoutes obtenues par chaque morceau sur Deezer, Spotify, Apple Music, TIDAL ou Napster, puis on divise le tout par 1000 pour obtenir un chiffre s’apparentant à des albums « vendus ». Seule singularité, on divise le chiffre du single le plus écouté par deux avant de le prendre en compte.
Des certifications en cache-misère
Les règles changent, et ce sont les rappeurs qui en profitent. À force de charbonner à la mine, ils ont fini par trouver le roro qui ornera leurs disques. Plus une semaine ne passe désormais sans qu’un album n’obtienne de certification. Alors le cours de l’or chute, lentement mais sûrement. Le public – de plus en plus regardant vis-à-vis des ventes – se met à dévaloriser ce qui était encore il y a peu, le saint Graal de l’industrie musicale. « Ouais il a été disque de platine mais tout ça, c’est grâce au streaming ».
Difficile de lui donner tord quand on observe les certifications attribuées aux albums sortis en 2015 – dernière année avant que le streaming ne soit comptabilisé – et 2016. « Meilleure année du rap français » d’après Mouv’, 2015 a définitivement consacré les nouvelles têtes d’affiches de la scène hexagonale (Gradur, Nekfeu, PNL et Sch), en plus d’accueillir les derniers efforts de noms bien établis : Requiem de Lino, Mon coeur avait raison de Maître Gims, Rohff Game de Rohff, D.U.C et Nero Nemesis de Booba, Le bruit de mon âme et Double Fuck de Kaaris, R.I.P.R.O. vol. 1 et 2 de Lacrim, Je tourne en rond et My World de Jul. En clair, ce fut une année riche, au cours de laquelle 17 disques d’or ou de platine* ont été décernés. Le calendrier de 2016 n’apparaissait pas nécessairement aussi fourni et pourtant, ce sont cette fois 27 projets qui ont été certifiés.
Plus de certifications, sans forcément qu’il n’y ait plus de ventes. En 2015, l’album certifié réalise en moyenne une première semaine à 30 125 ventes, réparties entre le physique et le digital. Sur les mêmes critères, il ne chiffre qu’à 14 353 exemplaires en 2016. Quelques années plus tôt, les démarrages de projets comme La Dictature de la MZ (3 889 ventes, hors streaming) ou Batterie Faible de Damso (4 677 ventes) auraient sans doute été considérés comme « timides », au mieux « honorable » dans le cas du belge, qui sortait là son premier véritable album. Avec des chiffres de ventes pourtant supérieurs, Ateyaba de Joke et Miraculé de Niro, tous deux sortis en 2014, ont souvent été moqués pour leurs scores, considérés comme des flops. Sauf qu’aujourd’hui, le streaming est là pour maquiller tout ce qui pourrait s’apparenter à un échec commercial.
L’exemple le plus probant étant encore celui de Niska. Avec le succès populaire de « Sapés comme jamais », il fait se déhancher jusqu’au plus coincé des bassins de l’Hexagone. Avec les street hits « Carjack Chiraq » et surtout « PSG », il déchaine les enfers de notre YARD Summer Club. Son freestyle de « charo » donne des ailes à Blaise Matuidi, qui inscrit un inhabituel doublé avec l’équipe de France en septembre 2015. À chaque but, sa danse attitrée. Les médias foot finissent par succomber au phénomène. Quelques semaines avant la sortie de sa mixtape Charo Life, Niska est à son pic de popularité. Ce qui ne fait pas décoller outre mesure les ventes du projet. 8 361 exemplaires trouvent preneur après une semaine d’exploitation… décevant pour celui qui semblait parti pour emboîter le pas de Gradur. Un an plus tard, son album Zifukoro réalise un démarrage similaire (8 615 ventes). Mais puisque le streaming l’a auréolé d’un disque d’or, 3 mois après sa sortie, impossible de ne pas parler de « succès ».
Quelles solutions pour pimenter le jeu ?
Face à une industrie du disque mourante, l’achat physique ou digital était devenu un acte symbolique. Sortir 10€ de sa poche pour un projet que l’on peut potentiellement télécharger gratuitement sur le net, c’était la plus significative des marques de soutien, une manière concrète de miser sur un artiste. Avant le streaming, les certifications récompensaient justement ceux qui parvenaient à pousser un public peu dépensier à faire cet effort. D’où la valeur qui leur était accordée. À côté de cela, qu’est-ce qu’une écoute sur Deezer ou Spotify ? Puisqu’elle ne coûte rien, elle permet déjà de se faire un avis. Un album peut ne pas plaire, on continuera peut-être à rejouer quelques uns de ses titres. Ça ne signifie pas pour autant qu’on aurait été prêt à l’acheter. Difficile donc de parler de « ventes » à proprement parler, bien que les maisons de disques n’hésitent pas à communiquer en conséquence.
Cela dit, comment peut-on blâmer le SNEP d’accorder une place au streaming ? Puisque plus personne n’achète de CD aujourd’hui, quoi de plus normal de considérer ce qui constitue aujourd’hui la plus pertinente des manières de consommer légalement la musique. C’est ce qu’expliquait Benjamin Chulvanij, le boss de Def Jam France, dans une interview accordée à Rapelite :
« Le streaming nous a sauvé. Il a permis de donner une parole propre aux gens qui nous pirataient […]. On est dans une génération où le format CD est en train de mourir. Le téléchargement iTunes fait -30% chaque année. Le streaming, c’est le nouveau mode de consommation par abonnement. Tu payes 10€ par mois, 10€ fois 12, ca fait 120€ par an. Qui achète 12 CDs à l’année ? Personne. Alors vive le streaming. »
À travers cet entretien fleuve, l’ancien patron d’Hostile Records déplorait également la défiance du public français à l’égard du streaming : « Le public en France est toujours un peu vieillot, même les jeunes sont vieux. Aux Etats-Unis, ça n’a posé aucun problème. Tu sais pourquoi ? Parce que Walmart, le ‘Carrefour américain’ a cessé de vendre des CDs. Donc il n’y avait pas le choix. » Sauf que contrairement à ce que Chulvanij affirme avec certitude, le streaming a aussi fait l’objet de critiques outre-Atlantique. Quand la RIAA avait attribué un disque de platine à Kendrick Lamar pour To Pimp A Butterfly, peu après la prise en compte du streaming, Anthony « Top Dawg » Tiffith, président de Top Dawg Entertainment, s’était empressé de réagir. En deux tweets comme en cent, il réaffirmait son attachement au barème traditionnel, assimilant le streaming à un « cheat code ».
we don't stand behind this @RIAA bs. ole skool rules apply, 1 million albums sold is platinum.until we reach that #, save all the congrats.
— TOP DAWG #TDE (@dangerookipawaa) February 1, 2016
À croire que le jeu est devenu bien trop facile pour certains des joueurs, qui finissent par sévèrement s’ennuyer. C’est le cas de Maître Gims, qui appelait le SNEP à rehausser les paliers de certifications, actuellement fixés à 50 000 ventes pour le disque d’or, 100 000 pour le disque de platine et 500 000 pour le disque de diamant : « Je pense qu’il faudrait rééquilibrer les choses. Le soucis là, c’est qu’il y a des disques d’or à tout va. C’est une bonne chose que le streaming ait un peu relancé l’industrie du disque. Mais vu que l’industrie est un peu en train de renaître de ses cendres, je pense qu’il faudrait remettre le disque d’or à 75 000 ou 100 000. À l’arrivée, ça remettrait le disque de diamant à 1 million. Une place très valorisante, très compliquée à atteindre, mais le goût est meilleur quand c’est difficile. » Inenvisageable pour Benjamin Chulvanij, qui estime que cela condamnerait les autres genres musicaux. Une autre possibilité pourrait être de créer une certification spécifique aux albums massivement « écoutés » en streaming, à distinguer de celle décernée aux albums réellement « vendus ». Deux sortes de performances tout aussi respectables l’une et l’autre, mais qui correspondent à des modes de consommation différent.
Peut-être aussi devrions-nous simplement nous faire à l’idée que les certifications seront désormais monnaie courante dans notre cher rap français francophone. Combien d’années passées à déplorer le fait que tel ou tel artiste n’obtienne pas le « disque d’or qu’il mérite » pour finalement regretter qu’il l’obtienne « trop facilement » en 2017. « Paradoxal », vous dites ? Sans doute. Reste que la prise en compte du streaming pourrait bien avoir des incidences sur la manière dont les artistes construisent leur projets. De la même manière qu’un « format radio » s’était dessiné au fil des années concernant les singles, on se dirigerait alors vers des disques volontairement longs, décousus, destinés à engranger un maximum d’écoutes. Avec sa « playlist » More Life, Drake a offert un bel exemple de ce que pourrait être le format de demain, et d’autres emboîteront assurément le pas. Après tout, n’est-ce pas lui qui prétendait avoir « le toucher de Midas » ?