« Summertime ’06 » – Vince Staples

Dans la majorité des cas, la musique se suffit à elle-même. Les claquements de caisse-claire additionnés aux battements par minute dessinent dans un sens, le squelette d’un corps parfois homogène, ou encore définit le pouls, voire la durée de vie d’une piste. Dans ce cas de figure, l’artiste fait vivre sa partition au gré de ses envies, et pour nous, simples auditeurs que nous sommes, nos oreilles suffisent pour déchiffrer les notes de ses accords. Mais au-delà de la valeur intrinsèque musicale, d’autres vecteurs permettent d’interpréter l’œuvre artistique. Bien avant l’arrivée de la presse spécialisée ou encore la démocratisation du format « music video », un artiste ne disposait que de la pochette de son disque microsillon pour communiquer avec son public. Popularisée à la fin des années trente par Alex Steinwess, le premier directeur artistique de Columbia Records, la jaquette a traversé les âges et est devenue au fil des années le prolongement de la réflexion artistique. Ambitieuse, elle dépeint les couleurs de l’œuvre dans son ensemble alors autant s’arrêter sur celle-ci pour tenter de l’interpréter.

Vince Staples – Ep#5: Summertime 06

 

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Name: Vince Staples
Birth of date: 2nd July, 1993
Album: Summertime ‘06
Artwork: Tai Linzie
Release Date: June 30, 2015
Record Label: ARTium Recordings, Def Jam Recordings


L’enfance est une période un peu à part dans une vie…
Courte, elle rime le plus souvent avec l’insouciance et la légèreté. Du coup, quelques années plus tard, quand le charme de l’âge adulte nous a submergés, se remémorer ces instants suscitent aisément la nostalgie. Pour certains, ne plus avoir un quatre-heures après une dure journée est une tristesse. Pour d’autres, ne plus pouvoir se reposer sur ses parents fait apparaître une pointe d’amertume. Pour Vince Staples, l’enfance semble être une parenthèse. Un moment vécu de l’extérieur, comme spectateur, sans manifester une once de ses sentiments. L’année dernière, alors que son auditoire grandissait de façon exponentielle, pour son single « Nate », il choisissait de rendre un hommage à son père, une figure paternelle qu’il a toujours idolâtrée, chérie, sans pour autant qu’elle n’ait eu besoin de lui imposer un modèle, une conduite à suivre, une vision manichéenne, du bien et du mal.
Dans ce titre, pour rendre son histoire accessible à un public plus large, Vince s’attardait sur un sujet universel, l’âge tendre, et esquissait le portrait de son géniteur à travers quelques anecdotes. L’image est charmante, et Scoop Deville (producteur du titre), renforçait cette sensation en ajoutant quatre touches infantiles de xylophone sur chaque mesure. Couramment utilisé pour l’éveil musical d’un enfant en bas âge, ce bruit n’est certainement pas celui qui a bercé son foyer à North Long Beach (Californie). Débordé par les heurts de la vie, les affaires illicites de son père ont toujours traînées dans sa maison, que ce soit dans la cuisine, où son père pesait ses grammes de coke ; ou bien dans le salon, où son père, étreint d’un bandana noir autour du bras, une aiguille à la main, prenait sa dose… Pourtant, l’ébauche crayonnée par Vince n’est pas critique, juste réaliste. Quand son papa le déposait à l’école, il s’assurait de lui prononcer deux mots magiques : « je t’aime ». Quand il sera enfermé en prison, il veillera à ce que son fils ait les dernières Jordan. Des mémoires particulières, narrées par une voix apathique.

 

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Mais l’enfance est aussi une période pendant laquelle de nombreuses choses sont intériorisées, et certainement à cet instant, Vince a pris son ton monocorde. Outre, son vocabulaire, la manière de se comporter, les habitudes de son milieu familial, ses goûts culinaires voire vestimentaires, ou encore ses activités extrascolaires, sont emmagasinées dès le plus jeune âge. Tous ces facteurs, dénommés habitus par le sociologue français Pierre Bourdieu, sont des éléments acquis inconsciemment, pendant notre jeunesse, et qui par la suite, nous donneront une grille de lecture pour décrypter le monde à notre convenance. Et plus les personnes partagent les mêmes habitus, plus ils forment une classe. À Los Angeles, ce concept de classe est déterminé essentiellement par le salaire. Plus vous avez d’argent, plus vous existez, plus vous côtoyez les mondanités, que vous soyez hispaniques, afro-américains, asiatiques ou anglo-saxons. Avec un père en taule, une mère seule pour maintenir le foyer à flot, Vince va fréquenter ce qui est proche de lui.
À partir d’ici, la réalité commence à se décanter. Sans argent, habiter Rodeo Drive ou Hollywood Hills n’est pas envisageable. Les choix pour résider une municipalité paisible sont mis de côté, et l’appartenance ethnique devient le second critère pour fédérer un quartier, et par extension un groupe. Pour les résidents de Compton, North Long Beach est perçu comme l’issue de secours. Situé à cinq minutes en voiture, ce secteur, érigé comme quartier résidentiel, dans lequel tout le monde croirait se connaître, avec un jardin pour chaque maison, fait rêver tous ceux coincés à la case départ. Avec toutes ses économies, sa mère s’installe dans le Northside, mais les apparences sont parfois trompeuses. Pensant avoir quitté l’enfer, elle atterrit simplement un arrêt plus tôt : au purgatoire.

 

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Car le Northside fonctionne sur le même modèle que Compton. Désocialisé du monde extérieur, même si ce secteur dénote d’une mixité plus grande que sa commune voisine, la vie de quartier est régie par des règles qui lui sont propres. Les couleurs, bleues, rouges, voire marrons, sont synonymes d’ordre face à l’ingérence étatique. Par inversement, les lois en vigueur dans le monde dit « normal » sont obsolètes. Ce changement de paradigme élargit la notion de classe, les mots changent, et on ne parle plus de classe, mais de gangs, qui tous sont associés à des rues ou des blocks précis, et définissent la place de tout individu dans cette microsociété. Pour chaque membre de la bande, les valeurs sont communes. Le langage, la démarche, les accessoires vestimentaires, la loyauté, et même la gestuelle de ses doigts. Une forme d’amour envers les siens, qui provoque inévitablement la haine envers les autres…
Lorsqu’on scrute le Twitter de Vince Staples, on réalise que son image d’arrière-plan est une photo de deux plaques de rue. L’une affiche l’avenue Obispo. L’autre affiche la rue Poppy, numéro 3200, en direction de l’Est. À cette intersection, durant toute son enfance et adolescence, Vince façonne son caractère dans sa seconde famille, les Naughty Nasty Gangster Crips. Malheureusement, les conseils de sa mère et sa grand-mère lui seront très utiles, car à une autre époque, toutes deux firent partie des Crips. Le déterminisme sous la plus belle des formes. C’est sa mère qui découvre que son fils a rejoint la bande, le jour où il rentre à la maison avec un œil gonflé et une lèvre égratignée. Ses larmes n’y feront rien, et de ce fait, quand son fiston admet avoir des embrouilles, plutôt que de larmoyer sur la fatalité, elle le force à les résoudre avec ses poings, quitte à prendre sa voiture pour l’emmener se battre sur-le-champ. #thuglife

 

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L’enfance est une période un peu à part dans une vie…
Au cours de celle-ci, Vince et ses copains délimitent leur terrain de jeu entre l’avenue Obispo, Downey, Poppy Street et le boulevard Artesia. Dans ce périmètre – 600 m² tout au plus -, pour se reconnaître, tous portent des casquettes Yankees ; tous prononcent le Northside « Norf Norf » ou « Norfside » ; tous ont un revolver pour veiller sur leur prochain ; tous sont loyaux à moins d’être radiés du groupe ; tous défendent leurs rues comme si ces morceaux de béton étaient les leurs. Chaque été, en pleine période de vacances scolaires, ils s’amusent sur la chaussée ou à la plage. Des balades naïves qui prennent des tournures dramatiques quand il faut se baigner sans son t-shirt, ou encore traîner avec un t-shirt à manches courtes dans la rue, car s’afficher torse nu, ou montrer ses avant-bras, c’est aussi révéler ses tatouages… Des motifs qui, la majorité du temps, symbolisent l’allégeance à un gang, à un groupe, et engendrent des confrontations mortuaires.
À ce moment, ce quartier, replié sur lui-même, s’aperçoit qu’un monde autour de lui vit, le regarde, l’épie, et relate ses histoires lorsqu’un drame, comme une balle perdue qui toucherait un innocent, viendrait l’émouvoir. Plus ces faits-divers sont dramatiques, plus ils outrepassent la sphère locale pour être relayés dans les journaux, les chaînes de télévision, voire même cités dans les discours des politiciens. Des faits qui ne font qu’accentuer l’incompréhension entre les nantis et les démunis. Plus facile de juger que de comprendre quelque chose qui ne correspond pas à notre culture, encore plus quand on ne met jamais les pieds dans ces quartiers.

 

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Une multitude de lignes sont nécessaires avant de saisir la pleine mesure du titre Summertime ’06. Un passage brutal à l’âge adulte. Ce moment délicat où les lois du monde dit « normal » vous rattrapent. Dans les souvenirs de Vince Staples, cet été 2006 est la fin de son insouciance, la fin de son immunité, le moment où les autorités ont décidé de juger un de ses amis en tant qu’adulte, pour un meurtre qu’il aurait commis. Plus on avance, plus « les cases s’allument une à une comme dans Billie Jean », et plus on comprend pourquoi son projet avec Larry Fisherman (Mac Miller) était intitulé Stolen Youth (« Jeunesse Volée »). Aux États-Unis, même si vous êtes mineur, la loi peut vous considérer comme responsables de vos actes, et donc vous juger comme un majeur. Une erreur de jeunesse peut coûter une vie, ou du moins la moitié, voire le quart. Dès lors, la possibilité d’être condamné à perpétuité à l’âge de treize ans, sans remise de peine, ni même libération conditionnelle, est concevable. Ce thème, énoncé lui aussi dans To Pimp a Butterfly de Kendrick Lamar The judge make time. You know that, the judge make time right ?»), fait prendre un peu plus conscience de l’importance culturelle de son album.
L’été 2006 c’est aussi tout ce qui a été fait avant. Tout ce qui a fait son éducation. Sa mère, son père, ses amis, sa grand-mère, Norf Norf et ses allées sombres où Dieu s’est fait fumer sans complexe. Ici, les valeurs sont inversées. La rancœur n’est pas malsaine, au contraire, elle est saine et assure vos arrières. La loyauté n’est plus vraiment la norme, puisqu’une remise de peine peut être offerte en échange d’un nom ou deux. Un monde paranoïaque, où plus personne ne se fait confiance au final. D’ailleurs, les conseils de ses parents l’ont certainement aidé à nager à travers ses eaux troubles. Lorsque ses problèmes entre bandes rivales escaladent dangereusement, sa mère l’envoie à Atlanta le temps que tout se tasse. Autre exemple, le bonhomme ne s’est fait aucun tatouage, à l’évidence averti des désagréments que cela pouvait occasionner, aussi bien durant les contrôles police, qu’avec ses ennemis.

 

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Cette pochette est indivisible de sa vision artistique, et de surcroît, de sa musique. Pour tenter de l’interpréter, il faut chercher, fouiller, car Vince ne donne aucun indice, lucides que ses auditeurs l’écoutent pour sa personne, ses textes, et son caractère, des traits qui ont gangréné son état d’esprit, ainsi que détruit l’équilibre de sa communauté. Cette sensation se prolonge à l’écoute du disque, puis la réécoute de ses anciennes compositions. Chaotiques, oppressants, alarmants, les moments de répit sont épars dans ses projets, mais lorsqu’on fait l’effort d’y plonger, on découvre un garçon en pleine réflexion, intelligible, et très critique sur l’environnement dans lequel il vit. Un titre comme « LORD », réalisé sur sa mixtape Winter in Prague (2012), s’éclaircit de manière surprenante lors d’une nouvelle écoute. En définitive, sa volonté de ne pas être si accessible – comme à l’image de sa pochette en apparence – c’est certainement parce qu’il se fiche d’être compris par les autres, tant qu’il est compris par les siens. Dans la plupart de ses clips, les figurants sont ses amis. Pour promouvoir son album dans sa ville, Def Jam lui a alloué un camion de glace pour distribuer des sorbets gratuits dans son quartier. Une stratégie intensive plutôt qu’extensive comme à l’image d’une rime du titre « Señorita » qu’il explique ainsi sur Genuis :

« People don’t know what a fuckin’ Douglas Burger is, so they can listen to this song all they want but they don’t know what I’m talking about just because of the simple fact they don’t know where that is – they’ve never been there. I don’t feel like I need to go too deeply into explaining my lyrics » / « Les gens ne savent pas ce qu’un putain de Douglas Burger signifie, donc ils peuvent écouter le morceau autant qu’ils veulent, mais ils ne savent pas de quoi je parle, à cause du simple fait qu’ils ne savent pas où c’est. Ils n’y sont jamais allés. Je ne ressens pas le besoin d’aller plus loin sur l’explication de mes paroles ».

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Vince Staples ne veut pas toucher large, mais il veut toucher juste. Quand on prête attention à sa pochette, elle pourrait avoir sa place dans une galerie très portée par l’art abstrait. Dans celle-ci, le gamin du Norfside orchestrerait sa première exposition, un travail qui lui a permis de casser le cycle du déterminisme, et de se retrouver confronté à autre chose, à une autre culture, et à d’autres gens. Son exposition résumerait son parcours du Norfside jusqu’aux bureaux de Def Jam. Séquencée en plusieurs tableaux, chaque peinture correspondrait à un moment clé de sa vie. Pour son œuvre centrale (sa pochette), l’artiste aurait sobrement intitulé sa peinture « VINCE STAPLES // SUMMERTIME ‘06 ». De base, sa peinture était noire, toute noire, pour matérialiser ses souvenirs, mais aussi la transition brutale de l’âge tendre à l’âge adulte à treize ans. Quelques liserés blancs voire grisâtres seraient laissés par son pinceau sur sa toile. Hormis ça, le noir serait absolu. Mais après avoir fini son aquarelle, les mémoires de la plage de Long Beach lui seraient revenus, et ce dernier aurait décidé de tracer d’un pinceau plus fin, ses rives qui ont bordé son enfance. La quiétude avant l’inquiétude… Parce qu’il faut toujours se méfier de l’eau qui dort, car à travers le bruit des vagues et les pleurs des goélands, un coup de feu peut surgir à tout moment.
La question est la suivante, à quoi aurait ressemblé la peinture « VINCE STAPLES // SUMMERTIME ‘07 » ? Rendez-vous au prochain épisode…

 

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