TDE, ma famille d’abord

« Nous avons contrôlé 2013 sans même avoir lâché un album. Je me demande ce qu’il arrivera en 2014 quand six albums sortiront. Ils ne sont pas prêts #TDE #HiiiPoWeR. Prise de contrôle. » Comment en sommes-nous arrivés à ce tweet plein d’insolence d’Anthony Tiffith, fondateur de TDE ? Pour mieux comprendre, retour là où tout à commencé : Los Angeles.

La cité des anges

Survolant Los Angeles, William H. Whyte Jr.urbaniste américaindécide de laisser ses fiches un court instant pour regarder à travers son hublot. Aux meilleures loges pour apprécier la vue, il déclare que «l’être humain [a] une aptitude déconcertante pour foutre en l’air son environnement.» Étirée à l’extrême, Los Angeles s’étale sur plus de 150 kilomètres sans séparation entre ville et banlieue, avec peu de centres culturels à visiter. Du coup, il est préférable de visiter L.A. en mini-van plutôt qu’à pied.

Mais sans chercher à savoir s’il y a une corrélation entre les «drive-by» et l’aménagement du territoire, chaque communauté de Los Santos se regroupe selon des critères précis. Le salaire, la race et surtout la valeur foncière sont les éléments primordiaux pour fédérer un quartier. Les promoteurs immobiliers vendront brillamment cet espace grâce à l’argument: «le jardin pour tous.» Dès lors, cherchant à fuir la misère de Chicago, la famille de Kendrick Lamar pose ses bagages à Compton, espérant donner une éducation sans heurts à son fils Kenny.

En réalité, les quartiers de L.A. sont coupés du monde. Un sentiment parfaitement illustré par le rappeur King Tee qui s’immortalisa en train de déambuler paisiblement dans les rues de C-P-T avec un canon scié «long tah Clin Eastwood», pour décrire l’atmosphère d’une ville et l’état d’esprit d’un jeune Afro-Américain qui va avec.

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Mais ce canon scié est aussi une réponse âpre à huit années de restrictions. Ronald Reagan à la tête du pays, les coupes budgétaires, les délocalisations, les baisses d’impôts mènent le cap de sa politique  et, comme par «magie», le crack fait son apparition. Évidemment, les quartiers défavorisés étant livrés à eux-mêmes, l’économie sous-terraine semble la seule issue. Les immenses «public housing», où la précarité domine, se transforment en véritables «pistes de ski» due à la «dope» à chaque coin de rue, et Jay Rock, qui naît et grandit dans le «project» de Nickerson Gardens, ne connaîtra jamais de boulot ordinaire.

À neuf minutes du Staples Center, la mère de ScHoolboy Q atterrit dans la 51e Rue de Figueroa, à côté de l’intersection de Hoover, pour élever son fils seule. Lorsque le film South Central sort, le malheureux Q, âgé de six ans, n’est pas en mesure de tout comprendre. Dans ce long métrage, Stephen Milburn Anderson relate la vie d’un jeune Noir allant en prison après s’être acoquiné avec les Hoover Street Deuces. Séjournant en cellule pour dix ans, O.G. Bobby Johnson laisse derrière lui son fils avec une mère camée  et, forcément, son gosse rejoint les Deuces. Avec plus de maturité, ScHoolboy Q aurait certainement compris les sermons de sa mère et l’importance d’un père à la maison. Mais Q se serait aussi aperçu que les rues de Los Angeles sont régies par des territoires colorés. Rouges pour les Bloods. Bleus pour les Crips.

Une famille avant tout

Dans cet univers sociétal éclaté, rien ne prédestinait quatre gamins de quatre coins différents à se rapprocher. Au contraire, les chances de les voir s’affronter étaient bien plus probables. En 1997, Anthony Tiffith fonde Top Dawg Entertainment avec l’unique but de faire briller ses talents de producteur. À force de discuter avec son cousin Terrence Henderson, les deux s’associent pour transformer le petit home-studio en un label indépendant. Grandissant à Watts, et plus précisément à Nickerson Gardens, les compères connaissent le terrain, mais c’est le succès de l’un des oncles de Tiffithmanager du musicien Romequi pousse le binôme à se lancer.

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Les bases sont posées à Watts. Occupé à y faire de la lugemétaphore filéeJay Rock a aussi pris la mauvaise habitude de traîner avec le gang afro-américain le plus populaire de Watts: les Bounty Hunter Bloods. De quinze ans son aîné, Tiffith trouve les mots justes pour lui faire entendre que, selon CNN, l’espérance de vie d’un jeune Noir dans le ghetto est estimée à 21ans. Ironiquement, c’est à 21ans que Jay Rock signe chez TDE. Un mois plus tard, un gamin de Compton surnommé K-Dot rejoint le groupe. Mais, très vite, le contact entre les deux artistes est tendu, résultat des rivalités de leurs quartiers respectifs. 

Anthony Tiffith endosse son rôle de figure paternelle et trouve une fois de plus les mots pour dissiper les égos mal placés: «Vous pouvez combler ce trou entre les différents quartiers, car maintenant vous pouvez parler au monde.» La route continue et, six mois plus tard, les ambitions s’exportent à Carson, une municipalité plus tranquille. Ici, Ab-Soul passe son temps dans le disquaire que ses parents devront fermer, car plus rien ne s’y vend. Malgré ces avertissements, Soulo souhaite poursuivre une vie d’artiste et peaufine déjà ses métaphores avec son groupe Area 51. Dès lors, quand Tiffith lui soumet un contrat en 2006, l’intégration à sa nouvelle famille concrétise son rêve.

Tiffith et Punch forment leur équipe de production, Digi+Phonics, et dénichent leur ingénieur son, Ali, mais un chaînon manque à la machine. De son côté, ScHoolboy Q, n’ayant toujours pas regardé le film South Central, mène une vie de «gangsta, gangsta, gangsta» avec les 52 Hoover Crips. En bon produit de son environnement, à 21 ans, il file en prison. Son ami d’enfance Alil’ingénieur sonse charge de sa «réinsertion» en lui priant de s’arrêter au studio de TDE. Comme ses futurs camarades, Q se met à rapper et les détails glissés entre ses vers interpellent Punch, qui lui dit simplement: «Continue de venir, continue de rapper.» De fil en aiguille, Q se prend au jeu, devient le «hype man» de K-Dot, mais ses émoluments n’étant pas assez élevés, il se remet à vendre de l’oxycodone. Excédée, sa mère le met dehors et, sans chez soi, TDE aménage le canapé du studio en un lit pendant près de deux années. Mais avec la naissance de sa fille, les responsabilités le rattrapent. En 2010, Q intègre complètement la famille en signant son contrat, sans même le faire vérifier par un avocat.

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#NewRules

Comme toute famille est régie par des règles, lorsque l’on pousse la porte de la maisoncomprenez le studiocinq principes capitaux sont affichés sur le mur: «charisma, substance, lyrics, authenticity, work ethic». Entre ces murs tout se crée. Anthony Tiffith avoue les avoir «enfermés dans le studio pour qu’ils puissent y travailler ensemble […] ils ne pouvaient rien faire d’autre que se lier d’amitié.» Tous issus de L.A., leurs anecdotes se ressemblent. Quand K-Dot se faisait voler sa Mega Drive par sa tante accro au crack, ScHoolboy Q, lui, se faisait dérober son vélo par son oncle. La besogne remise au goût du jour, les sessions studio se muent en échappatoire à la névrose d’une ville et les quatre bousculent les conventions dogmatiques en choisissant le nom de Black Hippy.

Jay Rock capte le premier l’attention des labels. Naturellement, Top Dawg Ent. signe son artiste chez Warner Bros. Records, espérant avoir trouvé la solution pour atteindre le grand public. Le titre « All My Life (Ghetto) » est catapulté sur les ondes hertziennes avec un couplet de Lil Wayne, peut-être pendant sa période la plus crédible dans le «game». Mais alors que tous les feux sont aux verts pour sortir l’album Follow Me Home, Warner s’y oppose. Coincé dans l’antichambre du succès, la dix-septième fortune des «Hip Hop Cash Kings» de Forbes se porte garant pour débloquer la situation. Cet homme, Tech N9ne, a monté l’un des labels les plus lucratifs dans un coin oublié du rap: le Missouri. Du coup, Follow Me Home est mis en rayons grâce au label Strange Music et, au passage, les deux cerveaux derrière TDE gardent en tête qu’il est possible d’être rentable et indépendant sans baisser son pantalon. 

Par la suite, TDE redéfinit sa stratégie et décide de ne plus courir derrière les radios. Internet court-circuite les intermédiaires inutiles et, désormais, TDE cible les cœurs. De ces mots Punch dit faire de la «human music ». Une musique qui touche et à laquelle on peut s’identifier. À partir de ce moment, K-Dot oublie son pseudonyme pour son vrai nom, Kendrick Lamar, et incarne à la perfection la nouvelle vision du label.

Contrôlant à présent le merchandising et ses tournées, Top Dawg Ent. garde habilement son intégrité et sa verve. Là où dans la «Cité des anges» ils ont déjoué les trames imposées par un environnement difficile, dans l’industrie du disque ils procèdent de la même façon en dépassant ses diktats. À partir de 2011, le label choisit de sortir du marché de la mixtape pour remettre au premier plan le travail artistique, quitte à faire payer ses auditeurs. 

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Les critiques s’emballent, les couvertures XXL se débloquent et TDE se construit un public. En 2012, la machine Interscope ajoute ses experts du marketing pour faire basculer l’équipe à l’échelle internationale. Mais la création artistique étant entre ses mains, le label joue le jeu selon ses règles. Pour son premier album, placé en major, TDE adopte un premier single, « Swimming Pools (Drank) », qui aborde les thèmes de l’alcool, de la pression sociale qui en résulte et des dégâts qu’il cause sur une génération.

T.D.EAT

Jean-Paul Sartre écrivait: «Jamais nous n’avons été aussi libres que sous l’Occupation allemande.» Dans cette phrase, il soulignait que chaque individu pouvait construire sa vie à travers ses actes. TDE s’est constitué dans des quartiers où le déterminisme est une réalité. Des endroits dans lesquels l’État s’est désengagé et dans lesquels une génération s’entretue dans l’indifférence totale. Or, Anthony Tiffith et Punch Henderson ont altéré les statistiques de CNN et ajouté un nouveau nom au classement annuel des Cash Kings 2013 de Forbes en inculquant une rigueur exemplaire. Par la même occasion, ils ont aussi fondé une famille.

Anthony Tiffith avait raison, TDE pouvait donc «parler au monde» en intégrant toute cette musique à nos baladeurs numériques. Mais avec sa première place décrochée au Billboard cette année avec Oxymoron, de ScHoolboy Q, ses 135 caractères emplis d’impertinence étaient vrais. «TD.EAT.» Autrement dit, dans leur jargon, «TDE se fait des sous.» Le label part à présent lorgner hors de ses terres avec Isaiah Rashad, recruté dans le Tennessee. Pour couronner le tout, la famille est à présent complète avec sa première dame, SZA.

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