En ride à Paris avec Tee Grizzley
Tee Grizzley plaît aux très grands. Il y a un an aux États-Unis, avec le track « First Day Out », son nom était sur toutes les bouches. Logique quand on retient l’attention de LeBron James et JAY Z. Il faut dire que l’artiste originaire de Détroit s’est constitué un portfolio sonore des plus redoutables. Depuis, il navigue entre concerts et showcases histoire de tire profit de cette passe du « real MVP », émigré du côté du soleil californien durant l’intersaison. Mais Terry Sanchez Wallace mesure-t-il toute la distance parcourue entre le quartier de Joy road à l’est de Motor City et la Place Vendôme, à Paris ? Deux « salles » donc, à qui l’artiste a décidé de donner la même ambiance.
Photos : @pabloattal
Son titre « First Day Out », enregistré le jour même de sa libération de prison en 2017, rencontre un vrai succès, en tout cas assez pour attiser la convoitise des labels américains, toujours à l’affût du prochain gros coup. Et au jeu de la flatterie, c’est Atlantic via 300 Entertainment qui rafle la mise. Mais qui est donc ce Tee Grizzley dont la majorité des rappeurs nous vantent les mérites ? Impossible pour nous de répondre à cela à travers d’insipides questions-réponses durant lesquelles les artistes tentent de dissimuler (parfois avec brio) leur ennui ou pire, leur aversion.
Aussi, l’idée d’une rencontre moins formelle dans un contexte pouvant prêter à l’échange s’impose organiquement. Le rendez-vous est pris sur Paris, du côté des joailliers, dans le 1er arrondissement. Si, de notre côté, les paroles de « Window Shopper » de 50 Cent résonnent dans nos têtes au fur et à mesure que nous poussons les portes de grandes maisons d’orfèvres, précédés par le garde du corps massif de Tee Grizzley et l’entourage de l’artiste, ce dernier se délecte de tout ce faste, n’hésitant pas à tester certaines pièces et à sortir une liasse de billets à rendre jaloux Picsou. Tant mieux, car entre l’accent à couper au couteau des employés et celui entouré de chewing-gum du natif de Détroit, l’argent servira de traducteur. Money Talks.
Les extraits qui vont suivre sont tirés de la journée passée ensemble.
Nous venons de rentrer dans le Viano, quelques minutes après avoir rencontré l’artiste à son hôtel. Tee Grizzley est accompagné d’une partie de son entourage, et veut qu’on le guide vers quelques bonnes adresses. « Est-ce que vous avez déjà commencé à filmer ? Que je sorte mes billets et que je vous montre ce que je vais dépenser. On peut payer en dollars ici ? Non ?! Bon, bah… Il faut qu’on s’arrête quelque part pour que je puisse changer cette liasse pour des euros », murmure-t-il un peu contrarié.
« Je viens tout juste de finir ma conditionnelle. Je suis enfin un homme libre, dans tous les sens du terme. T’imagines ? »
Je remarque qu’il y a quelques « intrus » parmi tous ces billets de 100 dollars. Tee Grizzley croise mon regard et me dit qu’il collectionne ceux de 5 dollars, car ce sont « les premiers émis » et qu’on les reconnaît « grâce aux traits à l’encre rouge les parcourant ».
On parle de tout et surtout de rien, les « small talks », comme aiment les appeler les amerloques. C’est aussi une façon de connaître ses centres d’intérêt. On en vient à sa vie et forcément, on aborde la question de la prison. « J’ai tout juste fini ma conditionnelle. Je suis enfin un homme libre, dans tous les sens du terme. T’imagines ? Ça ne fait qu’un mois que je suis libre et que je peux voyager en dehors des États-Unis [l’interview a eu lieu fin novembre 2018, ndlr]. Avant ça, tout ce que je pouvais faire se réduisait seulement à mon pays. » J’essaie d’en savoir un peu plus sur sa nouvelle vie, ce qu’il a ressenti en quittant sles États-Unis pour la première fois. Je lui parle du vol plutôt long entre Détroit et Paris. « Ce n’est pas tant le vol en soi qui m’a marqué. Disons que l’atterrissage m’a mis une claque parce que c’est à ce moment précis que l’avion a touché le sol français. J’ai 24 ans et je suis à Paris ».
J’apprends qu’il ne connaît pas grand-chose sur la France si ce n’est ses marques de luxe et le mot « bonjour », prononcé comme un gars bien de chez nous. JB, la jeune femme qui l’accompagne — et qui semble être la représentante du label de l’artiste — me redemande si on fera bien une escale au bureau de change. Je comprends alors que d’autres membres de son entourage nous suivent en voiture lorsque JB nous prévient qu’il faudra récupérer dans un autre véhicule son sac rempli de bijoux. « C’est pour les photos. C’est beaucoup mieux quand ça brille ».
L’artiste souhaite écouter du rap français, histoire de se faire une idée. Je lui explique que la plus grosse star hexagonale s’appelle Booba. Tee semble tiré de sa torpeur et m’interroge : « Est-ce que ses albums se vendent aux États-Unis ? », ce à quoi je réponds par l’incertitude en précisant qu’à défaut d’écouler des projets là-bas, le rappeur y vit depuis un bon moment. Je poursuis en lui disant que la France est le second marché mondial en termes de musique urbaine. « Mais quel est l’artiste américain qui marche le mieux ici ? » Je lui dis qu’à peu de choses près, leur classement musical Hot 100 est le même que le notre. Même si notre chauvinisme musical est très ancré, nous sommes très au fait de ce qu’il se passe chez eux, notamment grâce à internet et les réseaux sociaux. « Future ? Migos ? » Bien sûr qu’on les connaît ! Le tube « ESSKEETIT » du floridien Lil Pump se fait alors entendre à la radio. Quand Tee me demande si ce titre passe en soirée ici, j’acquiesce en lui disant que le rappeur était même présent au festival Lollapalooza à Longchamp (en vrai, j’ai dit « Paris ») l’été dernier.
« En gros, t’es en train de me dire que les meilleurs rappeurs viennent de banlieue ? »
Notre voiture traverse les rues menant à la Place Vendôme et le regard de Tee Grizzley brille en voyant défiler les devantures de luxe. « Ah ! Il y a un Valentino ici ? Il faut absolument qu’on fasse un tour là-bas », prévient-il d’une voix monocorde. Je décide alors de lui faire écouter Booba et son titre « 92i Veyron ». Sa tête se retourne de suite. « J’adore l’instru, c’est chaud ! » s’exclame JB, tandis que le rappeur de Détroit bouge frénétiquement le crâne. « Tu sens que le mec maîtrise les vibes. Qu’est-ce qu’il raconte dans le morceau ? » me demande ce dernier. J’essaie de traduire ses paroles puis je décide de résumer le premier couplet en quelques mots : l’histoire d’un nouvel homme riche qui parle de son passé, de l’adversité et de son isolement face à cette situation. « C’est nouveau comme son, ça ? » J’ai presque l’impression qu’il est déçu de ne pas saisir le sens des mots qui s’échappent de la radio. C’est alors que je décide de passer « Chasse à l’homme » de Niska, je lui explique qu’on joue ce titre dans toutes nos soirées et que ça crée l’anarchie à chaque fois. « Pourquoi tu ne traduis pas ce qu’il dit là ? » me demande JB. « J’ai vraiment envie de rapper sur ce track, il est très chaud ! » enchaîne Tee avec un grand sourire, notant en même temps le nom du morceau ainsi que celui du rappeur. Sans blague.
C’est fou comment la musique aide géographiquement. En décrivant à Tee Grizzley où sont les places fortes du rap en France et dans la capitale, j’arrive à lui expliquer la notion de Grand Paris. Je parviens à lui faire comprendre notre système des banlieues grâce au groupe PNL et leur très cher 91, en lui racontant le raz-de-marée provoqué par le duo à travers toute sa stratégie marketing, son concert avorté à Coachella, son univers. « Ok donc si je cherche un truc à faire, il vaut mieux que j’aille en banlieue, c’est ça ? » Euh… Tout dépend de ce qu’on recherche, mais Paris reste Paris et jusqu’à preuve du contraire, la ville centralise beaucoup de choses. « En gros, t’es en train de me dire que les meilleurs rappeurs viennent de banlieue ? » demande-t-il avec sa question rhétorique. Je décide de ne pas me mouiller. Les goûts et les couleurs, dirons-nous.
« Est-ce que les rappeurs d’ici sont dans les bijoux comme nous aux États-Unis ? » La question me rappelle une conversation eue avec Roy Woods quelques mois plus tôt, l’artiste canadien étant venu avec les mêmes interrogations. Je lui réponds que certains ont adopté ce style « bling-bling » sans qu’il soit réellement ostentatoire. Cela s’arrête généralement à une grosse marque de montres. J’essaie d’expliquer que notre démographie ainsi que l’économie du disque ne permet pas d’avoir des rappeurs aussi riches qu’aux États-Unis. Qu’à un moment se pose la question du choix entre le fond et la forme lorsque ces rappeurs souhaitent franchir un palier « économique ». Le peu d’argent investi dans la communauté à travers restaurants, marques de vêtements ou autres ne rejaillit pas suffisamment sur les artistes et ne permet pas de concurrencer les USA et leurs strip clubs, par exemple. Dans ces lieux, tous les business (musique, drogue, sexe, entertainment, etc.) semblent s’imbriquer, créant alors un cercle « vertueux », car l’argent « réinvesti » entre ces murs est réutilisé dans d’autres business liés à la musique, de près ou de loin.
« Il faut que tu me connectes avec des mecs d’ici, que je pose sur des prods pendant que je suis là. »
On n’avait pas anticipé le fait que de filmer ou prendre des photos dans certains stores poserait problème. De toute façon, Tee Grizzley n’a pas vraiment l’air d’être dans une phase d’achats compulsifs. La quinzaine de minutes à rentrer puis sortir des magasins chauffés à souhait, couplé à la température chutant de plus en plus ont raison de notre hardiesse. On décide de quitter la zone et de rejoindre son hôtel.
« Combien de temps dois-je rester en France pour pouvoir parler couramment la langue ? », demande prudemment Tee. « Je dirais qu’il faut séjourner ici pendant 6 mois minimum, mais si tu cherches à parler avec notre argot, ça va te prendre un peu plus de temps. Déjà que la langue française est plus compliquée, alors si tu dois te taper toutes les déclinaisons… En fait, on récupère principalement des mots d’origines maghrébine et d’Afrique subsaharienne à cause de nos origines. Comme vous avec le créole ou le patois jamaïcain. »
Après avoir écouté Lacrim et son titre « On Fait Pas Ça », Tee Grizzley me demande si je connais des producteurs de rap à Paris. « Je ne comprends pas ce que les mecs racontent mais les instrus sont très bonnes. Il faut que tu me connectes avec des gars d’ici, que je pose sur des prods pendant que je suis là. Échangeons nos numéros, ça sera plus simple. »