Teyana Taylor, la disciple de Grace Jones

C’est un tube disco aux allusions lubriques, un succès radio glouton, « Pull up to the bumper ». Sur la pochette du 45 tours réédité en 1985, Grace Jones porte un débardeur gris chiné coupé trop court pour couvrir toute sa poitrine et un slip de boxer taille haute. Les muscles sont saillants, huilés. Comme un air de déjà vu. Dans le clip de « Fade », celui qui l’a révélé aux yeux du monde, Teyana Taylor s’assume comme l’héritière de l’extravagante icône des années 80.

 

Objet de fantasme

Un samouraï africain, un clown, un gladiator, une actrice de kabuki, un toreador … Grace Jones a campé tous les rôles et nourri tous les fantasmes de ceux qui l’avaient érigé en muse. Toujours à demi-nue. Jean-Paul Goude l’a divinisée, la statufiée. Son corps, sculptural, était son terrain de jeu. Il le maniait, le malmenait, le disséquait, le détournait, le « spectacularisait » à l’envie. Entre ses doigts et sous son œil, Grace Jones s’est muée en personnage de science-fiction, en créature mythique. « Mon corps me servait de langage », confiera-t-elle. « Ma performance avait une qualité robotique, un mélange d’humain, d’androïde, d’humanoïde ». Ses courbes bien balancées captivaient, envoûtaient. « Certains artistes séduisent le public, flattent le public, implorent le public, Grace, vous violez le public, votre spectacle est un assaut sexuel », ose un jour Orson Welles sur le plateau du Dinah Shore Show.

 

 

« Fade » aura soulevé le même émoi hypnotique. Dans le clip de Kanye West, Teyana Taylor danse et sue en petite tenue dans une chorégraphie sensuelle et saccadée. Ses abdos découpés, ses fesses rebondies, ses quadriceps modelés et sa poitrine voluptueuse ont fait tourner les têtes de plus de 40 millions de curieux sur YouTube. Depuis, son nom est sur toutes les lèvres. Même celui de Kim Kardashian. « Ok je viens de me lever et de regarder encore une fois la vidéo de « Fade » pour me motiver à faire du sport ce lundi matin. Merci @TEYANATAYLOR » puis « @TEYANATAYLOR a le plus beau corps du monde!!! », twittait la vedette de la fratrie Kardashian au lendemain des MTV Video Music Awards. Un an plus tôt, Teyana Taylor se hissait dans le Hot 10 du magazine Maxim.Dans la foulée, elle posait entièrement nue, enrobée de feuilles d’or craquelées, pour Sasha Samsonova. Parmi les clichés, la chanteuse se délasse sur un matelas dépouillé, cheveux rasés à blanc, lunettes de soleil sur le nez et cigare à la main.

 

Teyana Taylor Sasha Samsonova

 

Sur son Instagram à 4 millions d’abonnés, elle légende : « Maman Grace Mz. Jones Si c’est toi vilaine qui m’a appris. C’est pour toi ». Il y a aussi cette photo, où la belle pose en robe léopard, couchée sur une peau de bête assortie, un pastiche d’un portrait de Grace Jones publié dans l’édition italienne de Playboy en 1978. Samsonova célèbre une beauté façon Jones, androgyne, graphique, hiératique, impérieuse et lascive. Le « body-painting » lui-même évoque les lignes géométriques blanches qu’avait tracées Keith Haring sur la peau de la reine du disco en 1986. Le corps comme toile d’artiste. Mais plus qu’une œuvre d’art ou un « packaging », Grace Jones et Teyana Taylor ont fait de leur enveloppe charnelle une marque. Qui vaut son pesant d’or.

 


« Certains artistes séduisent le public, flattent le public, implorent le public, Grace, vous violez le public, votre spectacle est un assaut sexuel. » Orson Welles


 

Moins de deux mois après la révélation du clip bouillonnant de « Fade », Teyana Taylor affriole de nouveau dans un shooting signé Albert Watson pour le magazine Paper. « Celle-ci est pour ma salope de fée de mère… Hello maman Grace #PAPERMAG #TheHoodGraceJones », écrit le modèle sous l’un des clichés sur Instagram. Elle y apparaît rugissante, la chaire nue imprimée d’un chapelet de lettres et de chiffres. La silhouette athlétique et lubrifiée, magnifiée, le couvre-chef fantasque, la férocité, les perruques, le grillz (rappelant la Une de l’édition du Printemps 1975 de Vogue Hommes)… Tout transpire l’influence de Grace Jones dans cette série capturée par Watson. Quelques semaines auparavant, déjà, Taylor revendiquait la filiation en relayant la couverture du Paper d’octobre 2015, une photo de Grace Jones en noir et blanc, datant de 1978. En hashtag : #MothaGrace.

 

grace-jones-teyana-taylor-paper

 

Mère, fée, plus qu’une inspiratrice, la pin-up jamaïcaine aura été un modèle, une héroïne, un mentor, un ange gardien, aux yeux de la jeune new-yorkaise. Le lien de parenté est plausible, les deux artistes font montre des mêmes bons gênes : un corps naturellement ciselé. « À 6 ans j’avais déjà des tablettes de chocolat », raconte Taylor. Un idéal presqu’irréel, que la maman vingtenaire avait miraculeusement retrouvé à peine quelques semaines après le terme de sa grossesse. Comme Grace, qui alléguait faire très peu d’exercice en-dehors du hula hoop et des sauteries électriques du Club Sept et du Palace (« Je n’ai pas grand-chose à faire pour être musclée. C’est juste génétique »), Teyana, amatrice de junk food, ne jure que par la danse. « Quand je danse, je peux danser 12 heures d’affilée. Je peux répéter pendant 12 heures et ne pas ressentir de fatigue. C’est fou comme le corps tout entier travaille », explique-t-elle. « Strong is the new skinny », paraît-il. Alors on se pâme, s’embrase d’admiration pour cette carcasse aux lignes si parfaites et à l’attrait magnétique, éclipsant tout de go la flopée d’instagirls en legging moulant. « Découvrez le secret que le tout Hollywood meurt d’envie de connaître ! » promet le site de Fade 2 Fit en ouverture. Avec le lancement de son programme d’entraînement, Teyana Taylor compte réintégrer la danse comme une discipline à part entière du fitness. Dans la vidéo promotionnelle, elle rejoue « Fade » en sous-vêtements de sport estampillés « F2F ». Un filon qu’elle épuisera vraisemblablement jusqu’à la corde.

 

 

Who run the world ?

En 1982, Grace Jones pose dans une cage, délestée de ses vêtements, un morceau de viande crue et une gamelle d’eau aux pieds, sous l’objectif de Jean-Paul Goude, pour les soins de l’ouvrage Jungle Fever. Yvette Roudy, ministre des Droits de la femme sous Mitterrand, juge à l’époque l’image comme « une atteinte à la dignité des femmes ». Elle fait fausse route. Grace Jones montre les crocs, les lèvres ourlées de rouge à lèvres carmin. Elle semble féroce, indomptée et indomptable, aucunement soumise. « Je n’ai jamais effacé ma part de masculinité, ni ma part animale. Je suis une créature. » Grace Jones était cette amazone, mi-féminine mi-masculine, farouche et indépendante. « Je suis mon propre « sugar daddy » » aime-t-elle à répéter.

 


« Je n’ai jamais effacé ma part de masculinité, ni ma part animale. Je suis une créature. » Grace Jones


 

Ancien garçon manqué, Teyana Taylor est de la même trempe. À la fin du clip de « Fade », la protégée de Yeezy se transforme en créature féline, au milieu d’un cheptel de moutons. Elle étreint son mari, Iman Shumpert, sa fille assise non loin. Teyana se distingue et s’élève au-dessus du troupeau, de la masse, de la plèbe. Devenue lionne à force de travail et de persévérance, elle ne se résigne pas, elle se bat, elle ne suit pas, elle crée. À l’avant-garde, comme Jones. Si la danseuse se meut dévêtue, elle ne fait nullement figure de femme-objet. Vive, fière et déterminée, elle tire les fils de son existence. Sa musculature renforce l’impression de puissance. Le tableau illustre son accomplissement. « C’était plus que de juste danser en brassière et en string », confie l’intéressée auprès de Paper. « Vous pouvez être superwoman. Vous pouvez tout avoir, cet équilibre dans votre relation, votre famille et votre carrière. C’est l’opposé du cliché qui veut que les enfants ralentissent votre carrière. » Grace Jones n’aura pas non plus laissé la naissance de son fils Paulo freiner ses ambitions à l’aube de son âge d’or, en 1979.

 

 

Passée de starlette de seconde zone à icône pop, celle que l’on qualifiait à l’époque de sous-Rihanna a furieusement évolué. « Je veux faire des choses différentes » soufflait-elle à The Fader en 2008. « Ma propre émission télé, mon propre dessin animé, ma propre marque de soins. Je vais essayer de tout faire. » Si Teyana Taylor est dotée d’un joli filet de voix, ses capacités vocales paraissent, comme Grace Jones, relativement limitées. Pas grave, elle voit plus loin, vise plus haut. Chanteuse, rappeuse, auteure, danseuse, chorégraphe, mannequin, actrice, styliste … une diva multi-facettes, comme son idole. Teyana Taylor a pensé la chorégraphie du clip « Ring the Alarm » de Beyoncé, été l’héroïne d’un épisode de « My Super Sweet Sixteen » sur MTV, dansé dans la vidéo de « Blue Magic » de Jay-Z, pondu un morceau à succès, « Google Me », joué dans près de dix films et séries, posé sa voix sur le My Beautiful Dark Twisted Fantasy de Kanye West, écrit pour Chris Brown, Usher et Omarion, dessiné une paire de sneakers pour Adidas puis pour Reebok, livré un premier album et une mixtape ou encore été jurée de la huitième saison de l’émission America’s Best Dance Crew. L’artiste veut tout dévorer. Racée, intense, elle attrape la lumière.

 

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Sur le défilé de la collection Yeezy Season 4, on ne voyait qu’elle, en cycliste et brassière échancrée. De quoi marcher sur les pas de « Motha Grace », fashion queen absolue. Celle qui avoue avoir, comme Jones, un caractère explosif, a aussi bluffé son monde lors des derniers VH1 Hip Hop Honors en se glissant dans la peau de Lil’ Kim. A vrai dire, l’artiste a des talents de transformiste. « Je suis malléable à l’infini » disait Grace Jones, friande des jeux de rôles, des looks futuristes, des chapeaux foldingues et du maquillage prononcé. Comme elle, Teyana Taylor se métamorphose au gré de son humeur, « tomboy » ou « vamp », les cheveux blonds, cuivrés ou noirs, longs, courts, lisses, tressés ou ondulés, les ongles fluos ou métallisés. Elle incarne une foultitude de personnages.

«J’ai signé avec Kanye West il y a quelques années mais je pense que je n’étais pas encore prête. Je pense que le timing, c’est tout. Le timing de Dieu, c’est tout », livrait Teyana Taylor sur le plateau du Wendy Show en septembre dernier. Son heure a sonné, enfin, couvée par une bonne étoile. La même que Grace Jones ?

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