Thomas Azier : « On vit dans un monde en noir et blanc. Il y a tout un monde entre les deux »
Après « Hylas », sorti il y a trois ans, le néerlandais Thomas Azier est de retour avec un nouvel opus : « Rouge ». Un titre en français comme un hommage à Paris où il habite aujourd’hui après quelques années passées à Berlin et une enfance entre la Hollande et le sud de l’Inde. « Pour moi le rouge est la couleur la plus contrasté. Et si je devais donner une couleur à ma voix, ce serait celle-là. Parce que la voix est l’instrument le plus versatile qu’on ait à disposition ; on l’utilise quand on est en colère, quand on est triste, quand on pleure, quand on baise.. C’est vraiment un instrument étrange. Mais la façon dont on l’utilise dans la musique est toujours très sûre. Et pour moi, le rouge c’est le sang, c’est la passion, c’est le sexe…c’est tellement de choses. »
Photos : @lebougmelo
« J’ai grandi avec le hip-hop, mais pour moi c’est important de faire ma propre musique, parce que je ne viens pas de cette communauté. Donc je ne peux pas me permettre de le prétendre. »
Si sur le précédent album on retrouvait les influences froides et très électroniques d’une scène musicale Berlinoise, une froideur métallique renforcée par des textes mélancoliques centrés autour d’un passage douloureux de l’adolescence à l’âge adulte. À Paris, Thomas laisse derrière lui ce passage initiatique et trouve une nouvelle inspiration, plus terre à terre : « On a une histoire musicale très forte en Europe et je voulais la défendre, sans copier l’Angleterre ou les Etats-Unis. […] Peu importe la culture, que ce soit la soul aux Etats-Unis, la musique congolaise ou malienne, les voix sont vraiment importantes et sonnent parfois comme de l’opéra, ou de la musique française avec des gens comme Brel… Je pense que la France a cette tradition de grands chanteurs. C’est aussi pour cette culture de l’interprétation que j’ai fait cet album en France. Pour voir si j’étais capable de pousser ma voix à ce niveau-là. » Est-ce qu’il pense y être arrivé ? « Le temps le dira. » Un résultat plus humain, à la recherche d’une musique plus organique et plus proche des titres qu’ils écoutent en ce moment. « J’aime beaucoup Perfume Genius, c’est un type très étrange, mais un très bon chanteur. J’écoute aussi pas mal de jazz, comme Chet Baker, Miles Davis bien sûr. J’aime beaucoup la musique où on peut sentir l’air. Parce que la musique d’aujourd’hui n’a pas d’air, tout vient d’un ordinateur. Je n’ai pas envie de passer pour un vieux, mais ce n’est plus organique et c’est ce que j’ai essayé de faire sur cet album, quelque chose d’organique. […] Je ne voulais pas non plus jouer avec un groupe, parce que j’ai grandi avec la musique électronique et un ordinateur. Mais je fais chacun de mes sons à la main, et puis je les sample. Ça me ressemble plus. »
De façon plus surprenante, Thomas se retrouve aussi dans la culture hip-hop, dont il retire principalement la notion d’authenticité. « J’ai grandi dans la culture hip-hop comme beaucoup d’entre-nous. Mais le hip-hop est une musique qui trouve ses origines dans une communauté. Moi j’ai grandi à la campagne et je ne veux pas être celui qui récupère cette culture. Je l’aime, je m’y retrouve d’une certaine façon, mais je ne veux pas faire la même chose, ce n’est pas moi. Donc je dois m’exprimer d’une autre façon. La culture hip-hop est la culture dominante aujourd’hui, la source de beaucoup d’inspirations. Elle a changé, est devenu tellement énorme et mainstream. Drake par exemple, il me fatigue vraiment. Je ne peux plus entendre sa voix. Pour moi c’est un acteur, il n’est pas authentique. Mais tu sais pourquoi ça marche ? Parce que les Blancs l’apprécient. Tout le monde l’apprécie, même des jeunes de banlieues huppées aux Etats-Unis s’y retrouvent. […] J’ai grandi avec toutes ces choses, mais pour moi c’est important de faire ma propre musique, parce que je ne viens pas de cette communauté. Donc je ne peux pas me permettre de le prétendre. Ce serait une erreur. Mais j’ai grandi en écoutant le Wu-Tang Clan en pleine campagne. »
Avant la sortie de l’album, il dévoilait « Gold » et « Berlin », mettant l’accent sur les textes qui tiennent une place centrale sur cet album. « Tout mes héros sont de grands auteurs, de cultures différentes. Et leurs mots sont tellement puissants… J’ai l’impression qu’on perd ça et c’est là-dessus que j’ai voulu me concentrer ». Un travail nourrit par un sens de l’observation qu’il développe très jeune, au fur et à mesure de ses voyages, une pratique essentielle dans sa compréhension du monde qui l’entoure, du fonctionnement d’une société qu’il découvre, le moyen de mettre de l’ordre dans ce qui lui apparaît chaotique. « J’essaie de créer du sens car je suis tellement sensible et je ressens tellement de choses que sans ça, je deviendrais fou ». De ce chaos, il dégage une interprétation plus narrative et fortunée : « Je vois les choses de façon poétique, j’ai des sentiments positifs envers la jeunesse. Même si on vit une époque où on ressent que ce qui constitue, la structure meurt. […] Mais en tant que jeunes, j’ai l’impression que nous ne sommes pas tristes. Je pense plutôt que nous sommes plein d’espoir, et plein d’énergie. Il n’y a pas de tristesse, plutôt de la lamentation. Notre génération se lamente de quelques chose, mais on ne sait pas vraiment de quoi. Mais on est aussi très conscient des choses. »
« J’ai l’impression que mon prochain album prendra cette direction. Vers Accra, j’aimerais aller à Lagos. J’ai envie de voyages et de faire de nouveaux titres. »
A peine sortie, l’album se réinvente déjà sur scène : « Je suis très à l’aise sur scène, j’aime ça. Mon langage corporel est plus détendu. J’ai appris à m’exprimer avec mes bras, sans être effrayé d’être trop féminin. J’étais habituellement assez inquiet de ce que les gens pouvaient penser de moi. Maintenant je me dis, peu importe, je suis qui je suis. Je pense que toute la question est là. J’essaie de faire la balance, d’être moi-même le plus possible. On vit dans un monde en noir et blanc, mais il y a tout un monde entre-les deux, il y a des nuances et cet album est vraiment centré sur les nuances… et les détails. Il a un côté très féminin, très doux. »
Pour lui, la prochaine étape réside encore dans un nouveau voyage, dans un nouvel environnement : « Mon frère travaille dans la musique à Abidjan. Il travaille avec le groupe Kiff No Beat ; j’étais là quand ils ont enregistré leur album. Là-bas, j’ai aussi travaillé sur le dernier album de Stromae. Mon frère travaille avec pas mal d’artistes là-bas, je m’y rend pour travailler et j’ai pas mal d’échanges avec ces artistes. Je travaille sur leur musique, ils bossent sur la mienne… J’ai l’impression que mon prochain album prendra cette direction. Vers Accra, j’aimerais aller à Lagos. J’ai envie de voyages et de faire de nouveaux titres. » Est-ce que son prochain album aura des sonorités Afrobeat ? « Qui sait ? Je pense que je devrais trouver mon propre style, mais j’aimerais travailler avec pas mal de beatmakers dans le genre. »
Rouge – Disponible dès le 12 mai