Trajectoire : du ballon de basket à l’oeuvre d’art

Après le football, ses expositions par-ci par-là, ses fanzines et ses photographies mythiques de Juergen Teller, c’est au tour du basketball d’attirer non seulement les grands noms de l’art contemporain, mais aussi ses passeurs les plus motivés.

Trajectoire, le projet porté par Jérémie Nassir, s’inscrit dans une tendance artistique qu’il faut avoir identifiée pour en mesurer l’ampleur grandissante. Le basketball a fait son entrée dans l’art contemporain. Et ce, dès 1985, en grandes pompes (probablement des Air Jordan) avec Jeff Koons et son One Ball Total Equilibrium Tank et de façon plus ou moins recherchée dans les travaux d’artistes (souvent américains) qui se sont intéressés à ses formes, à son impact social, aux émotions qu’il transmet. Le basketball continue de fédérer et de passionner, même une fois hors du terrain. C’est là que Trajectoire prend en main le rôle de médiateur. Explications.

Benoit Lépine

Les passionnés de basketball savent que, outre l’amour du jeu, il y a la beauté du jeu, et ça n’a pas échappé aux plus esthètes d’entre eux. Les numéros léchés du magazine américain Franchise comme les livres Courts de Ward Roberts en sont autant de preuves. Le graphisme des terrains de basketball n’en finit pas d’inspirer de nouveaux lieux (plus propres à être instagrammés qu’à être muséifiés mais dont on ne se lasse pas). Parmi eux, comment ne pas citer le très populaire Duperré situé à Pigalle, lequel attire certes les jeunes joueurs, mais aussi l’oeil curieux des photographes et des réalisateurs ?

La rencontre entre le milieu artistique et l’un des sports les plus pratiqués au monde peut finalement paraître évidente : puisqu’il est beau par lui-même, certains artistes épris de basketball, comme Tyrell Winston ou le collectif New York Sunshine, ont fait de leur hobby favori la matière première de leurs oeuvres. Jérémie Nassir, le fondateur de Trajectoire, explique : «Quand tu revois Jordan, tu te dis qu’il y a un truc en plus. Il y a des gamins de quinze ans comme moi à l’époque qui attendent toute la nuit pour voir le match des Chicago Bulls contre Phoenix qui finit à six heures du matin, et qui vont à l’école après ! C’est que c’est un véritable amour, je ne pense pas que ce soit de l’art mais il y a une véritable esthétique. Je pense à la génération entière que Magic Johnson a pu inspirer… J’ai croisé Daniel Arsham à son expo chez Perrotin, et je lui ai demandé pourquoi il avait choisi le basket, lui qui avait peut-être plus à gagner en traitant un autre sujet, mais c’est par passion qu’il l’a fait.»

Jérémie Nassir

J’ai croisé Daniel Arsham à son expo chez Perrotin, et je lui ai demandé pourquoi il avait choisi le basket, lui qui avait peut-être plus à gagner en traitant un autre sujet, mais c’est par passion qu’il l’a fait.

Pourtant pour mettre en place son projet, Jérémie Nassir, qui dribble lui-même depuis vingt-cinq ans, a pensé les choses un peu autrement. Les artistes auxquels il fait appel ne sont pas nécessairement des mordus de la NBA mais ont le goût du voyage. Plutôt inviter des artistes curieux et avides de confronter leurs pratiques mais pas nécessairement passionnés de basketball que de se référer à ceux (on pense par exemple à Awol Erizku, Esmaa Mohamoud ou Victor Solomon) dont le traitement artistique de ce sport est déjà inscrit dans la démarche. Là où le grand David Hammons déclarait que «le basketball est l’art de l’improvisation», Trajectoire revendique une intention moins politique, mais dynamique dans sa volonté de «faire improviser les artistes sur le basket, ceux qui, par ailleurs, n’ont peut-être pas toujours envie de toujours répondre à un brief et veulent sortir de leur quotidien».

«Le mot trajectoire est un terme de basket, mais c’était aussi pour dire : on emmène les artistes un peu ailleurs. Tout en gardant leur style. Ça les change de leur travail de tous les jours et je vois que ça leur fait du bien.» Autrement dit, Trajectoire a pour objectif de faire naître des collaborations avec des créatifs dont les préoccupations sont plus esthétiques que sportives, de leur faire découvrir une passion qui leur est peut-être inconnue. Le concept est plutôt clair : essayer de créer une communauté qui s’intéresse aux deux thématiques que sont l’art et le basketball en faisant se rencontrer les amateurs de l’un et de l’autre. Le tout avec comme lame de fond la volonté de dépasser certains clichés récalcitrants : «Je veux montrer que l’association des deux, ce n’est pas seulement du hip-hop à fond, du rap, du street art et des chaînes en or, que ça peut être revisité différemment.» précise Jérémie Nassir.

Rien d’a priori impossible lorsque l’on sait que les joueurs de basketball eux-mêmes, ont fait leur entrée dans la cour du petit milieu qu’est l’art contemporain. Bill Russell comme Ray Allen ont en leur possession des oeuvres d’art de renom (du Chagall et du Miró, selon la rumeur), Shaquille O’neal a déjà deux commissariats d’exposition à son actif à la FLAG Art Foundation, Desmond Mason a vendu un de ses tableaux à George Clooney et il est arrivé au joueur des Suns de Phoenix Grant Hill de présenter l’émission d’art contemporain ART21. Le tout sans compter le travail de diffusion acharné sur les réseaux sociaux du désormais collectionneur d’art Amar’e Stoudemire.

Sophie Hauzer

La démarche de Trajectoire a elle aussi ce quelque chose de généreux puisqu’elle suppose que le prisme du basketball devienne à travers ses projets un moyen ludique de découvrir l’art au sens large, notamment pour les plus jeunes. «J’ai découvert des gens comme Jacques Julien ou Richard Avedon qui avait shooté Abdul-Jabbar par leurs oeuvres sur le basket. Et je pense que quand j’étais petit, si on m’avait attiré par ma passion première dans une expo comme ça, j’y serai allé avec le sourire ! Je n’aurais pas attendu mes vingt-cinq ans. On est tellement robotisés qu’on trouve quelque chose beau sans faire de recherches sur les artistes.» Une initiation qui touche aussi bien les amateurs que les artistes invités, puisque Trajectoire vise à mettre des créatifs en relation, à constituer, le temps de penser une oeuvre, une équipe, «comme au basket en fait».

Jérémie Nassir

J’ai découvert des gens comme Jacques Julien ou Richard Avedon qui avait shooté Abdul-Jabbar par leurs oeuvres sur le basket.

«Je connais très bien Kevin Couliau [alias Asphalt Chronicles, ndlr], qui est l’un des deux artistes avec lesquels j’ai collaboré pour faire le premier projet. Il avait une demande pour la marque Jordan, et j’avais déjà parlé de lui à AlëxOne qui a peint sur une de ses compositions.» Cette oeuvre unique marque le début d’une série de collaborations qui rendent autant hommage au sport qu’au goût des artistes de sortir des sentiers battus.

Collaboration Kévin Couliau & AlëxOne pour Trajectoire

L’exposition pour Jordan a été suivie par quelques trois projets à ce jour, parmi lesquels une installation de Cyril Lancelin. L’artiste qui se cache derrière town.and.concrete s’est emparé du terrain de basketball pour le repenser à travers son oeil d’artiste-architecte à l’univers surréaliste. Proche du design, l’installation de ce dernier renvoie aux sensations enfantines des piscines de balles et des sucreries aux couleurs acidulées — on en oublie un peu les crissements de chaussures et la sueur pour se projeter virtuellement dans ce décor utopique.

Les réalisations de Trajectoire, visibles sur Instagram en attendant qu’elles ne soient réunies dans le cadre d’une exposition, font s’alterner les médiums et les pratiques. Pour un nostalgique du basket de sa génération, Jérémie Nassir, selon qui «la génération de Jordan a amené le basket là où il est aujourd’hui», a bien l’intention de réactualiser en permanence son sport préféré et d’en faire la source d’inspiration d’oeuvres contemporaines en tous genres. Quand on lui demande s’il est parvenu à redécouvrir son sport à travers les créations qu’il a accompagnées, il répond «Pas encore…». Mais qu’à cela ne tienne, Trajectoire pourrait bien être à l’art ce qu’une claquette est au basketball.

Town & Concrete

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