Tyler, créateur sur les traces de ses pères
Nous sommes au tournant des années 2010, et stupeur : le curseur de l’intérêt du public rap s’est (finalement) détaché d’Atlanta. Les regards sont désormais rivés sur la South Side de Chicago, où un adolescent remue vigoureusement ses locks, mettant des mots – et des ad-libs – sur la folie meurtrière de son environnement. Drill is the New Trap, oserait-on dire. Young Chop succède à Lex Luger au titre du “producteur dont le nom sera au tracklisting de toutes les galettes du game pour les trois années à venir”. Le rap est pris d’assaut, braqué par de jeunes sauvages armés jusqu’aux dents.
Mais à quatre ou cinq heures de vol, sous le soleil californien, une clique de goons opère sans véritablement se soucier de toutes ces considérations géographiques. OFWGKTA, pour Odd Future Wolf Gang Kill Them All. Ils skatent, publient des sketchs ainsi que toutes sortes de vidéos à l’esprit Jackass. Puis ils rappent, aussi. Leur son est loufoque, distordu, oppressant, parfois même crispant. Leurs textes sont un ramassis d’offenses, de salaceries et de blasphèmes, dont on ne sait s’il doit être pris au sérieux. Sur le morceau “French!”, par exemple, une rime où il est question “d’enculer Marie” s’efface dans le rictus grave et gras de Tyler, the Creator. Odd Future est en rupture totale avec tout ce qui peut se faire dans le paysage rap de l’époque. En rupture également avec tout ce qui a pu se faire par le passé sur la scène ouest-américaine.
Plus que le “créateur” de cette entité aux inépuisables talents, Tyler en est le maître à penser. Il réalise lui-même les clips et dessine les visuels kitsch qui servent de covers à chacun des projets du collectif. Projets qui, par ailleurs, portent viscéralement sa griffe, puisqu’il en partage l’essentiel de la production avec le nonchalant Left Brain. Tyler est Odd Future. Artiste aux multiples casquettes, il ne jure que par Pharrell Williams, sa principale source d’inspiration. Sur le plan strictement musical, l’influence de la moitié des Neptunes est plus qu’évidente. Néanmoins, sa trajectoire personnelle tend plutôt à rappeler celle d’un autre rappeur-producteur superstar : Kanye West. En son temps, le chicagoan se plaçait lui aussi en marge d’un gangsta-rap au torse bombé quand il sortait de son backpack une panoplie de samples de soul et de gospel.
“My Vans are Vans cause Tyler doesn’t fuck with Giuseppe/Fuck the Gucci, fuck the Raf and fuck the swag and all the others shit they wearin”
“Mes Vans sont des Vans car Tyler n’en a rien à foutre de Giuseppe [Zanotti, ndlr]/Nique le Gucci, nique le Raf [Simons], nique le swag et toutes ces autres merdes qu’ils portent”, rappait Tyler, the Creator sur “Telephone Calls”.
À l’instar de son autre “père”, le leader du collectif californien est soucieux d’exprimer une vision, sa vision. Et ce, quelque soit le support. “Fuck the rap, I’m tryna own a planet from my other fuckin’ business ventures”/”Nique le rap, j’essaie de posséder une planète à partir de mes autres putains de business”, martelait-il encore sur “Who Dat Boy”, premier single extrait de Flower Boy, son quatrième album studio sorti le 21 juillet dernier. Parmi ces “autres business”, il y a la mode. Quoique… Parler de “mode” dans le cas de Tyler, the Creator serait presque exagéré, l’intéressé ne semblant pas avoir la prétention (l’envie ?) d’appartenir à ce milieu des plus pompeux. Lui porte ce qu’il aime, ce qui lui correspond. Son style est classique : c’est celui que les riders ont embrassé depuis bien des années, à qui la pop culture tente désormais de voler un baiser. Des hoodies Supreme, des t-shirts en tie and dye, des chinos amples et rigides, ainsi que de longues chaussettes plongées dans des paires de Vans. Les grandes maisons de haute couture à l’italienne ou à la française, très peu pour lui. Il le répète à qui veut l’entendre dans ses morceaux, comme “Telephone Calls”, ou dans ses interviews, comme celle récemment accordée à Dazed Digital : “J’ai rappé à propos de ce que j’aimais vraiment, et Supreme, Peg Leg et Billionaire Boys Club étaient vraiment les marques les plus fraîches pour moi. J’en avais rien à foutre de Gucci. J’en avais rien à foutre de tout ce que les autres pouvaient porter. Je ne voulais pas porter de pantalon en cuir ou de t-shirt Givenchy avec une tête de chien.”
“Jamais dans la tendance, toujours dans la bonne direction”
Un vieux proverbe dit que même une horloge cassée donne la bonne heure au moins deux fois dans la journée. C’est un peu le sentiment qu’on est obligé d’avoir avec Tyler, the Creator. Dans un monde de la mode cyclique, où la tendance d’aujourd’hui est souvent celle d’hier, et sans doute celle de demain, le style intemporel de Tyler sonne juste. À l’heure où l’on parle, le look “street goth” qui avait fait la renommée de son bon pote A$AP Rocky au début de la décennie n’est plus qu’un lointain souvenir. Comme des Fuckdown, Been Trill ou Hood By Air : autant de marques tombées dans l’oubli, vendues au rabais depuis que le Pretty Flacko s’est personnellement chargé de les incendier. Celui qui se vantait de porter des “Margiela with no laces” sur “Goldie”, privilégie aujourd’hui sa bonne vieille paire de Vans Old Skool. Celle sur laquelle Tyler apposait pour la première fois sa patte en 2013. Alors, le créateur serait-il un trendsetter malgré lui ? C’est ce qu’il semble penser, sans toutefois le dire tout haut. “Je suis toujours mis de côté. Genre tout le monde ouvre des pop-up shops maintenant ; j’en ouvrais déjà en 2011. On ne me crédite pas pour ça. Quand tout le monde a commencé à mettre des chats sur des t-shirts tie-dye en 2013, je faisais ça en 2011. Personne n’a jamais rien dit à l’époque. Ça a été mon look, mais je ne serais jamais respecté dans le monde de la mode pour ça”, glissait-il, amer, à Dazed Digital.
Le fait est que Tyler n’a pas les postures grandiloquentes de tous les autres rappeurs férus de sapes. Il ne prétend pas avoir étudié scrupuleusement les matières, les textures et les finitions des grands couturiers à la manière d’un Kanye West, de même que ses créations ne s’inspirent pas de l’art contemporain, ou du travail d’illustres photographes. Son approche est plus simple, plus directe, plus instinctive. Ses produits sont véritablement accessibles, loin des zéros qui s’alignent sur les étiquettes des pièces de la Yeezy Season 4. La collection Golf Wang, c’est juste un condensé de ce que l’artiste aime porter. N’allez pas chercher plus loin. “Je pense que les gens voulaient que je dise, ‘Quand j’ai imaginé cette paire, j’étais inspiré par ceci, par cela et blablabla.’ Sauf que non. J’ai littéralement choisi quatre coloris que je voulais faire et c’est tout. Ce n’est pas aussi complexe et profond que les gens voudraient que ce soit. Tu as déjà lu des trucs du genre, ‘Alors, cette collection porte sur la lutte dans les années 90s blablabla.’ Nan, ferme ta gueule. J’ai juste pensé que ce t-shirt était frais, et c’est pourquoi je l’ai fait.”
Reste que le rappeur californien est un créatif, un vrai. Hors de question pour lui de se brider. Ceux qui l’accompagnent, ceux qui l’aident à expliciter au monde sa vision artistique doivent la partager, en plus de lui accorder l’espace qui lui est nécessaire pour l’exprimer. On n’était pas surpris de voir les gags de son Loiter Squad diffusés sur Adult Swim, chaîne câblée de programmes pour adultes à l’humour trash et décapant. De même qu’on ne sera pas surpris de voir sa prochaine émission télé, Nuts and Bolts, s’accorder avec l’esprit transgressif de Viceland. C’est du Tyler tout craché.
En 2013, Yeezy délaisse Nike pour le rival Adidas parce que le groupe virgulé ne lui offre ni les moyens, ni les pouvoirs, ni les infrastructures auxquels il aspire. Quatre ans plus tard, Tyler, the Creator plaque Vans pour Converse, avec des motivations plus ou moins similaires. “Imagine être dans un putain de cocon. Vans ne voulait pas me laisser grandir. J’ai senti qu’il y avait comme un plafond de verre et je me suis dit, ‘Nique ça.’ Converse me permet de m’épanouir, et c’est génial.” En s’associant avec la marque à l’étoile, Tyler, the Creator s’engage auprès d’un équipementier foncièrement associé à la jeunesse et aux contre-cultures, pour avoir été successivement adopté par les punks ou les skateurs. Ne dit-on pas que ceux qui se ressemblent, s’assemblent ?