Wyclef Jean : « Tout ce qui s’est passé dernièrement aux États-Unis, c’était un cirque »
Wyclef Jean a vécu plusieurs vies. Dans l’une d’entre elle, il est un musicien virtuose, dont la légende s’est bâtie aussi bien avec ses Fugees qu’avec une riche discographie solo. Dans une autre, il est un aspirant politicien qui a peiné à devenir prophète en son pays. Après avoir fait l’objet de critiques et de lourdes accusations (notamment d’avoir détourné des fonds caritatifs), l’artiste originaire d’Haïti a fini par s’éloigner de cette oppressante sphère politique pour revenir à sa première vie. Celle qui l’a rendu immortel. Celle dans laquelle sa voix puise toute sa force et sa clarté. Alors que la sortie de son nouvel EP, intitulé J’ouvert, est imminente, Wyclef Jean a répondu aux questions de YARD. Il a partagé avec nous ses nouvelles aspirations musicales, son regard sur les nouvelles générations et son ressenti sur les récents évènements qui ont émaillés l’actualité américaine.
Tu t’apprêtes à sortir l’EP J’ouvert, qui précèdera Carnival vol. III, ton premier album en 7 ans. Que peux-tu nous dire sur ces projets ?
J’ouvert, le premier projet, est inspiré par mes racines caribéennes. Quand j’ai quitté Haïti pour les États-Unis à 10 ans, j’ai atterri à Brooklyn. Et là-bas, il y avait une fête qui s’appelait J’ouvert et qui se déroulait la nuit précédant le carnaval. C’était une nuit pleine de festivités et de joie. Donc l’idée de mon EP J’ouvert, c’est d’offrir un avant-goût de ce que sera mon prochain album. Je me suis inspiré d’artistes comme Bob Marley ou Fela Kuti. Peu de rappeurs auraient pu se lancer dans la vie politique, être contestés comme je l’ai été, et ensuite revenir à la musique pour célébrer la vie et la joie. Pour moi, ces projets sont une sorte de résurrection. La plupart de mes amis sont soit en prison, soit morts ou alors ils ont été contraints de repartir à Haïti. À côté de cela, j’ai la chance d’être encore en vie et je pense que c’est pour une bonne raison. Mes prochains disques sont une célébration de notre héritage afro-caribéen.
« Le niveau intellectuel de Young Thug m’a rappelé celui de Tupac quand je discutais avec lui des Black Panthers. »
Après avoir été aussi discret ces dernières années, as-tu le sentiment de devoir à nouveau faire tes preuves, notamment auprès d’un public plus jeune qui ne te connaîtrait peut-être pas ?
Pour être honnête avec toi, je pense que le jour où je réfléchirais ainsi, c’est que ma carrière sera arrivée à son terme. Personnellement, j’ai l’impression d’avancer avec la nouvelle génération, comme ca a été le cas avec Young Thug sur « Jeffery ». Young Thug a seulement 25 ans. Même si je suis revenu à la musique aujourd’hui, je ne considère pas que ce soit un « retour » à proprement parler dans la mesure où quand tu as inspiré toute une générations d’artistes et qu’ils portent ton héritage, ils contribuent eux-mêmes à faire en sorte que ton œuvre traverse le temps. Tu prends la tape de Thugger, le premier morceau porte mon nom. La nouvelle génération a en partie été inspirée par ma musique de la même manière que j’ai été inspiré en mon temps par Bob Marley ou Jimi Hendrix. Et aujourd’hui encore, je découvre de nouvelles choses.
Comme tu le disais, tu as récemment enregistré deux titres avec Young Thug, que tu as décrit comme un « Tupac moderne » dans une récente interview, ce qui a suscité de vives réactions au sein du paysage rap.
Tout d’abord, pour ce qui est des réactions que ca a provoqué, tout ce que j’ai à dire aux gens c’est : « Comment vous-pouvez critiquer une phrase sortie du contexte sans avoir lu l’article global ? » On sait tous comment les réseaux sociaux marchent, et les médias font toujours en sorte de ressortir LA phrase qui va faire réagir.
Pour revenir à la déclaration, je ne sais pas si ceux qui m’ont critiqué connaissent Tupac, mais moi oui. Et je connais Young Thug également. Donc déjà, je parle en connaissance de cause. Je disais dans cette interview que quand j’ai rencontré Thugger, il avait un tatouage avec marqué « Haïti » dessus qui est également le nom de sa fille. En parlant avec lui, je me suis rendu compte qu’il savait énormément de choses sur Haïti et j’ai trouvé ça incroyable. Son niveau intellectuel m’a rappelé celui de Tupac quand je discutais avec lui des Black Panthers. Après, dans chaque génération d’artistes, il y en a qui sont compris et d’autres qui ne le sont pas. Mais pour résumer, ma comparaison ne se basait pas sur des critères musicaux, mais plus sur le niveau de conversation et la soif de savoir que j’ai pu sentir en eux.
Une fois, j’ai demandé à Young Thug pourquoi il n’avait pas réagit à l’affaire Mike Brown (le jeune afro-américain abattu par un policier en 2014 à Ferguson). Il m’a répondu « Clef, la raison pour laquelle je n’ai rien dit à ce sujet, c’est parce que je sais que tout ceux qui me demandent de réagir, ils ne seront pas dans la rue avec moi, ils ne sortiront pas les armes pour moi, et quand la police m’arrête, ils ne feront pas de révolution » avant d’ajouter « Quand ils seront prêts pour une vraie révolution, fais-moi signe. Aujourd’hui j’ai la chance d’avoir une vie paisible, de ne pas être en prison et de pouvoir faire exactement ce que je suis censé faire ». C’est là que je me suis rendu compte que cette nouvelle génération est incroyable.
Comment s’est faite la connexion ?
Young Thug faisait une mixtape, et chaque titre était en l’honneur des personnes qui ont influencé sa musique : Wyclef Jean, Kanye West, Swizz Beatz… Il m’a donc contacté et on a commencé à enregistrer. On s’est posé et il m’a dit « Tu sais, j’ai appris très récemment à faire de la trap. Laisse-moi te faire écouter la musique que tu m’as inspirée. » Là, il a commencé à me jouer un titre hybride avec des guitares acoustiques, une bonne basse, des « drums ». Dès le moment où j’ai entendu le morceau, j’ai su que Young Thug allait être parfait pour « I swear ».
Ce morceau hommage arrive à un moment où l’on reproche aux jeunes artistes de ne pas connaître leurs classiques, comment expliques-tu que ta musique résiste autant à l’épreuve du temps ?
C’est beaucoup de travail, déjà. Je suis de la génération 90’s, celle du hip-hop, du reggae, du heavy, et je sais que la génération qui nous a succédés sera toujours inspirée de ça. Quand j’ai rencontré Kanye West, il m’a parlé pendant près d’une demi-heure de The Carnival. Pareil pour Drake. Ils s’identifient à ma musique parce que j’ai toujours su briser les frontières entre les genres. Quand je vais écouter un morceau trap, je vais ajouter une guitare dessus. Quand je vais écouter un morceau EDM, je vais y ajouter un peu de reggae. C’est ce pourquoi je suis connu. Je suis le chef, ma réputation s’est bâtie sur le fait de mélanger les genres et les nouvelles générations se retrouvent là-dedans. Kanye West, Drake, Thugger, ils s’inspirent de ce mélange.
« Le regain d’intérêt pour la musique caribéenne ne me surprend pas, dans la mesure où si tu recherches sur le Net, tu peux voir Drake chanter du Wyclef Jean à 14 ans. »
Tu es l’un des artistes caribéens les plus renommés du monde de la musique. Comment tu analyses le regain de popularité du genre au cours des derniers mois ?
Je trouve que c’est une excellente chose. D’ailleurs ça ne me surprend pas, dans la mesure où si tu recherches sur le Net, tu peux voir Drake chanter du Wyclef Jean à 14 ans. Quant à Rihanna, elle connaît bien ses racines musicales. Et pour avoir parlé avec tous ces artistes, je sais qu’ils ont beaucoup écouté mon album The Carnival, qui est sorti en 1997. The Carnival a été une sorte de modèle pour tous les sons que tu peux entendre aujourd’hui. Ce qui se passe en ce moment, ça fait bientôt 20 ans que je me bats pour ça, donc ça me fait plaisir aujourd’hui de voir que la musique caribéenne s’impose comme une nouvelle norme.
Du coup, qu’est-ce qui te pousses à effectuer à ton tour un tel retour aux sources ?
Parce que comme je t’ai dit, après tout ce que j’ai eu à traverser ces dernières années, c’est une sorte de résurrection. C’est le phénix qui renaît de ses cendres. Parfois, je regarde dans le rétro et je me dis que c’est fou d’avoir été à l’origine de tant de succès, entre les Fugees, Shakira, Santana…. J’ai reçu plusieurs Grammys, j’ai été disque de diamant à quatre ou cinq reprises. Mais à un moment donné, j’ai réfléchi à quel était le but de ma vie et j’ai presque tout quitté pour aider les miens. Donc aujourd’hui, refaire de la musique, c’est une véritable joie pour moi. Comme boire de l’eau, c’est ce que je fais pour vivre.
Après le séisme de 2010, tu avais été l’un des principaux ambassadeurs de la cause haïtienne. Cette année, le pays a été à nouveau victime de l’ouragan Matthew. Est-ce que tu as prévu des actions suite à cela ?
Bien évidemment. J’ai enregistré un morceau qui s’appelle « Lady Haïti » et on réfléchit actuellement à un moyen de mettre en place un bouton sur Facebook qui redirigeraient les gens qui achètent le titre vers une page expliquant l’action en temps réel de six associations caritatives. À partir de là, ils seraient en mesure d’évaluer le travail effectué par chacune de ces associations et de sélectionner celle à laquelle ils s’identifient le plus. En plus, il y a les élections qui arrivent bientôt à Haïti et mon rôle est de travailler avec le gouvernement pour aider au mieux et m’assurer qu’il y ait les bonnes personnes aux bonnes positions.
Comment expliques-tu que toutes ces catastrophes aient de telles conséquences à Haïti par rapport au reste des Caraïbes ?
Tu sais, Haïti a eu son indépendance en 1804. À l’époque, ça a été une vraie bénédiction pour le peuple, mais en même temps, c’était quelque chose de très prématuré. Ensuite, il y a eu beaucoup de réparations qui auraient du être faites et qui n’ont pas été faites. Puis, il y a eu les années de dictatures qui ont fait beaucoup de mal au pays. À l’arrivée, si tu avais eu de vrais leaders à l’époque, de bonnes infrastructures auraient été mises en place pour prévenir toutes ces catastrophes. Sauf que les anciens gouvernants n’ont rien fait. Aujourd’hui, je pense que pour aller de l’avant, il faut que les leaders politiques – pas seulement à Haïti mais dans tout le bassin caribéen – comprennent que quand un drame touche une île, ça affecte l’ensemble des Caraïbes. On a besoin de notre propre FEMA (Federal Emergency Management Agency, un organisme américain destiné à assurer l’arrivée des secours en situation d’urgencen, ndlr). Où sont nos hélicoptères ? Nos bateaux ? Notre aide humanitaire en tant que Caribéens ? Tu vois ce que je veux dire ? Je pense que toute la Caraïbe devrait se focaliser là-dessus.
« À Haïti où sont nos hélicoptères ? Nos bateaux ? Notre aide humanitaire en tant que Caribéens ? Tu vois ce que je veux dire ? Je pense que toute la Caraïbe devrait se focaliser là-dessus. »
En 2016, tu as publié une nouvelle version du morceau « If I was president » qui était cette fois liée à l’actualité présidentielle américaine. Pourquoi avoir ressorti ce titre ?
J’ai juste eu le sentiment que ce qui s’est passé dernièrement aux États-Unis était un cirque. Et dans ce cirque, il y a beaucoup de choses complètement folles qui ont eu lieu, notamment le fait que de jeunes Noirs puissent se faire tuer de sang-froid par la police. Dans le morceau « If I was president 2016 », il s’agit juste de dire la vérité. « Il y a une manifestation chaque semaine/Les uniformes sont bleus et les gens sont dans la rue/Et tout le monde est à cran/Car tu pourrais bien être le prochain à marcher du côté des morts ». Tout ça, c’est avéré.
L’idée du morceau, c’est de dire que tout le monde a beau vouloir être le roi ou la reine de son pays, à l’arrivée, ce sont toujours les mêmes qui en payent le prix. Le seul moyen de trouver un terrain d’entente entre les communautés, c’est de parler vrai, de se dire les choses. Et la vérité, c’est un peu de ce qui me touche, et un peu de ce qui te touche. Dans ma vie, j’ai eu la chance de passer un peu de temps avec Nelson Mandela. Et l’une de ses mesures qui m’a le plus marquée, c’était ce tribunal qu’il avait mis en place dans lequel l’accusé et la victime devaient impérativement avoir une conversation entre eux, quel que soit le mal commis. Je partage ce sentiment. Je pense que pour aller de l’avant, il faut qu’un véritable dialogue soit mis en place. On est tous des citoyens du monde. Ce qui affecte les États-Unis affecte la France, ce qui affecte la France affecte le Moyen-Orient, et ainsi de suite. D’une certaine manière, c’est l’idée de « If I was president ».
Quelle a été t’as réaction quand tu as appris que Trump était finalement élu ?
J’ai été choqué, mais pas forcément surpris. Je vais t’expliquer pourquoi. Trump comptait sur le vote d’une Amérique vieille et puritaine. Beaucoup de gens pensaient que cette Amérique n’existait plus, mais c’est faux. Là où les démocrates ont échoué, c’est qu’ils ont largement sous-estimé cette partie des États-Unis. Dans notre pays, le vote électoral est tellement traquenard que je me doutais qu’Hillary allait prendre le vote populaire, mais je savais aussi que dans toutes les petites villes un peu perdues, les vieillards allaient tous voter Trump. Mais malgré tout, j’ai été choqué comme tout le monde.
Pour conclure, « Fugees » était un diminutif de « refugees » en référence à ton statut lors de ton arrivée aux États-Unis. Quand tu vois le traitement qui est aujourd’hui infligé aux réfugiés dans de nombreux pays, tu ne te dis pas qu’il leur manque une voix comme celle que pouvait être les Fugees ?
Je pense effectivement qu’ils ont besoin d’une voix et qu’on se doit de l’être. Mais aujourd’hui, il y a une nouvelle voix avec cette génération. Tu vois les jeunes descendre dans les rues, il y a des grands mouvements comme Occupy Wall Street. Quand les jeunes ne sont pas d’accord avec quelque chose qui se passe, ils n’ont pas peur de le dire. Et je suis persuadé que la grande majorité de cette jeune génération a de l’amour et de la fougue dans le cœur. C’est quelque chose que l’on doit répéter, sans cesse.