Vous pouvez écouter des ordures, mais assumez-le
D’aucuns diront que la séparation entre l’homme et son oeuvre est indispensable, il n’en reste que l’art musical se parsème d’artistes aussi talentueux qu’humainement détestables. Si le rôle du public semble difficile à clarifier, beaucoup d’individus tentent de donner raison à leurs écoutes. S’ils usent de sophismes et d’arguments fallacieux pour se persuader, une question reste pourtant en suspens : pourquoi ne pas tout simplement assumer ?
Kodak Black, xxxtentacion, 6ix9ine, R.Kelly, Nas, et tant d’autres. Tous au centre de sombres affaires, parfois criminelles. Tous de talentueux artistes malgré tout, des célébrités notoires ou des piliers culturels. Que faire en tant qu’auditeur ? Il semble facile de tirer une conclusion hâtive : séparer l’œuvre de l’artiste. Mais n’est-ce pas là une forme de caution indirecte ? Un moyen détourné de ne pas se mêler au débat ? Ces questions dépassent le cadre strict d’auditeur et englobe l’individu en tant que tel : doit-on dissocier le créateur de sa création ou bien prendre le packaging complet ? Même si, à terme, cela reviendrait à boycotter un artiste dont on apprécie grandement le travail ? Le fait est que l’histoire de l’art a été, dans sa globalité, sujette à de nombreuses interrogations quant à la place de l’artiste dans la société. Le rap n’est pas exempté : il est à l’image de l’environnement dans lequel il évolue, imparfait, et les rappeurs, aussi grands soient-ils, ne sont ni plus ni moins que des hommes, capables d’être de répugnants personnages. Comme tout le monde – ou presque.
Pourquoi séparer l’oeuvre de l’artiste ?
Si l’on admet cette idée, reste à savoir pourquoi faudrait-il faire une séparation, alors même que l’on n’offre pas le même effort de réflexion quand il s’agit d’un quidam. Sans doute que le monde de l’art ne trouve pas d’institutions assez tenaces pour cadrer les créateurs et les œuvres qui en découlent. Sans doute que le concept même d’« art » se complait dans une pensée élitiste flagrante qui, à force de se répandre dans l’inconscient collectif, octroie à l’artiste une place d’honneur par rapport au simple individu. Faire de l’art n’est plus considéré comme un « métier », mais comme un « sacre », la conclusion étant que l’on pardonnera toujours plus facilement à une star mondiale d’abuser sexuellement une gamine de treize ans qu’à un quarantenaire lambda, puisque l’on se forcera à marquer une séparation nette entre lui et son œuvre. L’humoriste Blanche Gardin se moquait d’ailleurs de la douceur du jugement moral réservé aux artistes à l’occasion de son passage aux Molières : « Parce qu’il faut savoir distinguer l’homme de l’artiste… Et c’est bizarre, d’ailleurs, que cette indulgence s’applique seulement aux artistes… Parce qu’on ne dit pas, par exemple, d’un boulanger : ‘Oui, d’accord, c’est vrai, il viole un peu des gosses dans le fournil, mais bon, il fait une baguette extraordinaire.' »
Si la phrase paraît risible, c’est qu’elle montre avec force cette immunité dont les artistes bénéficient. Le problème étant qu’à force de répandre l’idée selon laquelle l’œuvre d’art serait amorale d’essence, c’est à dire qu’elle ne tiendrait guère rigueur d’une intention morale ou immorale, comme étrangère à ces notions, de nombreux artistes se perçoivent d’être mandatés d’un pouvoir absolu, capables de pouvoir dire n’importe quoi et de faire ce que bon leur semble. Tant qu’ils sont des artistes, des génies, des influenceurs, ils seront préservés des lois morales. Prenons pour exemple un cas moins grave, dans le sens « pénalement non-répressible » : les récentes sorties de route de Kanye West, d’abord par son soutien aveugle à Donald Trump et ensuite pour son écart sur l’esclavage, résument parfaitement ce rôle-sacre réservé aux dits « génies artistiques ». Les aficionados n’arrivent pas à remettre en cause leur écoute dans le temps et sur la durée, lui pardonnant plus facilement ses écarts de conduite ou son manque d’intégrité sous prétexte qu’ils n’ont, à raison, aucun réel impact sur sa musique.
Il était pourtant déjà apparu à ses côtés peu après la sortie de son dernier album, The Life of Pablo, déchainant les foules d’auditeurs qui se disaient prêts, pour la plupart, à ne plus écouter sa musique.Les semaines passent et tout est oublié, comme si la colère était accompagnée d’une amnésie quand elle s’adresse à Kanye West. C’est aussi que les réseaux sociaux sont les vecteurs principaux de l’indignation populaire ; tout va très vite, on apprend une information, on se choque, et sans réfléchir en amont, on réagit aussitôt. Finalement tout s’arrange avec le temps, comme si son statut d’artiste résonnait avec tant de force qu’il englobe toutes les volontés de raisonner au-delà d’une simple colère éphémère. Il faudrait pourtant pouvoir trouver la force de confronter sa passion à la raison commune, et la prise de conscience actuelle à la suite de ses déclarations risque, enfin, de perdurer solidement dans le temps pour qu’il puisse en payer les conséquences sous-jacentes.
Et si on commençait à assumer au lieu de se chercher des excuses ?
Si cette immunité n’était alimentée que des industries et des marchés artistiques, ce ne serait pas si grave, après tout ; leur moteur n’est que monétaire, elles n’ont que faire des concepts d’éthique ou de morale. Mais que cette immunité soit globalement alimentée par le public, qui s’autorise l’écoute d’xxxtentacion en se persuadant que les faits qui lui sont reprochés sont soit spéculatifs, soit « pas si grave » alors même qu’il est accusé de séquestration, de violences physiques, psychologiques et d’abus sur autrui, c’est d’autant plus grave et important que l’auditeur a le choix de ne pas rester impassible. Attention : chacun a le droit d’écouter et d’apprécier sa musique, mais détourner le regard ou fermer les yeux sur la part obscure de son être est hypocrite. Séparer l’homme de son art passe impérativement par une phase d’acceptation. En outre, parler d’écoute ici, revient à parler de consommation et donc de revenus pour l’artiste en question. Seriez-vous prêts à donner de l’argent à un criminel, présumé ou avéré ? En mains propres ? Le fait qu’il s’agisse d’un artiste doit-il changer la donne ? Ne trouvez-vous pas nécessaire de se discipliner ?
Si la réponse est oui, alors il est temps que vous commenciez à l’assumer. Assumer la caution indirecte que vous faites des violences, et négliger l’intégrité mentale de sa/ses victime(s). Assumer de se foutre royalement de tout ce qu’il a pu faire tant qu’il fait de la bonne musique. Il est inconcevable de se chercher des excuses. Marquer une séparation entre l’artiste et l’œuvre, c’est notre droit le plus cher, mais que l’on tergiverse pour légitimer ce droit en jouant sur la corde raide par des pirouettes du style : « Il n’a pas encore été jugé », « On n’est pas sûr », « La victime aurait retiré sa plainte », « Il donne beaucoup à des oeuvres caritatives » est absolument irrecevable d’un point de vue moral. Ne cherchons plus à nous convaincre que notre auto-persuasion est intelligente et raisonnée : il faut faire la différence et oser la hurler par le plus fort des entrains.
Bien sûr, il est essentiel de marquer une différence entre un condamné ayant purgé sa peine et un rappeur en cours de jugement. Le premier a payé sa dette à la société, le second n’est pas encore sûr de finir derrière les barreaux. Pour autant, un principe se doit d’agir ici : l’intemporalité de la condamnation morale. Un ex-condamné peut reprendre son activité, s’enrichir, parcourir le monde, performer sur scène et enchaîner les interviews, la société lui redonne ses droits et lui permet de reprendre sa vie là où il l’avait laissée. A contrario, le public a quant à lui l’opportunité de faire un choix : celui de continuer à le condamner moralement ou celui, tout comme la société, de pardonner, de lui donner une seconde chance. S’il faut éternellement juger l’acte en question comme immoral, l’artiste a le droit de vivre sa vie sans être continuellement pris à partie pour son passé et criblé d’insultes à chaque apparition médiatique. Néanmoins, le public a aussi le droit de continuer à voir en lui une ordure, un enfoiré. Si l’impartialité appartient à la justice, le public est, lui, libre de son choix. C’est là toute la force de l’auditeur en tant que tel, surtout quand on se rend compte que les institutions artistiques et les citoyens extra-rap tombent bien trop souvent dans un double-discours irraisonné.
L’importance d’un jugement total et sans double-discours
L’explication est simple : l’inconscient collectif a encore du mal à donner au rap une vocation artistique, privant cette musique du concept même « d’œuvre d’art ». Ainsi, quand un rappeur entre en jugement pour des affaires diverses, personne ne se choque vraiment. Là n’est pourtant pas le problème. Que l’on n’offre aucun jugement favorable aux stars du rap est bien normal : personne n’est au dessus des lois, qu’importe l’influence ou l’argent, et elle se doit de traiter de manière impartiale un quelconque individu d’une célébrité notoire. Mais que cette même collectivité brandisse un catalogue de portes de sortie pour ceux que « l’intelligentsia » considère comme des « génies culturels » est inacceptable.
Le principe du double-discours ne devrait pas exister dans l’esprit des cadres de réceptions d’une œuvre artistique. Au même titre que l’on se plaint quotidiennement des conséquences d’une justice à deux-vitesses entre les politiques et les citoyens, on ne peut se permettre de pardonner plus facilement à Roman Polanski d’avoir détourné une mineure et se révolter quand Nas est accusé de violences conjugales. Si les délits – voire les crimes – ne sont pas les mêmes, il importe pour tout le monde d’en tirer des conclusions similaires : non, le crime d’un génie – selon la collectivité – n’est pas moins important que celui d’un artiste non adoubé par la critique mondiale. De la même manière, on ne peut se permettre d’écouter du Wagner en se fichant complètement de son anti-judaïsme récupéré par la pensée nazie et crier au scandale quand xxxtentacion fait un disque d’or malgré son jugement en approche.
L’essentiel est donc de discipliner son écoute, et faire de même pour toute la masse d’autres artistes ou hommes tout autant coupables. S’il est toujours moins évident de condamner moralement un créateur dont on aime le travail, il faut s’y forcer, car devant une immoralité manifeste personne ne devrait rester de marbre. Si l’on décide de se foutre royalement des crimes commis au point d’aider financièrement l’artiste, indirectement, il faut l’assumer, ne pas se cacher derrière un déni ou une mauvaise foi habituelle. Il faut arrêter, une bonne fois pour toutes, de fermer les yeux face aux horreurs d’un individu dès lors que c’est un artiste génial, et les ouvrir quand il s’agit d’un créateur quelconque. Ce n’est qu’avec une stricte loi morale que l’on pourra briser le statut immunitaire de « l’art » et réussir à cadrer de la meilleure des manières les artistes et leur rôle dans la société.
Oui, nous avons le droit d’écouter des ordures. Mais cessons de réfuter, tourner le regard et comprenons que nous avons tous un rôle à jouer, un devoir à accomplir en tant que public et donc cadre de réception. Comprendre que l’achat ou l’écoute gratuite du dernier album de xxxtentacion, si celui-ci sort indemne de toutes formes de condamnations judiciaires malgré son instabilité mentale et les violences dont il est probablement coupable, agira comme une caution directe et alimentera une énième fois l’idée selon laquelle l’artiste est au dessus des lois, et son œuvre impossible à juger. Il ne s’agit pas de remettre en cause le statut de génie ou le talent d’un artiste, mais de briser l’étanchéité qu’il procure face à la condamnation morale, et cela s’adresse exclusivement aux aficionados, aux fanatiques, à ceux qui estiment avoir en face d’eux un génie artistique, à qui l’on pardonne tout de par son statut. Pour les autres, ceux qui condamnent déjà et qui assument tout de même écouter, il faut continuer sur la même lancée, avec la même ferveur, et faire l’effort d’éviter les doubles-discours s’ils sont éventuels. Finalement, si critiques comme spécialistes ou historiens ne semblent toujours pas décidés à changer les choses, alors même que le ton commence à se durcir aujourd’hui, c’est peut-être à nous, public, de changer les mentalités.