Young Fathers, drôles de mecs

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Certains trouvent qu’avec le temps, la musique de Young Fathers s’éloigne toujours un peu plus de ses racines hip-hop. D’autres diraient que plus elle se décomplexe, plus elle incarne ce que cette culture représente en 2018. Entretien avec le trio pour comprendre.

– Je voudrais qu’on commence par un petit exercice qu’on fait normalement à l’école : pouvez-vous présenter chacun votre tour vos voisins ?
– Kayus est une traînée et, comme vous pouvez le lire sur son t-shirt, Alloy est un lover.
– ‘G’ est une salope et Alloy est sexy.
– Kayus et ‘G’ font partie de mon groupe.

Alloysious Massaquoi, Kayus Bankole et Graham ‘G’ Hastings se chamaillent comme ça, calés dans le canapé chesterfield d’un salon tamisé. Ça fait de grands éclats de rire qui percent la pénombre. À l’image de leur musique en clair-obscur, les Young Fathers ont cette façon d’éblouir dans le noir. Leurs contradictions, c’est le sel même de leur identité.

Quelque chose d’indécis et de précis. De clair et de saturé. De doux et d’abrasif. De nerveux et de jubilatoire. Tout à la fois. Une musique mutante, qui accorde hip-hop, soul, indie pop, rock et électro. Bordel mélodieux. Les Young Fathers sont de ceux qui décloisonnent, qui juxtaposent. Rejetons d’une génération musicale biberonnée aux playlists, qui n’a plus de genre, refuse les cases, méprise les carcans. Les Young Fathers sont de ceux qu’on appelle « weirdos ». Pas un mot qu’ils affectionnent. Si être bizarre signifie ne pas rentrer dans le rang, je crois que tout le monde est bizarre. Qu’est-ce qu’être normal ? Chacun a ses propres complexités. C’est juste que lorsque vous êtes médiatisé, les gens le voient plus facilement. Nous sommes simplement des personnes ouvertes, qui aimons mélanger plein de choses différentes. Ce n’est pas juste de dire que nous sommes bizarres, comme ce n’est pas juste de dire qu’on est hip-hop. On ne l’est pas », justifie Alloysious. Les bigarrures du groupe se nourrissent du vécu et des sensibilités de chacun de ses membres, forcément différents. Alloysious, le grand coiffé d’un chapeau fedora, est originaire du Liberia. C’est à l’âge de quatre ans qu’il est arrivé à Édimbourg, avec sa mère et sa sœur. Kayus, le plus dissipé, est né à Édimbourg de parents nigérians. Son enfance, il l’a vécue au loin, entre les États-Unis et le Nigeria. ‘G’, celui en trench kaki, est aussi natif de la capitale écossaise. Il a grandi dans les logements sociaux de Drylaw, au nord de la ville. Quand ces trois-là racontent leur histoire, leurs accents s’entremêlent et transportent dans des ailleurs différents. Bordel mélodieux.

« Je viens d’un milieu où c’était difficile de s’exprimer, confie ‘G’, et puis c’est devenu beaucoup plus facile après, avec les gars. » Le trio se rencontre au début des années 2000, à 14 ans. Sur le dancefloor d’une soirée hip-hop sans alcool pour ados, au Bongo club à Édimbourg. Massaquoi et Bankole usaient alors déjà les mêmes bancs d’école. « C’est la musique qui nous a rassemblés. Même si on s’est rencontrés dans un club hip-hop, on n’a jamais eu le sentiment de devoir être hip-hop. On pouvait être n’importe quoi, on aimait juste la musique. C’était aussi assez rare à cet âge-là de vouloir chanter ou rapper. On a eu de la chance de se trouver. » À une époque où les genres musicaux déterminent des tribus d’appartenance, eux se définissent en-dehors, au-delà. Ils s’emballent pour « le hip-hop, le dancehall, le r&b, le UK garage, la soul ou le reggae ». Leur place se trouve là, parmi tout et au milieu de nulle part. Les gamins commencent presque aussitôt à enregistrer ensemble, sur une vieille machine de karaoké chez les parents de ‘G’. C’est qu’ils la prennent au sérieux, leur musique bricolée. Plus une passion qu’un passe-temps. Au départ, Alloy, Kayus et ‘G’ se font appeler « 3 Style », et sonnent façon boys band. C’est sous le nom de Young Fathers qu’ils s’affirmeront et livreront leur premier album, Dead, en 2014. Un projet récompensé du prestigieux Mercury Prize, à la surprise générale. Dans la foulée, les jeunes promus produiront leur deuxième album, White Men Are Black Men Too, entre les murs froids d’une cave à Berlin. Un disque aussi piqué que le précédent.

Et puis voilà Cocoa Sugar. Leur nouvel opus studio, écrit et enregistré dans leur sous-sol et QG à Édimbourg – le disque doit sortir le 9 mars prochain. Comme un retour aux sources. « L’idée c’était de tout remettre à plat, de retrouver l’essence du groupe, d’être plus direct et mieux défini, d’essayer de normaliser notre bizarrerie. » Battements sourds de caisses claires, rythmes tribaux, synthés hypnotiques, son lo-fi… L’objet sonne expérimental, toujours, mais se veut plus assuré. Réalisée par Julia Noni sous la direction artistique de Tom Hingston, la photo de couverture annonce la couleur : rien ne va ensemble. Ni la bouche déformée laquée rouge, ni les yeux qui se disent merde, ni le chapeau démesuré. Pourtant, le tout est curieusement bien balancé. « Quand vous écoutez l’album, cela représente bien l’image. » Bordel mélodieux. Young Fathers ne fait pas dans le consensuel, le facile, le circonscrit. Ça confond et célèbre tous les genres, toutes les sonorités. Cocoa Sugar entrechoque, superpose, déconcerte. Il oscille entre ballade gospel posée sur des beats industriels (« Lord »), rap rock (« Toy »), trip hop (« Holy ghost », « Turn ») ou douceurs pop (« See how », « Picking you »). « Wow » crache un optimisme exagéré (« Wow / Everything is so amazing ») sur un ton désabusé, quand « In my view » délivre des notes qui caressent et des incantations rappées. Les voix semblent parfois désaccordées avec la mélodie (« Fee fi ») ou étouffées sous de multiples couches acoustiques (« Border girl »). Puis des textes torturés se promènent avec légèreté sur des productions ténébreuses. On s’y perd mais surtout, on s’y retrouve.

Chez Young Fathers, on n’aime pas parler méthode de travail. On se laisse porter. Par l’inspiration de l’instant, l’effervescence du collectif. On se retrouve au studio sans jamais avoir trop creusé, cogité. Les idées ne se formulent pas. Elles tombent comme ça, spontanément, et s’exécutent, simplement. « Beaucoup de choses se passent sur le moment. » La bande produit à l’instinct une musique imprévisible, pavée de jolis accidents. Bordel mélodieux. Ça se dispute souvent mais tombe toujours d’accord. Les particularités de chacun sont liées par une vision commune. La seule règle à respecter, c’est l’authenticité. « On n’essaie pas de jouer un rôle, juste d’être nous-mêmes. » Une liberté dans la construction comme dans l’expression créatives.

Au fil de ses projets, Young Fathers s’éloigne toujours un peu plus de ses racines hip-hop. Le groupe vagabonde et pioche, ici ou là. Comment décrire sa musique ? Un casse-tête pour les disquaires. Ce qu’on s’en fout, au fond. Le hip-hop lui-même ne se sait plus, étiré entre toutes les influences qu’il absorbe. Il est devenu ce phénomène hybride et mouvant, éclaté en dizaines de sous-genres. Ses codes et ses standards, il les détourne, les mâtine et les réinvente constamment. Quelque part entre rap et chant, pop et électro, rock et funk, dancehall et afrobeat. Décomplexé, le hip-hop fait ce que bon lui chante, là est toute sa beauté. Bordel mélodieux.

 

Photos : @samirlebabtou

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