ZER0, l’équation franco-anglaise en quête d’infini
Comme si c’était écrit. Quelques heures avant leur showcase dans les locaux du magasin Big Wax Records, nous avions rendez-vous avec le parisien Sacha Rudy et le londonien Uzzee, les deux moitiés du groupe ZER0. Ironique quand on sait que le duo a fait connaissance… lors d’une soirée YARD. Récit d’une aventure musicale.
Dans la jungle de nouveautés musicales qu’Internet tend désespérément à nos oreilles chaque jour, il arrive qu’un son se détache. Ce fut le cas pour « Orpheus », il y a quelques mois. Un son élégant et surprenant, servi par un clip du même tonneau. C’est le travail d’un nouveau venu, un groupe nommé ZER0, composé du parisien Sacha Rudy et du londonien Uzzee. Visiblement tourné vers un objectif incertain comme une croisière sur le Styx, le duo propose une pop ténébreuse, alliant couplets de rap feutré, et nappes sonores enveloppantes. En somme, un univers qui mérite qu’on s’y arrête, tant il regorge de promesses. Un univers étayé par les huit titres de leur EP, sorti début octobre. Un projet au titre éponyme. Car comme rappaient les Sages poètes de la rue, l’histoire commence en partant du zéro.
Dès la première écoute, un constat s’impose : le son proposé est raffiné, et s’accommoderait mal d’un commentaire pressé, du type première écoute de YouTubeur. La raison à cela est simple : la densité musicale de l’univers proposé par ZER0 peut déconcerter, si l’on a a l’habitude d’avancer en territoire musical balisé. Parmi leurs premiers auditeurs, il vont trouver le producteur électro Agoria, rencontré par l’intermédiaire du plasticien Phillipe Parreno, avec qui Sacha avait travaillé. Séduit par leur son, Agoria les signe sur son jeune label Sapiens, créé en 2016. Fort de son expérience avec le label Infiné, le DJ lyonnais confiait à Tsugi son souhait d’en faire une « écurie d’artistes ouverte », accueillant des « musiciens », mais aussi des « plasticiens, soundsigners ou conférenciers ». Foisonnante, la démarche a entre autres donné naissance aux Sapiens Talks : un podcast lui aussi ouvert, ayant donné la parole à des personnages aussi divers que Emmanuelle Duez, chantre de la transformation des entreprises, ou encore le bricoleur de sons Jacques, s’adonnant au partage d’aphorismes et autres réflexions sur l’humanité.
En attendant que son acolyte Uzzee nous rejoigne, nous échangeons avec Sacha. Au détour de nos présentations, il nous parle de l’impact que peut avoir sur une œuvre artistique la présence d’une personne ou d’un évènement lors de la création, comme s’il tentait d’introduire l’idée d’un projet artistique en perpétuel mouvement. Démarrant sur des sonorités électro plutôt froides, le titre « Orpheus » évolue vers un son jazz rock qui nous plonge dans l’ambiance d’un bar enfumé. La voix de Sacha Rudy fredonne avec une nonchalance digne d’un Damon Albarn. Comme l’anglais, leader de Blur et chef d’orchestre de Gorillaz, ZER0 semble osciller entre pop feutrée et contrées musicales très larges. A l’écoute d' »Orpheus », on se trouve submergé par une palette variée de sensations sonores : supportée par une mélodie syncopée de piano, la voix de Sacha entonne un refrain nonchalant en guise d’ouverture, illustrant une démarche d’Orphée qu’on devine lourde.
« Hey, I just came back from Hell
No sound when I left
I turned my back
Watched you disappear »
Le titre évolue ensuite vers un rap smooth, grâce au flow nuageux de Uzzee, rebondissant sur des beats évolutifs. Un peu comme un balancier qui reviendrait toujours à son point zéro, après avoir emmené l’auditeur dans des chemins labyrinthiques.
Mais revenons un peu sur ce mythe qui a fait couler tant d’encre et imprimer tant de pellicule, et qui a été choisi par le duo comme thème de leur single : celui d’Orphée. Orphée filait le parfait amour avec Eurydice quand celle-ci, mordue par un serpent, fut précipitée dans les enfers. Grâce au pouvoir enjôleur de sa musique, Orphée parviendra à endormir Cerbère, le gardien de la porte des enfers, ainsi que les Euménides, pour finir par se frayer un chemin jusqu’à Hadès. Face au Dieu des enfers, Orphée obtient alors un deal. Il pourrait ramener Eurydice dans le monde des vivants, mais à une seule condition : sur l’ensemble du chemin, le jeune poète devrait se résoudre à ne pas se retourner sur l’être aimé, sous peine de le voir disparaître. Mais alors que le plus dur semble avoir été accompli, Orphée commet l’irréparable : il se retourne et voit alors Eurydice disparaître à tout jamais.
Quand on leur demande pourquoi Orphée s’est retourné, si près du but, Sacha a une réponse toute prête : « Orphée est un musicien, et quand il se retourne c’est lorsqu’il est dans une pièce silencieuse, avec Eurydice. Et ma théorie c’est qu’être musicien c’est à la fois un pouvoir, un don, mais peut-être en même temps son talon d’Achille. Parce que c’est aussi ce qui crée son manque de confiance, dans la pièce silencieuse. »
On retrouve cette idée, vieille comme les arts, d’un pacte avec des forces obscures, tel un Robert Johnson négociant son blues avec Papa Legba. Et si les gardiens de l’Enfer ne s’étaient laissés séduire que pour mieux rappeler au poète sa fragilité, et son incapacité à inverser le cours du destin, en dépit de son pouvoir de séduction hypnotique ? Toujours est-il que selon son récit le plus courant, Orphée demeurera inconsolable de la perte d’Eurydice, au point de rendre folles de jalousie les Bacchantes, qui l’assassinèrent de dépit. À l’écoute de ce premier essai de ZER0, on retrouve cette notion d’un équilibre fragile, entre pouvoir d’une musique aux accents envoûtants, et airs familiers se dérobant au moment où l’on croit les saisir.
Du haut de ses 18 ans, Sacha, cheveux hirsutes et air affable, est un véritable touche-à-tout, passant aisément du piano aux platines, à l’occasion de sets donnés ici et là. Né dans une famille de musiciens, d’un père pianiste et d’une mère adepte du chant, Sacha se plonge dans la musique très tôt, forgeant peu à peu ses goûts, en bon autodidacte ayant comme principale ressource un PC et une connexion Internet. « Plus ou moins discipliné » dans ses cours de musique classique, il arrête de les suivre vers l’âge de 11 ans, pour se mettre à « écrire des chansons », et à « produire de la musique avec un ordinateur ». Avec sa carte son et son synthétiseur Prophet ’08, le jeune homme repousse plus loin ses compétences : « Écrire des chansons c’est venu très tôt, au début mal puis de mieux en mieux. Je chantais sur les morceaux que j’écrivais, et comme j’étais la seule personne disponible pour les chanter, je le faisais moi-même. Au début ça me plaisait moyennement, et à force de pousser, c’est devenu quelque chose. »
D’emblée, il adopte la langue de Shakespeare, influencé par ses disques de chevet : des Beatles à Syd Barret, jusqu’à Radiohead et Massive Attack. Dans le genre oecuménique musicalement, il se plonge aussi dans l’écoute de la « french touch », et vient sur le tard à la musique des années 80, dont le son l’a longtemps repoussé : « Il y avait le son qui me dérangeait, en fait il y a des choses que j’ai trouvé, certaines subtilités qui me sont apparues au fur et à mesure. » Malgré le terreau familial, qui n’est sûrement pas pour rien dans l’aisance que dégage Sacha dans son rapport à la musique, il a tissé seul le réseau de ses références musicales : avec comme principal support un PC et une connexion wi-fi, en bon autodidacte des années 2010. Très productif, il va rapidement prendre l’habitude de créer un morceau par jour. Il va ensuite se mettre naturellement à collaborer avec d’autres artistes : « C’était nécessaire pour que ma musique réalisée seul s’améliore aussi. »
Uzzee, crâne rasé et dégaîne de dandy cosmique, est lui âgé de 25 ans. Sa première grande émotion musicale, il la situe dans son enfance, se remémorant ce jour où sa mère l’a emmené assister à un concert de Steely Dan. Le groupe lui fit une dédicace, son jeune âge attirant l’attention du batteur qui lui offrit ses baguettes. Comme un songe prémonitoire.
Originaire du quartier de Notting Hill à Londres, c’est vers l’âge de 16 ans qu’il se met à rapper avec ses potes, formant un groupe nommé Creative Elevation. Mais rapidement, il va se sentir à l’étroit dans cette configuration musicale : « J’ai réalisé que c’était pas complètement mon identité, car mes influences sont plus dans le rock, la musique africaine, le jazz. Donc j’ai compris que je devais apprendre comment jouer, produire. Et j’ai commencé à jouer de la guitare et à faire de la musique par moi-même. »
D’une YARD party à une connexion outre-Manche
Fun fact : ils se sont rencontrés à une YARD Party, il y a quatre ans. Un rapprochement facilité par un videur peu regardant sur les quatorze ans de Sacha, ainsi que par le chapeau Fez porté par Uzzee, efficace brise-glace à la conversation. Uzzee va inviter Sacha à un concert qu’il donne deux jours plus tard, organisé par Rinse France. En voyant Uzzee opérer au micro, Sacha va ressentir la pertinence d’un rapprochement musical, qui va se concrétiser par la suite. Uzzee raconte : « Il m’a envoyé quelque chose comme 25 morceaux, de la musique en vrac, des idées, des démos. Un des sons, c’était ‘Slow’, et dès que je l’ai entendu, je lui ai envoyé un texto pour lui dire que je voulais écrire dessus. » Pris d’un coup de foudre pour cette musique, il confesse l’avoir écouté des centaines de fois.
Au fil des échanges de son à distance, le besoin de passer plus de temps ensemble finit par s’imposer naturellement aux deux amis : « Internet ça reste mitigé, on apprécie ce que ça permet, mais pour créer de la musique, on aime être dans la même pièce. Parce que l’énergie que tu as n’est vraiment pas la même qu’avec quelque chose que t’envoies par le web. » Sacha va alors multiplier les aller-retours avec Londres : « À chaque fois que je venais, on faisait de la musique, on allait au studio. Mais pas de manière professionnelle, juste pour chiller et faire de la musique. »
Il y a deux ans, Uzzee vient passer deux semaines à Paris, et les deux amis réalisent qu’ils ont accumulé pas mal de musique. Sacha raconte : « Les chansons on les fait entièrement ensemble, tout est composé quand nous sommes réunis dans la même pièce. Pour la musique comme pour les textes, chaque composante doit être validée par l’autre. Le meilleur exemple de cette manière de travailler je pense c’est dans la musique électronique, des groupes comme Daft Punk ou Justice. » Le piano est essentiellement joué par Sacha, tandis qu’Uzzee joue les lignes de basses et des parties de guitare. Et si les couplets rap sont assurés par Uzzee, son acolyte ne s’interdit pas d’aller sur ce terrain demain. « As free as possible », nous dit Sacha , ce qui sonne comme une devise du groupe.
Autre moment fort du projet, « Inner Demons » et ses lyrics quasi-mystiques, qui font flotter une ambiance éthérée à la mélancolie gracieuse. Une musique épaisse comme le smog londonien, qui emmène l’auditeur en ballade, en flottaison. Les démons intérieurs qu’il est question de dépasser, une source d’inspiration qui semble leur parler intensément : « C’est les désirs non accomplis, qui peuvent venir des démons si on n’y prend pas garde. » Plus loin, un autre titre comme « Whatever Shall Be » n’est pas sans rappeler certaines rythmiques entêtantes d’un Tyler, the Creator.
Conscient de son héritage, Uzzee semble conscient de ce qu’il doit à un illustre prédécesseur comme Tricky : « Les anglais comme moi, qui rappent et qui n’essaient pas de faire de la grime ou des trucs comme ça, Tricky c’est notre parrain à nous tous. C’est un des premiers qui a fait du rap qui cherchait pas à être gangsta ou mainstream. »
« Ne pas faire ce que les gens veulent entendre »
Le duo a choisi son nom comme pour symboliser un projet qui ne se limite pas à leurs seules personnes. Sacha saisit l’occasion pour voire une parenté avec Massive Attack, collectif sûrement le plus emblématique de Bristol, et dont Tricky a fait partie, pour les deux premiers albums, les excellents Blue Lines et Protection : « On a un peu la même idée qu’eux du projet de groupe. On n’a pas besoin de savoir qui a fait le disque, ça peut changer. C’était quelque chose d’assez présent dans les années 90, chez Daft Punk aussi. Les membres peuvent changer mais l’idée reste. On peut même remonter jusqu’à Pink Floyd. C’était juste une idée, les membres du groupe ont beaucoup changé. »
Comme conscients que le temps est une denrée rare, Sacha et Uzzee semblent doués d’un pouvoir philosophique. A la croisée d’un carrefour musical très ouvert, le duo franco-anglais semble mettre un point d’honneur à regarder devant, épris de liberté rythmique et mélodique. Quand on leur demande ce qu’il dirait aux auditeurs pour les convaincre de les écouter, Uzzee s’explique : « Quand tu entends le nom de ZER0, si tu te sens bien, il faut que tu sois curieux envers notre musique. On n’est pas désespéré, si un jour nos chansons deviennent numéro 1, tant mieux, mais on n’essaye pas de faire ce que les gens veulent entendre. » ZER0 a donc un programme simple : suivre son intuition, au milieu d’un labyrinthe de références. Et c’est tout ce qu’on attend des artistes en 2018.