« This is America », ne vous faites pas avoir
À travers le visuel saisissant de « This is America », sorti le 5 mai dernier, le rappeur Childish Gambino et le réalisateur Hiro Murai rappellent aux spectateurs que l’Amérique d’aujourd’hui, insensible, superficielle et violente, n’est pas si différente de celle d’hier.
Typo : « This Is America » by Tyrsa
Un hangar, un musicien, une danse lascive et puis un coup de feu… « This is America, don’t catch you slippin’ up. » Dès les premières minutes, Childish Gambino prévient ses spectateurs : cette Amérique ne doit plus duper personne. En dépit de son apparente modernité, elle n’a pas vraiment bougé tant au niveau de sa vision des Afro-Américains, que de sa violence et de son insensibilité à cette même violence.
Jim Crow 2.0
Pour démontrer tout cela, Childish Gambino incarne tout au long du clip – et sous différents aspects – une figure historique de la culture américaine : Jim Crow. Ce personnage créé aux États-Unis en 1828 a été popularisé par les minstrels, ces spectacles racistes où des acteurs blancs se grimaient en Noirs pour les ridiculiser et divertir les populations blanches. Le personnage de Jim Crow était supposé incarner l’homme noir tel qu’on le voyait au 19e et 20e siècle : stupide, faible, paresseux, sournois, incompétent, indigne de confiance, etc. Il était vêtu de guenilles, parlait avec un accent grossier et se dandinait de manière saccadée. Son nom deviendra par la suite une insulte à l’encontre des Afro-Américains, avant d’être repris pour nommer les lois ségrégationnistes appliquées dans les états du Sud des États-Unis de 1876 à 1964.
Mais le Jim Crow de Childish Gambino se veut un peu plus actuel, comme pour mieux illustrer à quel point il correspond encore à la représentation que l’Amérique se fait de l’homme noir en 2018. L’artiste l’incarne d’abord à travers la danse, seul puis entouré d’enfants. Ses chorégraphies reprennent des pas modernes et populaires comme le Gwara Gwara [une danse sud-africaine, ndlr], ainsi que certains moves devenus viraux via Internet, comme le « Shoot » du rappeur Blocboy JB.
Cette apparente « black joy » révèle surtout que le constat reste le même qu’au siècle dernier : aux yeux de la société américaine, les Noirs et leur culture restent cantonnés au champ du divertissemment. Quand bien même cette culture a depuis trouvé une toute autre caisse de résonance, à savoir internet.
La place prise par les vidéos de smartphones est évoquée dans le clip, à travers des enfants qui filment ses faits et gestes. Une démonstration qui tend à prouver qu’internet rend tout visible : les luttes comme la culture purement divertissante s’y trouvent exposées, sans pour autant rencontrer la même viralité.
Pendant toute la durée du clip, la caméra ne se focalise que sur les danses et mimiques de Childish Gambino et des enfants qui l’entourent, tandis que des scènes de chaos se trament en arrière-plan. Entre les suicides, les émeutes et les arrestations, on aperçoit même la représentation biblique de la mort, représentée par un homme sur un cheval blanc suivie par une voiture de police. Si le spectateur ne peut se concentrer sur ce type de symboles, ces fresques d’une violence inouïe n’en restent pas moins visibles.
Cet effet technique aide à représenter la visibilité qu’à l’Amérique blanche des violences auxquelles sont soumis les Afro-Américains. S’il lui est impossible de ne pas la remarquer, il lui est malheureusement permis de ne pas s’en soucier, pour plutôt se concentrer sur le divertissement que les Noirs leur offre à voir à travers leur culture. Sans aborder directement la question de l’appropriation culturelle, « This is America » en vient à poser la même question que l’actrice Amanda Stenberg : « What if America loved black people as much as black culture ? »
Plus généralement, ce procédé vient également poser la question de la superficialité de l’ensemble de la société américaine – Afro-américains compris –, qui accorde plus d’importance au divertissement qu’à la réalité qui l’entoure.
Menace to Society
La réalité est même présentée comme un divertissement. Toujours dans son interprétation de Jim Crow, Childish Gambino enchaîne les séquences où il passe d’un homme dansant à un homme menaçant et meurtrier. Outre la représentation paradoxale qu’a l’Amérique des afro-américains, à la fois divertissants mais vite dangereux, ces enchaînements rapides viennent aussi souligner la viralité des images en 2018. On peut passer en une fraction de seconde d’une image joyeuse d’enfants qui dansent à l’image violente d’une dizaine de personnes abattue par un fusil mitrailleur dans le clip, ou au meurtre de Philando Castile, tué par la police lors d’un contrôle routier, retransmis en direct live en juillet 2016, dans la vraie vie.
Entre deux déhanchés, Childish Gambino tue onze personnes dans « This is America ». Toutes noires. L’un des premiers aspects que ses meurtres suggère est que, dans l’imaginaire américain, seul l’homme noir tue. La violence n’est vue que du côté des Afro-Américains alors même que les tueries de masse aux États-Unis ont été majoritairement le fait d’américains blancs. Pour illustrer cela, la scène de la chorale que Childish Gambino fusille – avant de passer devant une voiture de police sans se faire arrêter – est une référence à l’attentat perpétué le 17 juin 2015 dans une église de Charleston, où neuf afro-américains avaient été tués par Dylan Roof, un suprémaciste blanc. « This is America » montre alors que ce sont, malgré tout, les Noirs qui restent perçus comme les plus violents et menaçants pour la société.
En écho à cela, une référence au « black on black crime » peut être également vue dans ces scènes de meurtre. La question récurrente du « black on black crime » veut qu’à chaque affaire de violences policières, la droite et de l’extrême-droite blanche américaine s’efforcent de changer le débat de sens en s’appuyant sur le fait – sans rapport – que les Noirs se tueraient plus entre eux qu’ils ne seraient tués par la police.
Le deuxième aspect à relever des différentes fusillades du clip est que l’Amérique a plus de considérations pour ses armes que pour la vie des Afro-Américains. Quand les corps des personnes tuées sont traitées sans aucun respect (traînés parterre ou tout simplement laissés là), les armes, elles, sont récupérées avec la plus grande attention. À chaque fois, c’est à un enfant noir qu’elles sont confiées. Celui-ci les attrape précieusement à l’aide d’un foulard rouge, avant de s’éloigner avec toujours plus de précaution pour ne pas les abîmer.
On constate également qu’un corps noir désarmé est plus effrayant qu’une arme. Childish Gambino tue ces onze personnes sans que personne ne bouge et ne devient qu’une réelle menace que lorsqu’il mime une arme avec ses mains. En 2014, Tamir Rice, jeune garçon de 12 ans, mourrait des balles de la police alors qu’il s’amusait dans un parc avec une arme factice. Plus récemment, Stephon Clark était tué dans son jardin par un autre officier qui avait pris son téléphone portable pour une arme.
Chaos déguisé
Dans la scène qui suit, c’est presque une chronologie des violences policières contre les Afro-Américains lors de contrôles routiers qui est proposée. Childish Gambino se trémousse sur le toit d’une voiture (qui serait par ailleurs le même modèle que celui dans lequel Philando Castile a été tué) au milieu d’autres modèles de carrosseries issues de toutes les époques, avec à chaque fois un point commun : les feux clignotants allumés et la porte côté conducteur ouverte.
Le nombre de voitures et la diversité d’époques des véhicules symbolisent la longue liste des victimes non seulement de contrôles routiers abusifs, mais plus généralement des violences policières. Cela indique que ces violences-là font parties de l’histoire américaine. Il y a même une voiture qui ressemble à s’y méprendre au modèle de feu Rodney King, l’une des premières victimes des violences policières filmées en 1991.
C’est également à ce moment qu’apparaît un autre élément de cette peinture de l’Amérique de 2018 : la place des femmes noires. La chanteuse SZA fait un bref acte de présence à 40 secondes de la fin du clip. Son apparition est furtive, muette et à l’écart du centre d’attention. Comme si les femmes noires ne pouvaient prétendre à autre chose que quelques secondes à la fin d’un speech où elle n’ont pas la parole. La scène étant également liée aux violences policières, la présence de SZA vient rappeler que les femmes noires en sont également victimes mais que leurs histoires n’ont pas la même portée dans la société américaine.
Après ce tour d’horizon, la caméra – qu’on peut comprendre comme les yeux de la société américaine principalement blanche – sort du hangar par une petite porte, laissant Childish Gambino, les enfants et le chaos à l’intérieur. La scène finale est d’ailleurs un aparté, une image que l’Amérique ne peut (veut ?) pas voir puisqu’elle est sortie du hangar : celle d’un homme noir poursuivi par une horde difficilement identifiable, et qui court pour sa vie, comme il le faisait déjà aux siècles derniers.