Avec Jul, chassez le naturel, il revient en moto
En l’espace de cinq ans, Jul s’est installé comme l’un des rares rappeurs-poids lourds de l’industrie musicale en France. Et si beaucoup estiment que le rappeur marseillais fait toujours la même chose, sa discographie prouve au contraire que sa recette est celle qui, finalement, fédère le plus les nombreux publics du rap français.
Illustrations : @bilelal
350 morceaux distendus sur seize projets, c’est beaucoup. Alors quand il faut écrire un article autour de ce que représente Jul dans l’industrie et la musique, il faut tous les écouter. Et plusieurs fois. Il y a un moment où le cerveau se met en mode veille ; il entend mais n’écoute plus. Et c’est précisément dans ces moments-là que surgit la révélation. Petite anecdote : un soir, je suis en voiture avec deux amis et le morceau « Au pire » résonne à fond sur les baffles de la Clio 2. Jusque-là, rien de bien intéressant. On est donc trois et, comme sur toutes les routes, il y a des dos d’âne. C’est au moment où les roues de la voiture franchissent l’un d’eux que Jul lance : « Ils ont pris l’dos d’âne à trois ». S’ensuivent des cris de joies et des beuglements de surprise.
Alors, on passe la soirée entière à écouter la discographie de Jul en boucle, et en aléatoire. On s’amuse de ces moments où, pendant qu’untel raconte une anecdote, Jul lâche une rime qui semble lui répondre du tac-au-tac. Comme s’il était dans la même pièce, avec nous. Plus que tout autre rappeur qui raconterait son quotidien, Jul narre sa vie comme il la vit, dans ses moindres détails et particularités, sans jamais broder ou surcharger ses textes de figures de styles. Son storytelling emprunte au naturalisme, au lyrisme, à la country — on y reviendra —, aux registres qui privilégient le sentiment personnel, les passions exaltées, la musique rythmique, entraînante et émouvante qui raconte la vie des petites gens sans maquillage. Jul, c’est de la musique « telle quelle ». Et c’est très bien comme ça.
« J’écoute pas trop ce qui se fait, mode de vie béton en repeat »
Sur cet aspect, il se rapproche d’un gigantesque pilier du genre urbain avec lequel il a collaboré plusieurs fois : Le Rat Luciano. Maître incontesté du storytelling de proximité et de la narration du sentiment humain face à la vie de rue, le Rat a tellement marqué son temps qu’il s’est hissé au rang d’influence estimée aujourd’hui, malgré son statut de Roi sans couronne (« Fuck le succès d’estime Niro n’a pas c’qu’il mérite comme Salif, Le Rat, Despo, Socrate, Zesau, Lino, Koro et Kery »). Tout naturellement, Jul n’y a pas échappé, et vu que les preuves sont parfois plus importantes que les mots, on vous met au défi de trouver à qui appartiennent ces textes :
Le succès de Jul a ses raisons que la raison ignore
Quand l’artiste connait son premier succès national en 2013, la Cité phocéenne rugit et les scooters grondent. Le morceau, « Sors le cross volé » est fait pour être efficace, toucher sa cible et servir de projecteur. Qu’importe s’il est apprécié ou déprécié ; puisque quatre ans plus tard, c’est autant de disques de diamant, d’or et de platine qui récompensent une dizaine d’albums studio et six mixtapes. Personne n’aurait pu le prévoir, car personne encore n’avait fait ce que Jul s’apprêtait à faire : trouver une formule, si personnelle qu’appliquée sur un autre, rien ne fonctionnerait. Si l’on est fan du rap street on aimera « Dans l’appart » ; si l’on est fan du rap zumba on aimera « Tchikita » ; si l’on est fan du rap pop on aimera « Ma jolie » ; si l’on est fan du rap mélancolique on aimera « J’oublie tout » ; et si l’on est fan de variété on aimera « En quarantaine ».
Dans un Marseille discret depuis l’avènement de Soprano ou d’Alonzo, et où Keny Arkana a esquivé le grand public, le succès retentissant de Jul casse toutes les portes et permet les entrées en club de Naps, Elams, Soso Maness, Ghetto Phénomène, Sch, et plein d’autres. En plus de toute une nouvelle scène, c’est le Grand Paris qui se met à faire « comme à Marseille ». Une énième manière de faire du rap, sous tempo accéléré plein de poum-poum-poum, d’auto-tune, de guitares acoustiques et de synthés aigus ; influencée par des sonorités funk, afro, raï, pop, reggaeton et variétoche.
Les dizaines de millions de vues s’enchainent tandis qu’une incompréhension totale se lit sur le visage de l’ensemble des acteurs de l’industrie. On aime ou on déteste, il n’y a pas de juste milieu. Pour certains ce n’est plus du rap, c’est mal écrit, mal produit, mal mixé ; le mal est partout et c’est parce que c’est mal que ça marche aussi bien. Pour d’autres, les zumbistes principalement, c’est la nouvelle vibe des chichas et des quarts d’heure rap français en boîte. Pour le reste, c’est juste une mode, rien de bien méchant.
« Poussette sur poussette, aïe j’en ai mal à la tête / J’ai perdu un pote, au tél on s’était dit ‘à toute' »
Au même moment, non loin de la capitale, dans un 91 poussiéreux, le duo PNL enflamme de la même manière les débats avec son école : le cloud-rap de dealer. Les productions y sont bien plus étoffées mais les paroles laissent de marbre le « vieux con » biberonné aux textes d’Oxmo Puccino ou à ceux d’Akhenaton. Ce qui le fera taire, bien sûr, c’est le jour où le premier dira de PNL qu’« on n’avait pas aussi bien chanté la rue depuis longtemps ». Alors les puristes y voient l’avènement d’un genre qui ne se respecte plus, qui ne connaît plus ses codes ni son essence, encore moins son prétendu but subversif : celui de dénoncer, constater, analyser son temps et raconter le malheur des plus démunis, de tout le mal qu’a produit Babylone depuis la naissance du genre au début des années 70. « Qui peut prétendre faire du rap sans prendre position ? »
Pour nous, les séismes commerciaux que provoquent Jul et PNL dans les deux plus grandes scènes du rap français ne sont juste qu’une confirmation d’un constat clair : ils sont la synthèse d’une trentaine d’années d’évolution d’un genre qui se mélange avec tous les autres, sans contrefaçons. Peu importe le style visé, Jul y calque ce qu’il est et le morceau fonctionne. En bref, l’artiste marseillais cristallise à sa manière l’harmonie parfaite entre le storytelling de proximité (propre au rap) et la touche commerciale propre à la pop-variété, à coup de lalala et de yeayeayea : « Oh, lala, j’roule, j’rase le co-llant-llant / Shit et beuh d’Ho-llan-llande, on s’retrouvera comme Lalanne / Lelele, on est devant l’bloc quatre, ouais, ouais, ouais, lelele / On appréhende à voir la flicaille débouler-ler / Eh vas-y fais-moi tirer deux barres, lelele / On m’a niqué mon briquet encore, lelele. »
Ne le classez pas dans la variet’
Cette relation entre le rap et la variété est loin d’être nouvelle, surtout quand, aujourd’hui, le genre nouveau tend à remplacer un autre plus vieillissant. Booba reprend Renaud par trois fois, et on retrouve le « Rive Gauche » d’Alain Souchon sur « Mon Pays ». Patrick Bruel feat avec La Fouine, Passi avec Calogero, Oxmo Puccino avec Olivia Ruiz et Maitre Gims est invité à collaborer sur la composition de l’album de Florent Pagny avant de feater avec Vianney sur « La même », le titre le plus diffusé sur les ondes en 2018. Bref, le rap et la variété sont comme cul et chemise. La première différence avec Jul, c’est que le clin d’oeil se transforme presque toujours en véritable reprise.
Sur son premier album en 2014, c’est le morceau « Mon son vient d’ailleurs » qui reprend « Freed From Desire » de Gala, sur la réedition de My World c’est au tour de « Barbie Girl » d’Aqua de connaître son remix. Sur L’Ovni, le morceau « Je suis pas fou » est inspiré de « Sabali » d’Amadou et Mariam ainsi que de « Hey there Delilah » des Plain White T’s. Avec Alonzo, ils s’amusent à reprendre « Les démons de minuit » d’Émile et Images sur « Normal« , et finalement, c’est dans La tête dans les nuages qu’on reconnait la formule de « La Lettre » de Renan Luce sur le morceau « Comme les gens d’ici ».
Si l’emprunt du rap à la variété n’a rien de nouveau, et que le duo Soprano-Maitre Gims avait déjà brisé la barrière entre les deux genres, Jul, malgré son style musical proche de ce que font les deux bonhommes, est pourtant toujours considéré comme un rappeur au sens principal où on l’entend. Reste à comprendre pourquoi. Le fait est qu’on a tous en nous quelque chose de sentimental. Une corde raide qui vibre sous le coup de l’émotion – that’s what she said – et comme une partie des auditeurs de rap, on ne grandit pas uniquement avec les rappeurs, puisque les morceaux avec lesquels nos parents ont grandi, eux aussi, peuvent contribuer à notre éducation musicale.
Quand on prend de l’âge, accompagné d’une passion pour le rap, on passe naturellement et souvent par différentes postures d’écoute. Un jour, on ne jure que par le style des années 90, un autre, on aime se divertir avec un genre très actuel, et puis, organiquement, on s’assagit et le téléphone se remplit d’un mélange de tous les styles. Si Jul maintient son statut de « rappeur » tout en arrivant à plaire à une grande partie du public francophone, du puriste – on se rappelle de DJ Duke, turntablist du groupe Assassin, qui vantait ses mérites il y a quelques années – à l’individu le plus ouvert, c’est que sa musique rappelle la soupe commerciale qu’on écoutait tous mômes, encore trop jeunes pour s’attarder sur le texte. Mais son écriture de proximité nous renvoie indéniablement à ce que nous aimions jadis dans le rap. Elle ravive le souvenir d’un temps où l’on dansait sur « Femme like you » de K-Maro à la boom de Loïc et Nathan avant de réciter « Petit frère » d’IAM sur le chemin du retour.
« J’dis c’que j’vis, j’fais des tubes »
En bref, là où Soprano et Maître Gims peuvent être tâclés sur leur résolution à, si ce n’est reléguer le texte au second plan, au moins se calquer sur les schémas textuels et thématiques de la pop-variété à laquelle ils souhaitent se rattacher, il serait inconcevable de ranger Jul dans une case similaire. Chez lui, il n’est pas question de se « travestir » car le naturel prime sur tout le reste. D’ailleurs, on le remarque dans tous les singles les plus importants de sa carrière ; alors même que le morceau « On m’appelle l’Ovni » embrasse les sonorités de la pop-club, ça ne l’empêche pas de rapper : « Alcoolisé au guidon, je fais des doigts d’honneur aux schmits / Faut voir ce que nous vivons entre les histoires et les flûtes. »
Finalement, c’est en 2017 et en 2018 que Jul signe son dernier virage vers la variété pure sur plusieurs morceaux. Avec le trio d’albums La tête dans les nuages, Inspi d’ailleurs et La Zone en Personne, l’artiste marseillais centralise toute son évolution vers le genre depuis Dans ma paranoïa, sorti en 2014. Il délaisse les drum patterns et embrasse la guitare et/ou le piano comme seuls instruments. Les morceaux en question n’ont plus de rap que les thématiques textuelles, en témoignent les tracks « Comme les gens d’ici », « Je ne veux pas partir », « Mauvaise journée », « Petit frère », « Je vais danser », « Dors petit dors », « Je t’aimais bien » et finalement « En quarantaine ».
Ce virage n’a donc rien de brutal, et ne fait que suivre la trajectoire qu’a pris l’artiste depuis le début de sa jeune mais intense carrière. Fondé sur un principe en dehors de tous carcans promotionnels ou à volonté strictement commerciale, son naturel est, justement, naturel. Au final, si Jul est un OVNI tant pour les auditeurs que pour les acteurs de l’industrie, c’est qu’il continue de rapper avec simplicité, candeur, bonhomie et humilité. À rapper comme à l’époque où les strass et les paillettes étaient encore réservées à Jean-Jacques Goldman, Calogero ou Charles Aznavour ; avec la même hargne qu’au début, au temps où on voulait « juste nager dans l’eau » car on s’en foutait « de nager dans l’or ».