Wit. : « Ce n’est pas normal que tout le monde pisse sur ses rêves »
Encore méconnu du grand public, Wit. est l’un des protagonistes les plus actifs dans la recherche de ce que le rap français deviendra demain. Mais pas seulement. Son projet NĒO appelle tantôt à la romance, tantôt à « danser le mia ». Et ce, le plus souvent, avec une lucidité pénétrante. Il ne nous en faut pas plus.
Photos : @lebougmelo
Wit. vient tout juste de sortir son EP NĒO, un nouveau départ soigneusement mis en œuvre après plusieurs projets disséminés ici et là sur les plateformes depuis deux ans. Le rappeur montpelliérain, souvent catégorisé dans le rap alternatif et jusqu’alors plutôt discret, ne livre que peu de références quant à ses influences lorsque l’on cherche à en savoir plus : ScHoolboy Q, le rap U.S. en général et des tas de films (parmi lesquels Matrix, sans trop de surprises).
Sa principale motivation et source d’inspiration est peut-être à chercher dans le sillage de Laylow et de TBMA, le collectif avec lequel il a évolué, à l’origine d’une esthétique « digitale » parmi les plus marquantes du rap actuel. « C’est comme si on se connaissait vraiment de l’intérieur. C’est un truc de ouf notre équipe. » Fusionnel et productif, le groupe mélange glitch art, post-internet et images de synthèse futuristes sous la forme de clips parfaitement réalisés. Des visuels avant tout nés de la musique « bousillée mais de plus en plus clean » des deux rappeurs, dont Wit. demeure à ce jour la figure la plus mystérieuse.
« Jeune rebeu entêté », ce dernier chante, mumble ou tambourine sur la langue française avec une aisance égale. Wit. appartient à cette génération de musiciens allant de Johan Papaconstantino à ROSALÍA, en passant par Soolking, qui se réapproprie les musiques traditionnelles avec lesquelles ils ont été bercés mais dont le résultat parvient toujours à se faire syncrétique, apatride, universel — en bref, à devenir pop. « Les étoiles c’est mon habitat » rappe Wit., concluant ses discours les plus terre-à-terre (« Ils demandent au coupable de chercher le coupable/Du coup, à la fin de l’histoire, le peuple on l’écoute pas ») par des envolées métaphoriques imprévisibles.
L’artiste, qui a trouvé son pseudonyme au détour d’une recherche Google sur la pureté et l’esprit, inspiré par sa volonté de « dire les choses telles qu’elles sont, d’être transparent », confronte les sujets qui font mal, martèle des phases au premier degré et d’autres dont on n’a pas fini de déployer les double-sens. On a voulu l’entendre parler de la vision du monde qu’il a entrepris de traduire en musique.
À quel moment tu t’es dit que ta vie, ce serait le rap ?
Je suis quelqu’un qui, dès qu’il est investi dans quelque chose, pense qu’il va faire ça toute sa vie. J’ai eu le même délire avec le basket et avec tout ce que j’ai entrepris. Et pour une raison ou pour une autre, ça n’a pas abouti. Mais pour la musique, je crois que j’avais envie de dire des choses. Si je peux changer des mentalités, passer des messages… J’ai vu comment la musique me transcendait et je me suis dit que je voulais faire pareil avec d’autres gens, même si je ne m’en suis pas tout de suite donné les moyens. Mais quant à savoir à quel moment j’ai capté ce que je voulais faire musicalement… Ça, jamais. Tous les jours, j’entends des nouvelles sonorités, des nouveaux trucs, et ça me donne de nouvelles idées. Donc si je peux ne jamais être dans une case, ça me va. Je préfère que les gens ne sachent pas par où je vais les surprendre.
Quel rôle a eu ta rencontre avec Laylow dans tout ça ?
Je pense que je ne ferais même pas de musique si on ne se connaissait pas. Je l’ai connu à quinze ans, j’ai habité chez lui, on s’est côtoyés longtemps avant de faire du son. Quand on a commencé à faire de la musique, lui avait le professionnalisme et la maîtrise des codes. Moi, j’avais cette fougue parce que je débutais et que j’arrivais avec quelque chose de nouveau. On s’est influencés mutuellement. Une fois qu’on a élaboré un délire, Osman, l’un des réalisateurs de TBMA, s’est mis à réaliser des vidéos. Il n’avait jamais touché à une caméra. Jey [Laylow, ndlr] avait un petit poids, mais sinon, on s’y est tous mis ensemble, en même temps. On est tous partis dans une direction qu’on n’avait jamais testée auparavant.
Tu avais déjà fait de la musique en duo, on dirait que tu as une facilité à créer de la synergie avec d’autres artistes.
C’est parce que c’est humain avant tout. Avec Laylow, on se connaît personnellement, ça se passe bien, c’est mon frérot.
« Je suis toujours à la recherche de la musique de demain »
Est-ce que l’Auto-Tune a changé quelque chose dans ta façon de concevoir la musique ?
Carrément. Parce qu’avant je voulais rapper dur et sec. Ça a un peu agrandi mon panel : si je veux rapper, je rappe, si je veux chanter, je chante. Alors qu’au début, j’étais un peu réticent. Mais maintenant je ne m’en passe presque plus. Je suis content parce que ça m’a donné une nouvelle vision, une nouvelle évolution de moi. D’ailleurs, c’est Jey qui l’utilisait beaucoup à l’époque. On a fait une tape tous les deux qui s’appelle Digital Night et c’est à ce moment-là qu’il m’a poussé à l’utiliser.
J’ai écouté ce projet. Il est très brut, comme s’il était à peine mixé, mais il a conservé sa force expérimentale. C’était votre première collaboration ?
Oui, le premier qu’on a fait de A à Z. En vrai, pour l’histoire, Jey m’avait proposé qu’on fasse un projet tous les deux, alors je suis monté à Paris de Montpellier. Dans la foulée, on a acheté je ne sais pas combien de bouteilles et on a commencé à proder. En l’espace d’une semaine, on avait tout. On est revenus dessus après pour rendre le truc un peu plus « propre » mais on ne s’est pas cassé la tête à mixer ça dans un studio. C’était notre premier concept : on voulait tous les clipper, et on l’a fait, dans un seul et même lieu. Ce qui en est surtout sorti c’est la volonté d’innover et d’expérimenter. Je ne regrette pas… Même si c’était un peu bousillé comme délire.
Est-ce que tu as déjà envisagé la possibilité de créer une sorte d’avant-garde dans le rap ?
Complètement. Pour moi, c’était même évident. Dès les premiers trucs que j’ai faits, je me suis dit que c’était stylé, mais je savais que ce n’était pas très commun non plus. Donc créer une avant-garde, j’y ai pensé direct. J’ai toujours eu ça en tête. Après, avec le temps, c’est difficile de penser autrement. Je suis toujours à la recherche de la musique de demain. C’est ce que j’essaye de faire en tout cas.
Qu’est-ce qui a évolué entre tes projets précédents et NĒO ?
J’ai pris de la maturité dans mes choix. Au niveau des productions mais aussi de ce que j’ai envie de dire et de comment je vais le dire. C’est une nouvelle vision, parce que ça correspond à un nouveau départ dans ma vie. J’ai quitté Montpellier où j’avais un certain quotidien. J’ai arrêté toutes mes activités pour tout miser sur le son. Tout ce qui se passe maintenant, c’est mon commencement. Ce n’est pas le moment de faire un faux pas. Ce qui était là avant, j’ai conscience que je l’ai fait, mais c’est comme un entraînement avant une première compétition. J’ai expérimenté et maintenant je sais davantage où je veux aller.
Tu es toi-même producteur. Que t’ont apporté les autres beatmakers avec lesquels tu travailles ?
En quelque sorte, je sais que j’ai un truc pour créer, mais la qualité de mes productions ne sera jamais aussi clean que celle d’un producteur qui ne fait que ça. Du coup, ça me permet d’avoir des sons plus propres et au fil du temps, j’apprends à connaître de mieux en mieux les gens avec qui je travaille, et eux commencent à savoir ce que je veux. On a réussi à développer quelque chose. Mais j’ai aussi envie d’aller vers eux parce que ce qui est cool, c’est qu’ils ramènent une idée qui m’est vraiment extérieure, alors que souvent, quand je produis de mon côté, j’écris, je suis dans mon monde, et je n’ai pas de recul, c’est un peu dommage. Ça diversifie.
Tu parles d’être « dans ton monde » : au-delà de la simple musique, créer une « matrice », un univers, une œuvre à 360 °, pourrait être une perspective pour toi ?
Complètement. Je kifferais. C’est le but même. Mais ce sont des choses qui se font petit à petit. Pour le moment, j’essaye de me focus sur la musique et sur l’image. Bien sûr, on va essayer de taffer des trucs pour les concerts : la scénographie, les mises en scène, etc. Et plus je pourrais trouver des concepts pour définir l’image à part entière de Wit., plus je serai content, c’est certain.
Ambiancer le public est parfois devenu une priorité dans le rap actuel, est-ce que ça fait aussi partie de tes objectifs ? Tu dis dans « Bella » : « Je veux les faire danser comme Guetta toute la night ».
Ce n’est pas simplement faire danser. J’ai commencé à faire des concerts à Montpellier dans une cave blindée où tout le monde transpirait et jumpait comme des malades. C’est ce soir-là que j’ai ressenti de l’énergie et de l’amour. Donc c’est ce qui m’a le plus fait plaisir et le plus marqué. Je ne veux pas juste faire un spectacle, je veux partager ma musique avec les gens. Les gens écoutent David Guetta de 19h à 5h du matin et j’aimerais qu’on écoute ma musique de la même manière. Qu’on danse ou qu’on saute, je m’en fous. C’est une question de partage.
NĒO est sorti depuis plus d’un mois maintenant. Quels ont été les retours ? Est-ce que tu as le sentiment d’être mieux compris qu’avant ?
Beaucoup plus. C’est ça qui m’a surpris. Ça me donne de l’espoir. J’étais toujours dans le même mode qu’avant, c’est-à-dire que j’avais conscience qu’il pouvait y avoir une petite réticence et que tout le monde ne me comprenait pas forcément. De base, ce que j’aime, c’est faire des trucs niqués. Ça restera toujours ainsi, mais si je peux faire des trucs un peu plus propres — et quand je dis « propres », j’entends « plus audibles » — ça me permet de faire un pas vers l’auditeur. Il y a plein de gens qui se sont pris une claque à chaque son de ce projet et ça me fait vraiment plaisir. Ça me chauffe pour continuer à pousser encore plus le délire.
Tu as employé tout à l’heure un mot que plus personne ne veut utiliser, le mot « message ». Ça me rappelle une phase dans le morceau « NĒO » : « Je suis né pour lutter »…
C’est la vérité. Parfois, tu es au fin fond de ta défonce et tu te dis : « Putain, il faut que je me réveille ». Il ne faut pas oublier pourquoi tu es là, quelle est ta mission. Tu n’es pas là pour rien, tu n’es pas là juste pour te détruire. Tu es là pour faire passer quelque chose, il faut marquer ton époque. Pour ma part, je n’ai pas envie de la marquer en faisant quelque chose de mauvais ou en dégageant une mauvaise image. Si j’ai la chance d’avoir des auditeurs et une notoriété, alors dans ce cas-là, je préfère l’utiliser pour faire passer des messages, même s’ils sont maquillés de haine. Au fond, ce sont des messages d’amour.
Dans tes chansons, tu donnes à raison une vision de la société assez sombre. Qu’est-ce qui t’énerve profondément ?
[Son manager : « C’est le moment de te lâcher ! (rires) »]
Il y a énormément de choses. Déjà, cette mentalité qui a été instaurée petit à petit et qui pousse naturellement les gens à être dans le paraître et à être hypocrites. Je ne dis pas ça pour clasher, je dis ça parce que je le sais. Je l’ai vécu. Je le vois encore. Il y a aussi le fait que j’ai l’impression que les trois quarts des humains sont un peu des esclaves. Ils travaillent puis ils vont se coucher. Que tout le monde pisse sur ses rêves, je ne trouve pas ça normal. Pour manger trois miettes ? Ce n’est pas normal. Ça ne devrait pas coûter un bras de pouvoir manger ou se loger. J’ai vraiment l’impression qu’il y a un petit groupe au-dessus de nous qui profite de tout le reste et ça me répugne. Chaque fois qu’il y a de nouveaux présidents, j’essaye de m’intéresser à leurs discours. Mais j’écoute les discussions à l’assemblée et je vois juste que ces gens-là sont payés 7000 € et qu’ils ont un œil ouvert et un œil fermé pendant que d’autres personnes se cassent le dos. Je pourrais relever des tas d’autres points, mais en soi, ce qui m’énerve, c’est l’injustice.
Est-ce que tu considères qu’il est plus facile de transmettre un message s’il est subtil ou dit de manière détournée ? S’il est « maquillé » ?
Moi, je pense qu’il faut dire les choses subtilement si c’est possible. Là, par exemple, j’ai fait un morceau qui sortira dans le prochain projet où je dis les choses un peu crûment et je vois bien la différence. Je trouve que quand tu dis les choses subtilement, tu as moins de chance d’être compris, mais quand on te comprend, on se dit que c’est vraiment fort. Et j’aime mieux laisser des petits points d’interrogation pour ne pas être simplement un haineux qui dit : « Nique la société. » Je veux juste dire mes trucs avec une certaine poésie pour marquer les esprits. En tout cas, ceux qui me comprendront, ça les marquera. Quant à ceux qui ne comprennent pas, tant pis.
Là-dessus, j’ai envie de te demander : où vas-tu aller, là, maintenant ?
Dieu seul sait.