Entre Jay-Z et politique : Angelo Gopée n’est pas le boss de Live Nation par hasard

Parti de rien, Angelo Gopée a su s’offrir le luxe de transformer sa passion en profession. Aujourd’hui à la tête de la branche française de Live Nation, numéro 1 mondial de la production de spectacles, il savoure sa réussite. Rencontre avec un monument qui s’ignore.

Photos : @alextrèscool

Une réunion qui s’éternise, et voici Angelo Gopée contraint de se dérober d’un entretien pourtant marbré depuis des semaines sur l’une des pages de son agenda. Partie remise. Au lendemain, tant qu’à faire, car le temps du bonhomme est précieux. Au moins autant que ses mocassins en cuir noir, ornés d’une boucle Louis Vuitton, rare signe de richesse d’une tenue qui se veut plutôt sobre au demeurant. Sa chemise légèrement déboutonnée, enveloppée par un cardigan bleu nuit, le ferait presque passer pour un chef d’entreprise comme un autre… mais elle est trahie par son jean, porté à peine plus haut qu’un baggy. Résolument décontracté.

Le bureau dans lequel il accueille, situé dans un bâtiment du IIe arrondissement, se présente comme une sorte de musée dont chacun des objets exposés serait une pièce du puzzle de son histoire. Une affiche de la tournée de Britney Spears, un vinyle d’IAM, le premier disque d’or hexagonal du groupe Blackstreet : pas de doute, nous sommes bien aux côtés du Directeur général de la branche française de Live Nation, leader mondial de la production de spectacles. Dans le rush précédant la troisième édition parisienne du festival Lollapalooza, qui s’est tenu les 20 et 21 juillet à l’Hippodrome de Longchamp, Angelo Gopée parvient tout de même à trouver une heure pour en dévoiler un peu plus sur sa vertigineuse ascension sociale, impulsée par le hip-hop.

« Quand on vient de banlieue au départ, on ne se prédestine pas à faire quoi que ce soit. Réussir, c’est au mieux travailler à la ville comme employé municipal ou être ouvrier comme tes parents », s’ouvre-t-il. Parti des bas-fonds de Saint-Ouen, le patron mesure le chemin parcouru, conscient de la chance qu’il a su provoquer. Celui qui bricolait les premiers concerts de rap dans les années 80 se retrouve aujourd’hui à orchestrer les tournées des grandes vedettes de notre époque. À la tête de la machine qui a mis si longtemps à accorder une place digne de ce nom à cette culture qu’il chérit tant. Paradoxal, vous dites ? Ceux qui le connaissent de longue date ne s’étonnent cependant pas de le voir à la position qu’il occupe aujourd’hui. C’est le cas de Stéphane « Sear » Bégoc, ami d’Angelo depuis les balbutiements du mouvement hip-hop et fondateur du magazine Get Busy, pionnier du genre. « À l’époque, on était un peu ‘anti-tout’ tandis qu’Angelo avait déjà ce truc de se dire qu’il fallait entrer dans le système pour le changer. Il était plus dans l’infiltration », se souvient-il.

« Dans nos banlieues, il y a des gens exceptionnels, qui ont un talent fou, qui sont intelligents, et il faut leur donner la parole. » – Angelo Gopée

Quand les deux hommes se rencontrent, Angelo et son frère Jean-Marc sont les jeunes passionnés qui fédèrent tous les b-boys, emcees, graffeurs et DJs de la capitale autour d’évènements estampillés IZB, du nom de leur collectif devenu association. Entrepreneurs par la force des choses. « Je pense qu’Angelo avait une idée de ce qu’il pouvait faire en organisant des soirées et des concerts. Il était assez visionnaire à ce niveau-là en tout cas », raconte Gérard, autrefois proche de la nébuleuse. De son côté, l’intéressé s’en cache bien. Pour lui, il ne s’agissait que de passer du bon temps à travers une passion commune, sans se soucier de ce que ce sera demain : « On ne pensait à rien du tout : on vivait notre passion. À cet âge-là, tu ne calcules pas. On ne s’est pas dit : « Est-ce que dans 10 ou 12 ans… ? ». On voulait surtout vivre l’instant T. » D’autant que ses véritables perspectives d’avenir se trouvent alors ailleurs, sur gazon ou sur terre battue. « À ce moment-là, j’étais en sport-étude tennis, donc c’était ce vers quoi je me dirigeais. Pas du tout dans le hip-hop, encore moins entrepreneur. Toute ma vie,  j’ai rêvé d’être sportif. J’ai fait tous les sports : du handball, du football, du rugby, du ping-pong, etc. À partir de 14-15 ans, je savais que ce serait ma vie. Et si ce n’était pas ça, ce serait prof de sport », explique l’homme aux multiples vies.

Reste que petit à petit, l’activité des International Zulu Boys prend de l’ampleur, sans pour autant rapporter des mille et des cents. « Pendant un an voire un an et demi, on a travaillé pour rembourser nos dettes », confie-t-il d’ailleurs à ce sujet. Les après-midis organisées dans un collège à Pantin deviennent progressivement des soirées à l’Élysée Montmartre, puis des concerts. On y produit les premières dates des jeunes membres d’IAM ou de NTM, la tournée du groupe américain Public Enemy, avec comme point d’orgue une date mouvementée au Zénith de Paris en 1990. « Les gens voulaient interdire le concert parce que c’était l’album Fear of a Black Planet et ils pensaient que les noirs allaient tuer les blancs. On a fait une conférence de presse, il y avait 200 journalistes, je me disais : ‘Mais qu’est-ce qui se passe ?!’ C’est à ce moment que je me suis dit que j’allais faire une pause dans le tennis. » Et pour cause, le développement d’IZB est tel que l’association de loi 1901 est vite forcée d’abandonner son statut : la passion se mue en profession. Le voici officiellement « producteur de spectacles ».

Un métier qu’Angelo Gopée exerce depuis bientôt 30 ans. Les disques d’or, de platine voire de diamant qui tapissent les murs de son bureau témoignent de sa relation privilégiée avec ces artistes qu’il épaule depuis des années, parfois des décennies. C’est d’ailleurs par le biais de ces mêmes relations qu’il a pu se retrouver en 2010 à la direction de Live Nation France, sur recommandation un ami très spécial : « Un jour, le manager de Jay-Z m’appelle et me dit : “Viens nous voir à Londres, on est en concert après-demain au Elizabeth Hall”. C’était le 4 novembre 2009. Je viens au concert et je kiffe – comme je kiffe tous les concerts de Jay-Z. Après on va dans les loges, où il y a Chris Martin, Gwyneth Paltrow, Jay-Z, son manager et des gens que je ne connais pas. Puis là, il me fait : “Tiens, eux c’est les gars de Live Nation, on leur a parlé de toi, ils veulent que tu viennes chez eux”. »

Pour ce modeste fils de peintre en bâtiment, qui observait l’émergence de cette culture avec un regard émerveillé, cela représente beaucoup. Angelo Gopée a vécu des choses qu’il n’aurait pu imaginer dans ses rêves les plus fous, comme par exemple gérer le catalogue du prestigieux label Def Jam – avec lequel il travaille au milieu des années 90, via Polygram. Mais l’industrie a changé, au même titre que le regard qu’il porte sur elle. « J’essaie de prendre plus de recul », reconnaît-il d’ailleurs. Alors quand il définit les artistes avec lesquels il souhaite désormais bosser, le Mauricien d’origine a ses propres critères : « Avant c’était purement de la passion, donc il fallait que ce soit bien ET que j’aime. Aujourd’hui, on est là pour faire un métier donc on cherche surtout à accompagner ceux qui ont un talent. » Et le talent, Angelo le trouve paradoxalement moins dans le genre de ses débuts : « Là où j’ai le plus de mal, c’est avec le rap français. Parce que j’ai été rappeur, et ça ne ressemble plus à ce qu’on faisait avant. » Il lui préfère volontiers Burna Boy, Masego, Khalid, Aya Nakamura, ou encore ses bons vieux disques de funk à l’ancienne, Shalamar et Kool & The Gang en tête.

Depuis son arrivée en France en 2010, Live Nation est passé de 4 à 85 employés, de 10 à 500 millions d’euros de chiffre d’affaires.

Entrepreneur assumé, Angelo ne l’est devenu qu’après avoir essuyé ses premiers échecs. À la fin des années 90, le producteur se manque sur quelques concerts – notamment les Backstreet Boys -, entraînant des pertes conséquentes. « Je me suis retourné, et il n’y avait plus personne derrière moi », rumine-t-il. « Là, je me suis dit que le hip-hop était devenu un véritable business. » Mieux vaut donc couper, s’en éloigner un temps, faire une pause. Le tourneur opte toutefois pour un changement de cap plutôt radical.

Parti se ressourcer à Maurice en 2000, Angelo est sollicité par son ami Alan Ganoo, alors en campagne pour le Ministère de l’énergie, qui se cherche quelqu’un pour l’épauler. Il se découvre ainsi conseiller politique, sans pour autant avoir les notions ni le background qui s’y prêtent habituellement. Mais qu’importe, car Angelo a fait sa propre école, autrement plus formatrice. « Une fois que tu t’es occupé de rappeurs, les élections c’est facile ! », s’amuse-t-il, avant de préciser : « L’Île Maurice des années 2000… Laisse tomber, ils n’étaient pas structurés. Quand j’ai commencé à faire des plannings, à trouver des sponsors pour avoir des t-shirts, pour avoir à manger, etc. Pour eux, c’était le 21e siècle. » Cette expérience institutionnelle s’avère cependant particulièrement enrichissante, et dessine pour le fondateur IZB un nouvel itinéraire jusqu’alors insoupçonné : « J’avais un destin tracé : deux ans après je devais être député, 3 ans après j’allais être ministre, et ainsi de suite. » Contraint de retourner dans l’Hexagone en 2003, après le décès de son beau-père, le boss garde de cette parenthèse diplomatique un bagage qui le suit encore aujourd’hui. Avec des résultats probants : depuis son arrivée en France en 2010, le géant américain du spectacle est passé de 4 à 85 employés, de 10 à 500 millions d’euros de chiffre d’affaires. Imposant.

Ce qui ne lui fait pas pour autant oublier les siens : sa famille – qu’il a parfois fait travailler à ses côtés chez Live Nation -, ses frères d’armes des premières heures du hip-hop, mais surtout ceux issus du milieu social duquel il provient. « Dans nos banlieues, il y a des gens exceptionnels, qui ont un talent fou, qui sont intelligents, et il faut leur donner la parole », affirme-t-il avec conviction. En septembre, il lancera avec Audencia un Mastère spécialisé en Management de la Filière Musicale, pour transmettre tout ce que l’école n’a jamais pu lui apprendre. Plusieurs décennies de terrain condensé en une année et 490 heures d’apprentissage. Le tout soutenu par un programme de bourses, pour être sûr que tout le monde ait les mêmes chances. Et preuve que son moi d’aujourd’hui n’est pas si différent de celui qu’il a été, Angelo Gopée continue de représenter sur ses réseaux trois lettres qui ne cessent de lui rappeler qui il est : « @AngeloIZB ».

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