Le livre KIDZ libère la parole des 50 jeunes créatifs de demain

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KIDZ dresse le portrait d’une nouvelle génération de créatifs du monde entier. Conversation avec Raphaëlle Bellanger et Anna Gardere, à l’initiative de cet ouvrage produit par YARD, autour de la deuxième édition du livre, qui vient tout juste de paraître.

Photos : @alextrescool

La deuxième édition du livre KIDZ donne carte blanche à 50 jeunes créatifs du monde entier âgés de 10 à 30 ans. « On voulait faire un bel objet qui élève les jeunes artistes », résument les deux curatrices de cet ouvrage un peu spécial, Raphaëlle Bellanger et Anna Gardere. 

C’est que ce livre fige une époque où les tendances filent à toute allure, raconte des dizaines de processus créatifs et illustrent des identités plurielles, de la Chine au Brésil, en passant par l’Europe de l’Est, Brooklyn et le Nigeria. Voué à être renouvelé chaque année, à devenir cet album de photos un peu vieillies et de mots gribouillés de cette jeunesse insaisissable à l’aube du XXIème siècle, KIDZ met en lumière des silhouettes et des œuvres uniques. Mais ce, sans jamais perdre de vue les goûts, les centres d’intérêts, les références, qui lient ces individus en une vaste communauté, nébuleuse certes, mais toujours connectée. 

On a voulu en savoir plus sur le regard que portent Anna Gardere et Raphaëlle Bellanger sur leur génération. Conversation. 

Comment avez-vous commencé à travailler ensemble toutes les deux ? 

Raphaëlle Bellanger : On a 21 ans, on est amies depuis le collège. On se faisait chier dans nos études et on s’est dit que ce n’était peut-être pas ça qu’il nous fallait. En parallèle, on avait cette idée, on s’est complètement concentrées là-dessus et on a arrêté l’école. 

Anna Gardere : KIDZ est l’un de nos nombreux projets communs, on ne pensait d’ailleurs pas que ça allait aboutir. Quand on est allées voir une première maison d’édition, au bout de trois rendez-vous, on nous a dit de parler de ce qu’était la jeunesse, de ses problèmes les plus clichés, d’aller sur les plateaux télé… Nous, on voulait parler de la jeunesse avec un spectre légitime, on ne se sentait pas de parler en notre nom, on voulait plutôt être des porte-paroles. Finalement, on a fait le premier livre, qui a plutôt bien marché.

Quelle est la genèse de cette deuxième édition ? 

Anna : On a changé de concept. Le premier était sur les jeunes en général. Cette fois-ci, on a axé notre démarche sur les créatifs. On a longtemps cherché un fil rouge, on s’est posé beaucoup de questions mais on s’est rendus compte que le fil rouge, c’était nous. 

Raphaëlle : On a basé notre sélection de profils sur ce qui nous plaisait, sur notre sensibilité. Ce n’est pas une vision objective de la société, on n’a pas la légitimité de faire ça. C’est quelque chose de très personnel finalement.

Anna : On ne fait pas le portrait d’une génération. Mais chacun a la même place et c’est ça aussi que l’on trouvait intéressant. Tout le monde est logé à la même enseigne. On s’est battues pour que les profils ne soient pas choisis en fonction de la notoriété. On veut parler à l’artiste et co-créer avec lui, on ne veut pas faire de com.

Pourquoi êtes-vous attachées au livre ?

Raphaëlle : Quand on était au lycée, on en avait marre de voir toujours les mêmes gens, on se faisait un peu chier, on cherchait un moyen de rencontrer des gens qui créaient des choses. Un prétexte comme un livre comme ça, c’est génial parce que ça nous a permis d’inviter des gens chez nous, de discuter avec eux pendant des heures. On pouvait leur poser toutes les questions du monde. Où as-tu grandi ? C’est quoi ton rapport à ta mère ? Comment était ton école ? Où te vois-tu dans 20 ans ? Quelles sont tes ambitions ? 

Anna : On trouvait le format du livre intéressant, c’est très différent de ce qu’on connaît. Quand tu publies un post sur Instagram, tu peux le modifier ou le supprimer demain. Là, c’est imprimé, les gens font beaucoup plus attention à comment ils vont écrire et aborder les choses. Ce n’était pas pour contrer les réseaux sociaux, mais c’est une alternative. Et il y a une chose qui ne change pas, c’est qu’on leur propose de se présenter eux-mêmes.

Raphaëlle : Lorsque Instagram a commencé à « popper », tout le monde était fasciné par des gens qu’ils pouvaient peut-être connaître et il y avait un truc qui nous gênait vachement là-dedans, même si esthétiquement c’était attrayant. Ça avait un tel impact sur les relations humaines, les réseaux sociaux, on trouvait ça fou… Et on se disait que ce serait intéressant de revenir à un exercice papier, à quelque chose de beaucoup plus ancestral et surtout d’aller dans l’intimité des gens, pour de vrai. Dans le livre, on demande à tous les participants d’écrire mille mots. C’est tellement maladroit et c’est tellement touchant quand des gens de notre âge écrivent, parce qu’ils n’ont pas l’habitude, et parce que pour s’évader, ils vont regarder une série Netflix ou aller sur Pinterest, mais ils ne vont pas aller lire un livre ou écrire dans un journal intime. 

Écrire, ça fait peur aux jeunes d’aujourd’hui ? 

Raphaëlle : Oui, carrément. Ils ont été plein à commencer leurs textes par « I hate writing »… 

Anna : On a utilisé d’autres moyens pour ceux qui n’aimaient pas ça, on leur posait des questions, ils s’enregistraient… 

Raphaëlle : Les gens ne savent pas écrire aujourd’hui et c’est ça qui est hyper beau. Très vite, ils se mettent à nu. Alors qu’une photo, ils vont la retoucher, vérifier s’ils peuvent la poster, etc. On dirait que quand ils écrivent un texte ils n’appréhendent pas une seconde que les gens vont le lire, et ça, c’est génial. 

« La génération qui nous précède soit nous idolâtre sans nous comprendre, soit pense nous comprendre et nous méprise »

Qu’est-ce qu’ils ont en commun, ces 50 créatifs ? Autrement dit, c’est quoi, pour vous, l’archétype du jeune créatif aujourd’hui ?

Raphaëlle : Au fil du livre, on voit des références se répéter. Aussi, les chanteurs ont tous la même façon d’organiser leurs pages. Il y a toujours un portrait d’eux. Ils ont l’habitude de faire des textes qui ne sont pas très personnels. Ceux qui font du cinéma, eux, vont vers le dialogue. Mais il n’y a pas que ça. Il y a plus de dix personnes dans le livre qui ne se définissent ni comme homme ni comme femme. Il y a un rapport à l’écologie qui revient tout le temps aussi. 

Anna : Moi, ce qui me marque, c’est que, si je fais la comparaison avec le livre de Patti Smith, Just Kids par exemple, j’avais le sentiment qu’à cette époque les gens se laissaient vivre, sans se regarder. Là, tu te rends compte que les gens se regardent. C’est une espèce de conscience de soi super forte. 

Raphaëlle : Tous sont en quête d’identité. « Je suis retournée dans le pays d’origine de ma grand-mère », « J’ai voulu connaître mes racines »… Tout le monde prône les valeurs de l’endroit d’où il vient. Et il y a un engagement. Pour quoique ce soit.

À l’inverse, j’imagine qu’il y a des différences notables entre certains de ces jeunes créatifs qui ne viennent pas du tout des mêmes cultures.

Raphaëlle : C’est simple, en France, les gens sont fermés, snobs, ils ont peur de la réussite… 

Anna : En réalité, on s’aperçoit quand même qu’il y a une uniformité de la culture. On sait de quoi on parle. C’est pas Rendez-vous en Terre Inconnue : « Regarde, j’arrive avec un disque de Chris Brown ! » Tout le monde a les mêmes classiques. On connaît tous les mêmes choses.

Raphaëlle : C’est vrai qu’on rencontre les gens par Skype et que lorsqu’on leur explique le projet, ils ont souvent cette réaction positive liée à cette idée de communauté, qui est cool à voir. On aime cette idée de troupe, de tribu. 

Dans cette homogénéisation de la culture ou de la création, quelle est la place de la culture dite « urbaine », aujourd’hui, selon vous ? 

Anna : C’est l’équivalent de la culture pop. 

Raphaëlle : Mais il y a des exceptions. En Russie, ce n’est pas du tout comme ça. Ils sont vraiment techno, techno, techno. 

Anna : Dans les pays où il y a des tensions sociales fortes, qui sont ou qui sortent de guerre, la jeunesse est sanguine. Mais au Nigeria et à Londres par exemple, ils écoutent la même chose. 

Raphaëlle : Dans les pays qui s’américanisent, tout le monde essaye de se ressembler. 

Malgré tout, est-ce que vous diriez que ces créatifs cultivent leur différence ? Si oui, comment cultive-t-on une différence au sein d’une culture qui tend à s’uniformiser ? 

Anna : Moi, je me souviens qu’à 18 ans, quand je commençais à sortir, on me disait que si tu n’avais pas explosé à 25 ans, ta vie était finie. Il y a cet impératif d’ « avoir fait un truc ». Mais c’est trompeur, les jeunes artistes se montrent énormément sur les réseaux mais ils n’ont pas forcément déjà leur propre patte. Parfois, on dirait qu’ils copient, mais ce n’est pas toujours le cas. Andy Warhol n’est pas devenu Andy Warhol à 22 ans. C’est normal, en fait. La culture est tellement énorme aujourd’hui, il y a tellement de choses à emmagasiner… Et parfois tu ne fais même pas exprès de copier.

Raphaëlle : Être artiste, c’est matérialiser une émotion. On considère qu’une nail artist est une artiste, qu’une make-up artist est une artiste, qu’une digital artist est une artiste, même si ce n’est pas encore reconnu comme tel. Mais dans 10 ans, ce sera le cas. Il y a une espèce de hasard où il y a des artistes qui vont « popper » parce qu’ils vont toucher une communauté qui va se reconnaître en eux. Pour te distinguer, je pense que tu ne réfléchis pas, tu essayes d’exprimer le plus profond de ce que tu ressens. Et si tu as un message fort à faire passer, ton travail sera fort. 

Anna : Pour certains, ça prend plus de temps, parce que tu ne vis pas forcément des choses fortes avant tes 30 ans. 

Raphaëlle : En fait, un artiste, c’est quelqu’un qui a des choses à dire et qui les exprime.

« Tous les artistes se sentent obligés de se mettre en scène pour être populaires »

Est-ce que vous pensez qu’on est une génération d’artistes ? 

Raphaëlle : On se révèle beaucoup plus vite, avec ce qu’ont engendré les réseaux sociaux.

Anna : Artistes pas sûr, mais créatifs oui. 

Raphaëlle : Tu prends un petit de huit ans, tu lui files un iPhone, il sait tout faire. Il n’y a plus de légitimité. 

Vous ne trouvez pas qu’il y a une injonction générale à créer, à être original, etc. ? Il y a une véritable pression sociale, non ? Si l’on veut être cool, ou plus simplement, si l’on veut exister socialement, il faut apporter quelque chose, une image nouvelle, vous ne croyez pas ? 

Raphaëlle : Je pense qu’il n’y a aucune obligation mais que tout est devenu accessible. Demain, tu peux faire un album, tu peux faire un film. Billie Eilish, elle prend son Mac… et hop ! Et puis Instagram prône la créativité, clairement. Les profils qui « pop » sont créatifs, ce qui est plutôt positif. Les consommateurs sont attirés par ça, et c’est trop cool. 

Anna : L’art a perdu la place qu’il avait avant. Aujourd’hui, tu as la télé, ton ordi… Avant, quand tu sortais de chez toi, c’était occasionnel et les gens étaient émerveillés. Nous, on voit des images de gens qui se font couper la tête en Afghanista, on se dit : « Ah ok », et on pose notre téléphone. Depuis qu’on est petits, on est tellement habitués à voir des choses qui nous plaisent, qui nous émeuvent, ou encore qui nous choquent, que c’est dur aujourd’hui d’arriver à toucher les gens. Mais si tu prends le milieu des influenceuses, on ne va pas se mentir, ce n’est pas créatif. C’est toujours la même chose. 

Raphaëlle : Les gens préfèrent voir des boules et des sourires que des papiers crayonnés. Tout pousse à l’égotrip.

Justement, ce n’est pas un problème, ça, pour les artistes ? 

Raphaëlle : Je ne sais pas. Moi, ce que je remarque c’est que dans le premier livre les gens mettaient des photos d’eux, et là, ce n’est plus le cas. Je pense que tous les artistes se sentent obligés de se mettre en scène pour être populaires, et que leurs œuvres montent en cote du même coup. Puis, des Prada et des Gucci viendront les voir, ils pourront faire un solo show, ce qui les rendra encore plus cotés. En deux ans, tu peux faire x15 avec ta toile. S’ils ne montrent pas leurs têtes, le processus sera beaucoup plus lent. Est-ce qu’il va même se faire ? Les artistes populaires qui vendent cher sont souvent beaux, ils sont à tous les défilés en front row… 

Anna : Ce n’est pas forcément ton visage, mais il te faut un personnage. Il y a un artiste dans notre livre, qui est venu à Paris pour vendre ses toiles entre 2000 et 3000 euros, mais six mois plus tard il les vendait à 15 000 euros. Il poste tout le temps des photos de lui, il fait la couverture des magazines, il revendique sa queerness, il représente une communauté, et ça aide. 

Raphaëlle : Étonnament, alors qu’on s’éloigne les uns des autres, les gens ont besoin de se sentir proches, de s’identifier. 

Est-ce que vous pensez qu’on se comprend, entre nous ?

Raphaëlle : Moi, je n’ai pas l’impression. J’ai l’impression qu’on se segmente. Il y a tellement de choses… Donc on se divise.

Anna : On est dans un monde tellement complexe, tu ne peux plus dire qu’un truc est tout noir ou tout blanc. 

Raphaëlle : Et tu n’as plus le droit à la parole. Si tu n’es pas politiquement correct, tu te fais laminer, tu es détesté. Tu n’as plus le droit de donner un avis sincère. Ça manque d’un truc un peu hippie où tout le monde se prend la main ! 

Anna : Les gens s’engagent dans des sujets faciles. On a envie d’entendre des gens qui prennent position. 

Raphaëlle : Les marques sont opportunistes, tout est très faux, tout est très superficiel, tout est très plat… L’idée de donner la parole aux artistes dans ce livre, c’était aussi d’être au plus proche de leurs réalités.  

Nous, on ne se comprend pas. Et nos aînés non plus, ne nous comprennent pas. Votre livre me donne l’impression que l’on doit s’octroyer une forme de légitimité par nous-mêmes. Finalement, c’est peut-être ça qui nous fédère… 

Raphaëlle : Le paradoxe avec la génération qui nous précède, c’est que, soit, elle nous idolâtre sans nous comprendre, soit, elle pense nous comprendre et elle nous méprise. Par rapport à ce qu’on fait dans notre livre, il y a un truc assez beau aux yeux de la génération précédente, c’est qu’on prend un médium qui était le leur, qui, finalement, n’est plus le nôtre. Pourtant, c’est un objet que l’on respecte. On prend des profils que l’on a l’habitude de liker sur Instagram, et on les met sur un beau papier, grainé, dans un format noble. Ça, ça donne de la légitimité.

Les auteures Raphaëlle Bellanger et Anna Gardere seront en dédicace aux Galeries Lafayette Champs-Elysées le samedi 18 janvier 2020.


Horaires : 18h-20h
Adresse : 60, av. des Champs-Elysées – Paris 8e | Observatory – Deuxième étage

KIDZ

© YARD
Raphaëlle Bellanger
Anna Gardere
Édition Limitée

En vente chez 0fr., aux Galeries Lafayette Champs-Elysées et sur KIDZParis.com

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