Amin & Hugo : « On respecte trop cette musique pour adapter notre discours »

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Les premiers-écouteurs Amin & Hugo donnent leurs avis sur les sorties rap depuis plus de deux ans. Également chroniqueurs sur l’émission La Sauce d’OKLM Radio, ils sont aujourd’hui regardés et écoutés par une centaine de milliers d’abonnés sur YouTube. En réponse à notre article critiquant la complaisance de la presse musicale à l’égard du rap francophone, nous leur avons proposé de s’exprimer. Interview, et droit de réponse.

Photos : @antoine_sarl

Le 2 mars dernier, nous publions sur YARD un article intitulé « Les médias musicaux n’osent plus critiquer les albums de rap français », dans lequel nous posions la question suivante : où sont passée les critiques musicales ? Notre objectif : proposer une réflexion générale sur l’état de la presse spécialisée, et lancer une remise en question globale. « Nous vivons un âge d’or du rap français : des albums et des singles de qualité sortent sans cesse. Et les médias sont presque toujours satisfaits. Manque d’objectivité ou véritables plébiscites ? Les médias musicaux ont-ils peur de critiquer les albums de rap français à succès ? » Dans notre élan, nous avons ciblé nombre d’acteurs de cette culture – nous compris, évidemment – pour susciter le plus de réactions possibles et ne surtout pas tomber dans la critique localisée, alors que le propos se voulait général. Amin & Hugo étaient inclus dans cette critique, et ne l’ont pas forcément bien pris. Nous leur avons proposé une interview, pour leur donné l’occasion de parler du concept de « première écoute », de le défendre, d’expliquer ce qu’ils y trouvent et ce qu’ils souhaitent proposer comme contenu aux (nombreuses) personnes qui les regardent.

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Il y a un mois et demi a été publié sur YARD un article dans lequel est critiquée la complaisance de la presse musicale à l’égard du rap francophone. Votre nom a été cité dans ce papier, quelle a été votre réaction ?

Amin : Quand on a lu l’article en question, avant d’arriver à la partie qui nous était « consacrée », on s’est dit qu’il y avait pas mal de vérités dedans. Puis on a vu que notre nom était cité, et c’est vrai qu’on l’a mal pris sur le coup, parce qu’on a eu le sentiment que c’était un manque de respect. Ce n’est pas tant la critique qui nous a posé problème, parce qu’on sait faire preuve d’autodérision, mais cette phrase sur le fait d’avoir « la bite’zer du Duc sur les épaules. » On a trouvé ça très irrespectueux, dans la mesure où on ne s’est jamais senti obligé de dire « Amen » à tout ce que faisait Booba ou n’importe qui d’autre.

Hugo : Il y a aussi le fait qu’on travaille maintenant chez OKLM, donc on trouvait ça facile. D’autant que c’est cool d’avoir pensé à nous, mais je pense honnêtement qu’on avait rien à faire là. On ne se considère pas comme un média, mais seulement comme des mecs qui écoutent de la musique. Après, s’il s’avère qu’on a une influence, c’est le public qui l’a décidé. À l’arrivée, on trouvait qu’il y avait un décalage entre les médias cités et notre nom.

Ndlr : La phrase en question, dans l’article, est la suivante : « Il n’y a pas que sur les épaules-zer des chroniqueuses de France Inter que le duc pourrait, s’il le souhaitait, poser ses attributs. » Elle était adressée à l’ensemble des médias énumérés précédemment dans le papier.

Vous affirmez donc que vous ne vous considérez pas comme un média ?

Amin : Pas du tout. On n’est pas journalistes, on n’est pas des critiques…

Hugo : [Il coupe.] Enfin si : on est des « critiques », mais on a plutôt vocation de divertir.

Selon vous, quel est le rôle de la « première écoute » ?

Amin : L’idée de la première écoute, c’est de se mettre dans cette position qu’on a tous quand on lance un album pour la première fois. Sauf qu’on choisit de le faire devant la caméra, pour divertir les gens et leur transmettre une part de la culture qu’on a amassé au fil des années, après avoir écouté tant d’albums, regardé tant d’interviews et de documentaires, etc. Mais aussi pour leur donner notre avis, qu’on juge intéressant. Non pas parce qu’on pense qu’il l’est, mais parce que d’autres personnes nous ont dit : « Quand vous parlez de rap, ça se voit que vous connaissez votre sujet, que vous avez de bonnes références. Vous dites des choses intéressantes et il serait opportun que d’autres personnes puissent en profiter, au-delà de votre entourage. » Pour nous, la première écoute est là pour se divertir, voir des gens qui s’y connaissent en hip-hop parler d’un single ou d’un album et éventuellement bouffer de la culture, quand on peut en apporter.

Pensez-vous qu’il est nécessaire d’être légitime pour faire ce que vous faites ? Si oui, pensez-vous l’être ?

Hugo : Je pense qu’il faut quand même une certaine expérience d’écoute. Un mec qui écoute du rap depuis seulement trois ans n’aura pas forcément un avis fondé sur un album. Mais c’est tout ce dont tu as réellement besoin dans le cas des premières écoutes, pour être en mesure d’identifier réellement les points forts et les points faibles d’un album. Aujourd’hui, on est plus ou moins à même de les donner dès la première écoute.

Amin : D’autant qu’on est deux, c’est plus simple. On peut croiser nos perspectives, et chacun complète l’écoute de l’autre.

Hugo : Mais on sait qu’un album ne se juge pas à la première écoute. Il y a énormément d’albums que tu te mets à apprécier au fur et à mesure. C’est d’ailleurs là qu’un album devient classique : quand il perdure sur le temps.

Puisque vous en êtes conscients, quelle importance accordez-vous réellement à la première écoute, non pas en tant que concept YouTube, mais en tant que « première écoute » ? N’est-ce pas réducteur de juger le travail d’un artiste à partir de si peu ?

Hugo : La première écoute, c’est une sorte coup de foudre que tu peux avoir – ou non – avec la musique. Tu lances un album, tu ne sais pas du tout à quoi t’attendre et il parvient à te toucher. Quand on écoute un projet pour nos vidéos, on s’assure toujours d’avoir les paroles sous les yeux, de manière à capter un maximum de choses et être plus précis dans nos analyses. Mais c’est clair que tu peux pas te faire un avis définitif à partir de ça.

Amin : Après, la première écoute est quand même importante parce que ça reste la première impression transmise par la musique que l’artiste nous donne à entendre à un instant T. Puis tu dis que ce n’est pas forcément bien de donner un avis après une seule écoute, mais il y a des artistes qui pondent des albums ou des mixtapes en quelques jours et n’ont pas de scrupule à donner aux auditeurs des projets bâclés.

Hugo : Mais en vrai, je pense que ce n’est pas bon signe de surkiffer un album à la première écoute. Un bon album, c’est un album que tu vas redécouvrir au fil des années, au fil des écoutes. Tu vas te prendre certaines lignes après, tu vas redécouvrir certaines nuances dans les instrus, etc. Si tu comprends tout d’un album dès la première écoute…

Amin : …c’est qu’il n’y a sans doute pas grand chose à comprendre.

Hugo : À côté de ça, on a aussi commencé à faire des « écoutes classiques », sur des albums marquants comme Illmatic ou good kid, m.A.A.d city. C’est un format où on écoute un album classique track par track et on détaille le concept de chaque son, les producteurs et les lignes phares.

Amin : Ce sont donc des écoutes qui ont mûries. La dernière qu’on a sortie, c’est celle de Get Rich or Die Tryin’ de 50 Cent. Un album qu’on écoute depuis 2003, donc on n’est clairement plus à la première écoute mais peut-être à la millième. Dans ce cas, la maturité d’écoute est plus importante. Mais là encore, on essaye de garder un équilibre entre le fait d’être divertissant et le fait d’être intéressant. Parce que si on est trop dans l’optique de balancer de la culture, on risque presque de tomber dans la « critique presse » et ça ne marchera pas sur YouTube. Sachant qu’en plus, ce n’est pas ce qu’on a envie de faire. On n’est pas des journalistes.

Hugo : On écoute un morceau, on pète un câble dessus et c’est ce qu’on veut partager. On ne vit pas la musique comme les autres, et c’est ce qui nous démarque. Des fois on fait des têtes tellement improbables que les gens se disent que c’est surjoué…

Amin : Alors que pas du tout.

Hugo : C’est juste qu’on aime vraiment le rap. C’est notre vie, on se voit évoluer dans ce milieu.

« Si tu comprends tout d’un album dès la première écoute, c’est qu’il n’y a sans doute pas grand chose à comprendre »

Justement, ça ne vous a jamais traversé l’esprit de vous lancer dans le rap ? On vous a vu proches du producteur Seezy, et vous ne seriez pas les premiers entertainers à passer le cap après avoir acquis une notoriété sur YouTube.

Amin : Ça nous a traversé l’esprit bien avant qu’on fasse des premières écoutes. [rires]

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Évidemment, mais vous avez aujourd’hui une chaîne qui approche 100 000 abonnés, des gens suivent ce que vous faites. Vous ne partiriez pas de rien…

Hugo : Il y a déjà beaucoup de gens qui se sont lancés dans le rap alors qu’ils n’auraient pas dû, on n’a pas envie de s’ajouter à la liste. Chacun son métier.

Amin : Puis honnêtement, on n’y réfléchit pas parce que c’est quelque chose qui doit venir naturellement. Pour rapper, il faut avoir un déclic, se dire qu’on a envie de poser un son et pas réflechir en mode « On a tant d’abonnés, on a peut-être moyen de gratter une prod de Seezy donc si on fait un son, ça pourrait marcher. » C’est une réflexion qui n’est pas du tout artistique.

Dans les commentaires de vos vidéos, on voit souvent des internautes vous demander de chroniquer tel ou tel projet, alors que votre avis ne vaut pas forcément plus que le leur. Est-ce qu’avec les premières écoutes, vous avez le sentiment de conforter, de rassurer les auditeurs sur leurs goûts personnels ?

Amin : Oui, quand même. On voit bien à travers certains commentaires ou messages qu’on reçoit sur Twitter, que certaines personnes se basent pas mal sur notre avis. Ce sont souvent nos followers les plus jeunes, d’ailleurs.

Hugo : Mais c’est paradoxal parce que les gens nous demandent d’écouter plein d’albums, mais quand on les écoute et qu’on ne les aime pas, ils vont nous prendre en grippe. Certaines personnes sont assez… [Il réfléchit] Je ne dirais pas que c’est un manque de personnalité, mais vu qu’ils n’ont pas l’expérience d’écoute que l’on a, ils passent par nous pour essayer de voir si un projet vaut le coup ou pas. Sauf qu’il y a plein de projets dont on passe à côté et qui valent le coup malgré tout.

Amin : Certains jeunes sont peut-être plus attentistes, mais c’est normal. Moi-même quand j’étais plus jeune, je regardais plein de reviews et ça influençait mon avis aussi parce que je n’avais pas encore la maturité musicale pour me faire ma propre opinion.

Un artiste comme Booba a jusqu’à présent été soumis à très peu de critiques de votre part. Est-ce parce que vous trouvez qu’il n’y a rien – ou du moins, peu de choses – à critiquer chez lui ou parce que votre position en tant qu’animateurs sur OKLM Radio rend les choses plus complexes ?

Amin : Ce qu’il faut se dire, c’est qu’avant d’aimer un artiste, on aime la musique. C’est vrai qu’on est fan de Booba, on ne l’a jamais caché et on ne s’en cachera jamais. Ce n’est pas parce qu’on bosse maintenant avec OKLM qu’on va se sentir obligé de cacher le fait qu’on est fan pour rester crédible. Après, on a écouté Trône de manière objective. Et effectivement, à la première écoute, il y a pas mal de sons qui nous ont mis des claques, parce qu’on ne s’attendait pas à cette évolution-là de la part de Booba. Mais on a quand même critiqué certains sons, comme celui avec Niska par exemple. On a dit que sur les trois morceaux qu’ils ont fait ensemble, il y en avait qu’un seul de bon, et c’était « M.L.C. ». Pareil pour « Nougat » ou « Petite fille », j’ai dit que je n’aimais pas. Tout ça pour dire qu’il n’y a aucun fantôme de Booba qui plâne au-dessus de nous et nous force à nous brider. La preuve : on n’a pas aimé « Gotham » et pourtant c’est Booba.

Y a-t-il une relation de cause à effet entre cette réflexion sur la complaisance des médias rap français et votre première écoute de « Gotham » qui, pour le coup, est plus nuancée ?

Amin : Non. Si le son avait été excellent, je l’aurais dit. Peu importe ce que les gens disent, je dis ce que je pense, que ce soit bon ou mauvais. Je respecte trop cette musique et cette culture pour me dire que je vais adapter mon discours sur tel ou tel son, pour telle ou telle opportunité ou parce que tel ou tel média a dit quelque chose sur nous.

Les mélomanes fans de rap (et donc pas la presse spécialisée) ont le sentiment d’assister à un Âge d’or de cette musique que tout le monde a envie d’encourager, pour faire contrepoids avec une presse généraliste qui a toujours tiré ce mouvement vers le bas. Est-ce que ce n’est pas ce qui explique cette complaisance générale ?

Amin : Je pense qu’il y a deux choses. La première, c’est qu’on arrive à une période où le rap français se rapproche de plus en plus du rap américain en terme de créativité et de qualité, ne serait-ce que par les instrus : on a de plus en plus de beatmakers géniaux. Je pense que le rap français – et francophone, de manière générale – est en train de devenir une sorte de « fierté nationale ». Ça fait du bien de voir que le rap français qui n’est plus si en retard que ça sur le rap américain et ça donne peut-être envie à chacun de soutenir le mouvement un peu aveuglément. La deuxième, c’est effectivement histoire de contrebalancer avec la presse généraliste qui a toujours parlé en mal du rap. On a entendu que c’était une « sous-culture », une « sous-musique », de la « musique nègre ». Peut-être qu’aller dans l’extrême opposé contribue à équilibrer la balance.

Vous avez toujours reconnu avoir une culture plutôt orientée « rap US », mais est-ce que vous arrivez à concevoir les reproches qui vous sont fait sur vos lacunes en « culture rap français » ? Votre tweet sur Dany Synthé avait notamment pas mal fait réagir…

Hugo : C’est vrai que quand nous avons lancé la chaîne, nous étions à 200% dans le rap américain. Mais à force de faire des vidéos d’écoutes de rap français, on s’est réellement remis dedans. C’est-à-dire que notre chaîne nous a aidé à redécouvrir le rap français, mais on avait quand même certaines bases. C’était juste une sorte de remise à jour et aujourd’hui, j’ai pas de mal à dire qu’on est au-dessus de la moyenne en terme de connaissance du rap français. On essaye carrément de mettre en lumière ceux qui ne le sont pas forcément, comme les producteurs ou les ingés son.

Amin : Personnellement, je n’ai pas de mal à reconnaître que j’avais certaines lacunes : j’écoutais encore moins de rap français qu’Hugo quand on a lancé la chaîne. Mais à partir d’un moment, nos vidéos tournaient de plus en plus, la demande était plus forte donc il nous fallait de plus en plus de matière. Puis les gens réclamaient vraiment du rap français, donc on s’est mis à le faire. Après, on ne connait peut-être pas certains producteurs comme Dany Synthé, mais ça ne veut pas dire qu’on n’est pas en mesure de décortiquer ses instrus. C’est juste son nom qu’on ne connaissait pas, on a rectifié depuis. Et même sans le connaître, on a cité son nom dans notre vidéo. C’est ça le plus important.

Hugo : Au-delà de ça, il y a beaucoup d’échanges avec les abonnés. On est très actifs sur les réseaux, que ce soit Snapchat, Instagram, Twitter ou Facebok, et énormément de gens nous envoient des messages pour nous dire d’écouter tel ou tel morceau. On découvre avec eux, en fait. C’est vraiment un échange, et ça nous permet de nous mettre constamment à jour.

Amin : C’est la force de YouTube. Un support qui permet cette proximité entre des « influenceurs » et des gens qui ont parfois même plus de culture que nous.

« Je n’ai pas de mal à reconnaître que j’avais certaines lacunes »

– Amin

En dehors de votre chaîne YouTube, de quoi est faite votre vie ?

Hugo : Je travaille en tant que styliste-conseiller, pour une marque de costumes sur mesure.

Amin : Quant à moi, j’étais consultant dans un cabinet d’avocat, mais j’ai arrêté fin décembre pour justement me consacrer quasiment à 100% à la chaîne. À côté de ça, je suis enseignant, je donne toutes sortes de cours, privés ou collectifs. Toujours pour la culture. [rires] D’un côté c’est la culture hip-hop, de l’autre c’est culture historique, la littérature, etc.

Vous arrivez à vivre de vos vidéos ? Ou vous en êtes encore loin ?

Amin : Non, le compte en banque ne le sent pas encore. [rires]

Hugo : C’est compliqué de faire de l’argent sur YouTube. Mais on ne se focalise pas là-dessus. C’est la passion qui est primordiale. Tant qu’on aura cette passion-là, on continuera de faire des vidéos sur YouTube, on essayera de propager ce qu’on connaît et ce qu’on a envie de faire connaître. On avait déjà eu une page avant, on l’avait développée sur Facebook mais elle était pas trop connue. C’est seulement après qu’on s’est dit qu’on allait passer sur YouTube. Mais on a toujours eu cette envie de faire découvrir des choses aux gens. Quand je rentre dans la gova d’un mec qui a un lecteur CD, si j’ai un truc à lui faire écouter, je vais pas hésiter une seule seconde.

Amin : C’est comme quand on va en soirée et qu’on prend le contrôle de la sono.

Hugo : … et qu’on se fait virer après. [rires]

Amin : Plus sérieusement, il a raison. De toute façon, je pense que quand tu allies la passion et le travail, l’argent arrive tôt ou tard. Il ne faut pas s’en faire.

Hugo : Mais même, je t’assure que l’argent n’est pas un souci en soi.

Quelque chose à ajouter ?

Hugo : Pas spécialement, si ce n’est de vous remercier pour le droit de réponse. Parce que certes, on a réagit de manière un peu virulente mais au final personne n’est en guerre avec personne. Donc merci de nous avoir au moins laissé nous exprimer sur le sujet.

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