Challenges TikTok et YouTubeurs du son : le rap sous influence
Qu’elles prennent le micro ou non, les stars de l’Internet et des réseaux exercent une influence grandissante sur le rap. Doit-on s’en inquiéter ?
Twitter. Mardi 5 janvier 2021. Pendant que les PP Thomas Shelby affrontent les PP manga pour savoir qui arrivera à tweeter le plus d’horreurs à la minute et que les twittos calvitiés multiplient les placements produits pour des greffes capillaires hasardeuses en Turquie, Booba tire sur tout ce qui bouge. Une journée comme les autres sur l’internet français, somme toute. À une exception près : cette fois-ci ce ne sont pas sur ses ennemi.e.s ou sur un média un peu trop mainstream à son goût que s’abattent les foudres du Duc. Ce sont deux youtubeurs, Squeezie et Mister V, qui sont pris pour cible dans un tweet qui les qualifie de « rappeurs imposteurs ».
Pour le meilleur ou pour le pire, s’essayer à la musique est devenu la norme pour les influencers. Et si les singles et albums de ces artistes improvisé.e.s ont longtemps eu des fins exclusivement parodiques ou promotionnelles, leurs ambitions musicales ont largement été revues à la hausse ces dernières années. Désormais, ces gens font de la musique « pour de vrai ». Et difficile de leur en vouloir : sans tomber dans le procès d’intention, sortir un projet est un excellent moyen de capitaliser sur une audience déjà acquise à leur cause. D’autant que le rap est le parfait terrain de jeu pour ce genre d’entreprise. En plus d’être la musique la plus écoutée du moment, il a l’avantage de l’accessibilité : pas besoin d’instruments ou de cours de solfège, il vous suffit de pasticher des flows déjà bien connus sous Auto-Tune pour produire un morceau a minima écoutable. La prise de risque en terme commerciale est donc moindre et peu importe si la plupart ne parvient pas à se créer une identité musicale propre. Pour le YouTuber SEB, qui s’est également essayé à l’exercice, c’est une évidence : « Je ne pense pas qu’un YouTuber, en France en tout cas, n’a fait avancer la culture. Pas la culture rap, en tout cas. »
En effet, si le rap nous a habitué depuis longtemps à un fonctionnement par recette, chaque morceau à succès donnant immédiatement naissance à une nuée de clones, le phénomène se ressent particulièrement dans la musique de ces rappeurs et rappeuses d’internet : « La musique de youtubeur est fade parce qu’on calque des choses qui n’apportent pas vraiment de valeur artistique […] On fait ce qui existe, peut-être en aussi bien fait. Il y a des sons de Mister V qui passent crème », poursuit SEB. Pourquoi alors est-ce que l’arrivée des personnalités du web en tant qu’acteurs et actrices – primaires ou secondaires – de cette culture fait-elle naître la crainte de voir apparaitre une vague d’œuvres plus formatées que jamais ?
Car c’est en leur qualité de youtubeurs que Mister V et Squeezie sont attaqués. Aux yeux de certain.e.s, celle-ci discrédite immédiatement toute entreprise musicale potentielle. Puisque leur carrière est née sur internet, ils se heurtent à deux critiques concernant leur légitimité. La première est celle de la posture adoptée dans leurs textes et leur esthétique. Dans un genre tel que le rap, dont les codes sont si profondément liés tant à des mécanismes de lutte qu’à des phénomènes identitaires, il est aisé de comprendre pourquoi certain.e.s grincent des dents lorsqu’un YouTuber jusque là humoriste se proclame « gang » au détour d’un refrain. La deuxième est celle de la surexposition de ces nouveaux et nouvelles arrivant.e.s par rapport aux acteurs et actrices habituel.le.s du monde du rap, jugé.e.s plus méritant.e.s et historiquement sous-représenté.e.s dans les grandes fêtes médiatiques françaises. Pour SEB, c’est là que se trouve le nœud du problème : « Quand NRJ joue le jeu de mettre en avant un Squeezie, lui-même est le premier à reconnaitre que ce n’est pas cohérent [vis-à-vis des] gens qui tentent de percer depuis des années. La mauvaise jonction vient du poids que les influenceurs ont de base. »
C’est d’ailleurs sur ce point en particulier que se focalisent les attaques de Booba, le tweet en question reprenant un post Instagram montrant Squeezie posant avec son NRJ Music Award. Prix dont l’obtention a d’ailleurs été qualifiée par le youtubeur lui-même de « hold-up de l’année ». Faute avouée ? Oui et non. Si on peut leur reprocher d’en profiter avec plus ou moins de délicatesse, ni Squeezie ni Mister V ne sont responsables des biais d’une industrie au sein de laquelle l’influence des personnalités d’internet attise de plus en plus de convoitises.
La surexposition des rappeurs et rappeuses de YouTube n’est qu’un symptôme des changements d’un système en pleine mutation au sein duquel les influencers deviennent petit à petit un rouage essentiel d’une gigantesque machine promotionnelle. À une époque où les hits naissent et meurent au gré des tendances TikTok et où YouTube a remplacé la télévision dans le cœur des 13-25, les réseaux sociaux sont devenus un passage quasi-obligatoire afin de toucher la jeunesse, public cible du rap.
De nouveaux leaders d’opinion, mais à quel prix ?
La puissance des réseaux sociaux ne fait aujourd’hui plus aucun doute. Booba l’avait déjà parfaitement compris lorsqu’il expliquait en interview pour l’Abcdr que sa force de frappe sur Instagram lui permettrait de se passer entièrement des médias pour faire sa promo, si l’envie lui en prenait. Et même si ses récentes aventures sur Twitter se sont plutôt mal passées (et c’est un euphémisme), sa critique n’émane donc pas, a priori, d’un dédain pour les réseaux sociaux et leurs utilisateurs et utilisatrices. Il s’agit donc plutôt d’une remise en question du formatage que les acteurs et actrices d’internet risquent d’imposer au rap : « collaborer avec ces rappeurs imposteurs » revient au même que d’aller se « prostituer chez Skyrock », d’après sa publication. Plus que les youtubeurs qui se mettent (sérieusement) à la musique, ce sont les relations qui se lient entre les deux scènes, rendant le rap dépendant des réseaux, qui sont pointées du doigt.
Le développement de cette relation, SEB y a assisté au premier rang. Dès 2017, il lance #COUPDEPOUCE, intitulé de ce qui se veut être une série de vidéos destinées à mettre en avant des artistes émergents. « Quand j’ai commencé à faire des #COUPDEPOUCE il y a quelques années, [j’ai eu un] nombre colossal de [rappeurs et rappeuses] dans mes DMs. C’est la guerre aussi, n’importe qui a besoin de visibilité et a envie de ça. » L’effet est immédiat et la carrière des rappeurs mis en avant explose. SEB reconnait d’ailleurs avoir stoppé cette série de vidéos en réalisant l’impact qu’elles pouvaient avoir : « J’en ai fait que deux, j’ai arrêté. Ça donne du pouvoir, tu peux faire n’importe quoi avec ce truc. »
L’arrivée des influenceurs comme outil marketing vient perturber le paradigme mis en place par le streaming parce que leur position de leader d’opinion les place directement entre l’artiste et son public.
En devenant un moyen de promotion privilégié pour le rap, les influencers s’imposent comme les nouveaux et nouvelles leaders d’opinion d’une culture subversive par essence. Seulement voilà, aussi bien intentionnées et passionnées que peuvent l’être les célébrités des réseaux dans leur approche du rap, elles restent dépendantes de plateformes gérées unilatéralement par de grandes entreprises privées, aux règles strictement kid-friendly. Le danger est donc la démocratisation d’un rap toujours plus lisse, formaté pour toucher directement le jeune public des réseaux sociaux. Similairement à ce que la toute-puissance de Skyrock a pu, d’après Booba, imposer aux rappeurs et rappeuses jusqu’à l’arrivée du streaming et ce au mépris de l’intégrité de leur art. Si la cible est différente, le fond reste le même et le tweet qui a enflammé les réseaux mardi 5 janvier s’inscrit dans la continuité de la sempiternelle guerre que mène le duc de Boulogne contre les médias de masse et leur traitement du rap.
De carcan en carcan
Karim Hammou, dans son excellente Histoire du rap en France, résumait le formatage que Skyrock, en tant que seule grande radio rap dans les années 2000, imposait aux rappeurs français. Pour devenir un tube diffusable, le morceau ne devait pas dépasser les quatre minutes et contenir trois refrains au minimum. L’instrumentale idéale était à base de violon et de piano, la mélodie et le ton mélancolique. Quant au fond, il fallait aborder un thème dépeignant la rue, peu importe qu’elle soit réelle ou fantasmée. Le rappeur ou la rappeuse s’attribuait la position du vilain de sa propre histoire, regrettant tout le mal que la vie de gangster l’avait poussé.e à commettre. Et si le morceau se finissait par une repentance, alors c’était un sans-faute. C’est la naissance de ce qui a longtemps été qualifié de « rap commercial », avec toutes les dérives, affublées d’un t-shirt « le rap c’était mieux avant », que l’appellation a pu causer par la suite.
Ce format a marqué de son empreinte le rap français, en conditionnant durablement notre conception même de cette musique. Mais l’arrivée du streaming a bouleversé le statu quo. Son avènement a renversé la toute-puissance des grosses radios, qui se contentent maintenant de programmer les titres qui fonctionnent le mieux sur Spotify ou Deezer. En donnant aux auditeurs et auditrices un contrôle quasi-absolu sur ce qui passe dans leurs oreilles, ce nouveau mode de consommation a inversé la route que suivait traditionnellement la musique en général et les hits en particulier. Ils ne vont alors plus de radios à audience mais d’audience à radios. Cette primauté des consommateur.trice.s dans le choix des musiques qui fonctionnent a permis l’explosion d’un rap français beaucoup plus diversifié, libéré des contraintes qui avaient jusqu’alors limité ses ambitions et condamné ses artistes les plus audacieux et audacieuses à ne connaitre qu’un succès d’estime.
L’arrivée des influencers comme outil marketing vient perturber le paradigme mis en place par le streaming parce que leur position de leader d’opinion, similaire à celle qu’occupait la radio auparavant, les place directement entre l’artiste et son public. Moyen privilégié d’atteindre une jeunesse avide de découvertes musicales, bientôt chainon obligatoire de promotion de la musique rap ? Car la scène internet et le rap partagent une similarité : ils appartiennent aux jeunes. Leurs acteurs et actrices le sont, leurs publics également et les rappeur.euse.s ont depuis toujours affiché leur volonté de s’adresser en priorité aux nouvelles générations. Commençant souvent très tôt leur carrière, ces artistes parlent ainsi à ceux et celles qui leur ressemblent et qui peuvent les comprendre. D’ailleurs, les Wejdene et autres RK rencontrant le succès avant leur 18e anniversaires sont, sans pour autant devenir la norme, loin d’être des exceptions et font parfois figure de retardataires face aux kids du rap game américain.
Une musique faite par des jeunes, pour les jeunes donc. Et il en va de même pour les stars des réseaux sociaux et leur public. Pour une certaine génération, ayant grandi dans les années 2000/2010, le rapprochement semble donc se faire instinctivement. Un passage dans Le QG de Jimmy Labeeu et Guillaume Pley équivaut à un passage dans Taratata, avoir Inoxtag dans son clip amène plus de vues que le caméo d’une célébrité plus traditionnelle. Si la connexion est naturelle et que les stars des deux scènes peuvent se donner des coups de mains, tant mieux. Que tout le monde mange tant qu’il y a à manger. Les risques de formatage viennent de la pré-sélection nécessaire pour correspondre aux critères des plateformes dont les célébrités-internet dépendent.
Car les stars des réseaux sociaux ne sont pas libres de leur contenu. Si ces plateformes offrent à première vue une liberté totale de création, la professionnalisation de leurs acteurs et actrices impose des contraintes strictes sur ce qui peut être diffusé. Le modèle publicitaire qui les régit pousse les compagnies privées qui possèdent lesdites plateformes, et dont les objectifs sont purement pécuniaires, à mettre en place des règles les plus familiales possible. Sur YouTube, la simple utilisation de langage grossier, de référence à de la violence, à de la drogue ou au moindre sujet controversé peut entraîner la démonétisation d’un contenu ou pire : interdire son visionnage aux moins de 18 ans. De plus, la mise en avant de certains contenus par les plateformes dépend grandement des formats proposés et de l’engagement créé avec le public.
La recette n’est pas secrète, le fonctionnement de l’algorithme de TikTok est public et nombre de sites vous expliquent comment en tirer parti : une vidéo sera plus mise en avant si elle est consommée jusqu’au bout et engage son public, à travers les commentaires, likes et partages. Pour s’assurer de la viralité d’un morceau et en faire idéalement la promotion sur la plateforme, celui-ci doit être formaté pour inclure un passage d’environ 15 secondes au rythme entrainant, si possible avec un drop, et aux paroles pouvant être prises hors de contexte pour créer un challenge, un meme ou une danse qui boostera sa viralité, tout en étant le moins vulgaire possible (une version censurée fera l’affaire) pour pouvoir toucher la très jeune audience du réseau social. Engager quelques influencers pour lancer l’opération est également monnaie courante.
Afin d’attirer les annonceurs sur leur site, ainsi que pour s’assurer le maintien de leur audience, particulièrement jeune, les différentes plateformes se doivent de « punir » les créateurs et créatrices qui pourraient leur apposer une image un tant soit peu différente. Pour les influencers, dont le revenu dépend directement des publicités (mises en place par le site ou au moyen de placements de produit), le respect de ces règles est vital. Et c’est là que le bât blesse : comment est-ce qu’une culture comme le rap, qui a depuis toujours fait de la subversion une partie de son ADN et qui a finalement acquis le droit à une liberté artistique commercialement rentable peut-elle préserver son intégrité une fois soumise à de telles contraintes ?
À Paris, c’est comme aux States…
Les effets de cette nouvelle stratégie marketing se font déjà ressentir outre-Atlantique. « Toosie Slide » de Drake par exemple a été pensé pour devenir viral sur TikTok. La danse qui accompagne le morceau, d’ailleurs nommé d’après l’influencer qui l’a créée, est simple à reproduire, les paroles dénuées de tout langage vulgaire. Le clip qui accompagne le son montre un Drake confiné dans son luxeux manoir, performant une chorégraphie enfantine tout en étant affublé d’une cagoule rappelant les drilleurs londoniens. Si une partie des paroles évoque une danse « on some street shit » et les « opps » de Drake, le rappeur canadien y multiplie aussi les références à Michael Jackson et y raconte jouer à « elle m’aime, un peu, beaucoup… » avec une rose. L’ensemble de l’œuvre est schizophrène, zigzagant entre l’intention manifeste d’être le plus grand public possible, à commencer par la danse enfantine, et l’esthétique vaguement « gangster » entretenue dans la vidéo et les paroles. Les aspérités du rap qui rendent cette culture intéressante ne sont ici plus qu’un cache-misère, l’ensemble sonne terriblement faux et semble formaté pour les réseaux sociaux.
Ce n’est pas la première fois que Drake flirte avec cette stratégie. « Hotline Bling » a explosé grâce aux memes tirés du clip. De façon déjà moins organique, le Canadien et son équipe ont choisi d’exploiter « In My Feelings » comme single uniquement après que le morceau ait donné naissance à un challenge viral, porté par l’influencer Instagram Shiggy. Comme si Drake avait petit à petit perfectionné ses techniques de marketing sur les réseaux pour aboutir à un « Toosie Slide » sorti parfaitement lisse et aseptisé d’un laboratoire.
D’autres artistes s’y sont essayé : le clip de « Wrong » de The Kid LAROI avec Lil Mosey en invité, est réalisé par le YouTuber Logan Paul. Ce dernier est un mastodonte sur la plateforme de partage de vidéo où sa chaîne comptabilise plus de 22 millions d’abonnés. Le poids marketing de son nom est colossal. Par exemple, son combat contre Floyd Mayweather, le plus grand boxeur de tous les temps, a dépassé le million de visionnage en pay-per-view malgré l’évidente différence de niveau entre les deux adversaires et la, prévisible, piètre performance qui en a découlé. Si le morceau mis en image s’inscrit de façon assez logique dans la discographie de l’Australien, laissant penser que cette étape n’a pas subi de calibrage, le clip est une succession de lieux communs faussement « edgy » : LAROI et Mosey font la fête dans un lycée américain, tiré du plus cliché des teen movies. Pour compléter le tableau de cette mauvaise reprise des codes d’American Pie, l’Australien de 17 ans tente de séduire la pornstar Lana Rhoades, grimée en bibliothécaire sexy. L’ensemble donne une terrible sensation de vide, d’artificiel. Rien ne marche, rien n’est intéressant. Comme si on avait demandé à un cinquantenaire en costard de fournir une liste de « ce qui fait fantasmer les ados ». Mais oui, commercialement c’est un succès. La vidéo est l’une des plus vues de la chaîne de l’artiste, devancée seulement par ses hits « Without You » et « Go ».
Si cette stratégie fait de ces œuvres de puissantes machines marketing, il est difficile de ne pas remarquer leur aspects prémâchées et prévisibles. D’autant plus que le succès beaucoup plus organique que certain.e.s – Megan Thee Stallion et ses innombrables hits TikTok en tête – rencontrent sur les réseaux sociaux prouve que la démarche n’est pas obligatoire. Et surtout, est-ce vraiment quelque chose que nous voulons transposer dans le rap français ?
… mais enlève au moins dix ans
A priori, il n’en est pas encore là. SEB semble d’ailleurs lucide quant à la position des stars du web qui se mettent au rap : « N’importe quel influencer qui fait de la musique, s’il respecte la culture, il a intérêt à venir avec une certaine humilité […] Moi je fais des sons, mais les gens qui aiment vraiment le rap ils s’en battent les couilles et c’est normal. » Pour lui, les deux scènes n’entrent même pas vraiment en collision : « Je pense que les YouTubers et les influencers ne prennent la place de personne. Ils prennent peut-être de la visibilité de partout mais ils prennent la place de personne et la légitimité de personne dans le rap […] Il y a une case qui est en train de se créer, et on sera là, ça sera un peu les rigolos sans être du Fatal Bazooka. »
Les deux scènes ne se sont donc pas aussi publiquement liées qu’aux États-Unis où les collaborations se multiplient, notamment autour de la tentaculaire organisation qu’est FaZe Clan. Cependant des tentatives de cross-over existent depuis l’émergence des influencers aux débuts des années 2010. On se souvient de Norman et Hugo dans le clip « En soum-soum » d’Alpha Wann et Nekfeu. Ce dernier qui récidive d’ailleurs avec l’apparition remarquée de Mister V dans le clip « On verra », une chanson presque unanimement reconnue comme la plus consensuelle du rappeur. Finalement, citons le titre « Abuzeur » de Disiz La Peste dont toute la promotion a reposée sur la présence de YouTubers dans son clip. Toutes ces vidéos se classent parmi les plus vues des chaine YouTube de leurs auteurs respectifs.
Dans l’autre sens, les crossovers en France semblent encore naturels et les rappeurs et rappeuses qui utilisent ses canaux sont souvent déjà catégorisé.e.s comme « gentil.le.s ». Ainsi, quand Big Flo et Oli se rendent sur la chaine de McFly et Carlito pour faire la promotion de leur dernier album, ça ne choque personne de même que les multiples apparitions de Wejdene aux côtés de Michou ou de Just Riadh ne font qu’alimenter la passion des fans pour une artiste dont l’émergence est intrinsèquement liée à TikTok. Les choses changent cependant petit à petit et alors que l’organisation Webedia, qui chapeaute la plupart des gros influencers français, souhaite entamer un virage « urbain », les frontières entres les scènes se brouillent. Tandis que ses talents web continuent de s’aventurer dans le rap, le géant de l’internet a déjà signé plusieurs rappeurs pour la production de contenus dit gaming.
Et d’ailleurs, les tentatives marketing sont déjà là : pour en revenir à nos influencers-rappeurs, illustrant succès inhabituel que rencontrent ceux-ci en France, le morceau « Dans le club » de Michou a longtemps traîné dans le top 40 des sons les plus utilisés sur TikTok. La formule est la même que décrite précédemment : un clip et des paroles inspirés des codes du rap, un refrain qui décrit une chorégraphie basique sur une mélodie entrainante et une terrible sensation de préfabriqué quand on s’arrête sur l’ensemble.
En parallèle, d’autres artistes, plus mainstream, s’y essayent. Black M, par exemple, a proposé en exclusivité son single « Cesar », en featuring avec Gims, sur TikTok. Le son est visiblement pensé pour fonctionner sur le réseau social : l’extrait partagé est calibré pour devenir viral sur la plateforme et encourage les utilisateurs à « bouger le cou à la mode de chez nous » puis, après un drop, à « bouger comme Cesar », peu importe ce que cela signifie. En plus d’être assez peu inspiré, c’est le morceau qui semble être né de la campagne publicitaire et non l’inverse. Sur son compte, Black M demande à ses abonné.e.s d’inventer un challenge pour accompagner le morceau puisqu’il avoue lui-même ne pas avoir d’idée. « C’est inévitable qu’il y ait un formatage », explique SEB. « Est-ce que c’est une mauvaise chose ? Moi je vois que de la comm’. On ne parle pas de musique, on parle de comm’ quand on parle de ça. » Et c’est vrai que l’ensemble transparait comme une gigantesque opération marketing, le mercantile primant sur l’artistique.
Il ne fait aucun doute que la tentation de transformer les utilisateurs et utilisatrices des réseaux sociaux en outils promotionnels est grande. Les coûts sont limités et le résultat peut être gargantuesque. Booba lui-même, pourtant si critique, est récemment passé chez les TikTokers de la French House à l’occasion de la promo de son album Ultra. Mais s’il se trompe peut-être dans ses cibles, Mister V ayant prouvé maintes et maintes fois son amour du rap, son tweet incendiaire met le doigt sur un réel danger. Celui d’un formatage de cette musique par et pour un internet cloisonné. L’entrée en scène des influencers et de leur audience particulièrement jeune, à une époque où le rap est la musique à la mode, ouvre la porte à la production massive de tubes ennuyeux, calibrés pour cette nouvelle forme de diffusion alors même que les récents succès commerciaux d’artistes au profil plus atypique les un.e.s que les autres laissaient finalement apercevoir la fin progressive des limites artistiques imposées depuis trop longtemps à cette musique. Là où le streaming avait libéré la création, les algorithmes des réseaux sociaux risquent de recréer un carcan similaire à celui des grosses radios. Espérons que le rap finira par réussir à s’en affranchir, parce qu’il est plus qu’une esthétique, plus que l’habillage d’œuvres aux allures de coquilles vides.