Les beatmakers ont-ils toujours besoin des rappeurs ?
Depuis le succès des type beats, la communauté des beatmakers se fédère de plus en plus. Et le champ des possibles s’élargit : Internet permet de plus simplement vendre ses beats, ses boucles, ses sons de batterie, et les adresser aux professionnels comme aux amateurs, aux interprètes comme aux formats web ou télé.
Illustrations : @bilelal
Ce sont des choses qui arrivent : le petit frère d’un de mes meilleurs amis s’est mis à rapper. 17 ans. Customisé aux habitudes de son époque, il est habillé en Supreme dans un vidéoclip où il parade à moitié dans une épicerie, à moitié dans les coins les plus esthétiques de sa ville, éclairés sommairement par des néons bleus, roses et violets. Il parle de lean et de drip en ponctuant ses meilleures punchlines de « hey », de « sku sku ». Un starter-pack de l’aspirant rappeur de 2019, qui ne saurait pourtant se montrer complet sans un accessoire ultime : la prod. Après trois accords de synthé planants et l’entrée d’une rythmique trap sur la cinquième mesure, un tag m’interpelle. Une voix de petite fille, qui identifie avec fougue le nom du compositeur : « CashMoneyAP ! ».
CashMoneyAP… Mais oui, ce tag, je le connais et vous l’avez certainement déjà entendu vous aussi.
CashMoneyAP est un des premiers noms qu’on trouve lorsqu’on cherche un type beat sur YouTube. Une plateforme sur laquelle il compte plus de 600 000 abonnés, et héberge des centaines de beats utiles pour tous ceux qui auraient un couplet à tester. Sa présence couvre l’ensemble du terrain. C’est ainsi qu’il a déjà produit pour Migos, Tory Lanez, Moha La Squale, Bigflo & Oli… et aussi votre cousin qui rappe. Sans forcément avoir été en contact direct avec ne serait-ce que l’une de ces personnes.
Avant, pour placer sur un album, il fallait travailler avec un artiste, ou bénéficier d’un réseau (label, éditeur, manager, etc.). Mais l’expansion d’Internet et de l’hébergement de contenus libres ont musclé le champ des possibles : les beatmakers ont pu rendre leurs catalogues – alors encore réservés à la discrétion des artistes – disponibles aux oreilles et aux portefeuilles de tous. D’abord décriée pour son manque de créativité, l’idée derrière le business des type beats est finalement devenue un modèle de réussite incontestable, jusqu’à intriguer les colonnes de Forbes et redonner enfin des lettres de pouvoir à une fonction qui est souvent la dernière roue du carrosse.
Taz Taylor, Nick Mira, MjNichols… Ils sont nombreux à avoir forgé les premiers rails de leurs carrières en proposant des créations « à la façon de… ». Et à se faire un nom sans être profondément associés à des rappeurs en particulier. Les type-beatmakers jouent à la grande loterie : un jour, c’est John l’inconnu amateur du Tennessee qui envoie 150$ pour son rap qui sera écouté 57 fois sur SoundCloud, un autre, c’est Desiigner qui paie le même prix et devient numéro 1 du Billboard. Dans ce beatmaking égalitaire où tout le monde mérite son beat de qualité, la bruit de la notification PayPal sonne de la même façon, qu’importe l’acheteur. On peut produire à la fois pour le meilleur et pour le pire, sans aucune discrimination.
Ce n’est plus uniquement le beatmaker qui va à l’interprète, mais aussi l’interprète qui va au beat. Le destin d’une production n’a presque plus de fin. Les « Shook Ones, Pt. II » et « C.R.E.A.M » des open mics d’antan sont devenus les « (FREE) Drake Type Beat — “GUCCI” » ou « 21 Savage Type Beat 2016 – “Goons” » de tous les freestyleurs de soirées de la Terre. Pour le plus consulté d’entre eux, on compte 20 millions d’écoutes. Ça en fait de la concurrence pour le petit frère de mon pote…
Combien vaut un beat ? Une question que de nombreux compositeurs se sont posés en se lançant dans la production. Si la réalité de cette réponse dépend de nombreuses conditions et usages, certaines plateformes permettent de solidifier des prix fermes et affichés. Sur la principale, BeatStars, fondée par Abe Batshon en 2007, un fichier mp3 peut valoir 40$, un wav 60$, les pistes séparées entre 150$ et 300$, tandis que les prix sont négociables pour obtenir une exclusivité. Au plus bas, une composition qui vaut 40$ peut se faire acheter de nombreuses fois et finir par valoir 40 fois son prix initial. Alors, le beatmaker ne dépend plus nécessairement du bon vouloir d’un rappeur ou d’un projet – ni même du succès du titre. Son œuvre peut devenir sa propre locomotive.
Le calcul est simple : il y a plus d’amateurs que de professionnels. Si l’on arrive pas à atteindre les grands rappeurs avec qui on rêve de collaborer, on peut toujours s’adresser à une cible moins prestigieuse mais potentiellement rémunératrice. Et qui sait ? Via une plateforme comme BeatStars, le chemin d’achat est particulièrement simplifié. YouTube a beau être le pire de tous les rémunérateurs pour la musique, il demeure la meilleure vitrine pour les musiciens, et permet ici la connexion jusqu’à cette plateforme centralisatrice. De l’argent potentiellement bien investi pour un acheteur qui a foi en son succès, et du cash « facile » pour un créateur, comme l’indique Tay Keith (« Look Alive », « SICKO MODE ») dans les colonnes de DJ Booth, lui qui était satisfait de toucher 250$ pour un pack de cinq type beats à l’époque où produire était un simple hobby pour lui.
« Ces 250$ qu’un artiste dépense pour créer une chanson peuvent lui permettre d’obtenir des deals à plusieurs millions de dollars. »
— Steven Victor (Def Jam), désormais manager de CashMoneyAP, dans Forbes
La vision de l’artisan l’emporte sur la vision de l’artiste, et les catalogues de beatmakers doivent répondre au marché et à l’offre. Et ce que permet une plateforme comme BeatStars, ce n’est pas seulement l’établissement d’un modèle économique plus clair pour les créateurs. C’est aussi quelque chose qui leur manquait encore cruellement : un espace d’entraide. Ainsi, on retrouve sur cet espace des vidéos tutoriels, des masterclass, des facilités pour collaborer avec d’autres compositeurs, des mots pour conseiller les créatifs angoissés/anxieux… et des conseils business. CashMoneyAP y explique comment il génère des sommes mensuelles à 6 chiffres par mois, Menace [producteur du « Panda » de Desiigner, ndlr] parle de l’importance du publishing. Tout y passe pour renforcer les cerveaux et les poches de cette catégorie de musiciens qui a une fâcheuse tendance à se faire arnaquer et à ignorer sa valeur.
« 100% d’un raisin, c’est toujours moins que 10% d’une pastèque. »
— Le Motif, à propos de l’importance du travail en collaboration au cours de la Masterclass Sommetique
Les beatmakers ont peut-être compris qu’ils ont autant besoin des autres beatmakers que des rappeurs. Tantôt on partage ses connaissances, tantôt on partage les rôles dans une composition. Via des sites comme Looperman, Wavsupply, Sounds ou une plateforme comme Splice, le business des loops est en train d’exploser. Sur cette dernière, pour 7,99$ par mois, on accède aux boucles ou aux séquences pré-composées de cet iTunes Store du sample, dont on peut se servir pour créer, ou composer à plusieurs. Splice met à disposition des banques de sons comme des plug-ins à louer, et maximise les capacités de production de tous les aspirants producteurs. Le syndrome de la page blanche n’existe plus. Pour produire un titre de rap ou de pop aujourd’hui, on pioche parfois dans des banques de sons en ligne comme on se servait des vieux disques de soul dans les années 90.
« Le pourcentage de titres dans le top 40 réalisés avec notre plateforme me stupéfie. »
— Steve Marcocci, co-fondateur de Splice dans TechCrunch
Dans les vidéos du format Deconstructed de Genius, qui reviennent sur les coulisses de la création de productions à succès, le beatmaker est toujours ce geek bizarroïde qui crée des sons derrière son ordinateur – une figure énigmatique que de nombreux, nombreux, nombreux formats cherchent à démythifier. Alors même que cette fonction semble devenir de moins en moins complexe et de plus en plus assistée par l’ordinateur. TM88 l’illustre en montrant que pour créer la mélodie de « XO Tour Llif3 » (Lil Uzi Vert), il a simplement été piocher dans le bon pack. La formule fonctionne pour « FEEL » de Kendrick Lamar qui utilise « COF_125_Am_LaidOut_Underwater », « BAD! » de feu XXXTENTACION qui reprend « GNEALZ_melodic_loop_culture_140bpm_Cmaj », « WRLD On Drugs » du tandem JuiceWRLD/Future qui utilise « Luv 4 Ever ». Le talent peut consister à trouver la bonne mélodie dans une banque de son, sur le bon instrument virtuel, et la mener au bon artiste ou l’associer aux bons drums et à la bonne topline. Parfois je me dit que le petit frère de mon pote pourrait même s’y mettre. Le bonheur est dans le pack.
Pour composer « Mob Ties » de Drake, Boi-1da explique qu’il a trouvé la boucle dans un pack composé par le producteur Sonny Digital sur Splice. Avant ça, ce fanatique de sample allait aussi piocher chez son collègue Frank Dukes. Avec sa Kingsway Music Library, ce compositeur canadien fournit des matières premières pensées pour être samplées, des type songs soul, funk, jazz, avec des sons originaux. Plus simples et moins chers à clearer. Metro Boomin n’a pas eu besoin de composer les synthés menaçants de « Bad and Boujee » : ils avaient déjà été composés par G Koop, dont c’est la spécialité. Pour certains, l’une des facettes du métier consiste à créer les sons qui seront utilisés pour les tubes. Les snares de Jake One, la sirène trap de Gezin de la 808 mafia, les BlapKits d’!llmind… Comme être beatmaker, être sound designer est une activité rémunératrice. Voir un nouvel angle pour imaginer son futur, comme cette campagne Splice en grande pompe pour leur campagne autour des sons iconiques de l’immense J Dilla.
Un bon beatmaker est parfois aujourd’hui en réalité un super curateur de loops. Et si on est incapable de placer en produisant intégralement un titre, on peut trouver une forme de salut en composant des boucles. On dirait qu’on vit l’âge de raison écologique du beatmaking. Pensez au gâchis que c’est d’être un créateur dans ce métier. Pendant longtemps, vous passiez votre vie à créer à perte, à attendre des retours sur une prod par courrier, par mail, par DM. Maintenant, tout se recycle. Quelqu’un a une idée de mélodie ? Qu’il la mette dans un pack qu’un autre beatmaker associera à une idée de rythmique piochée ailleurs. Quelqu’un a une bonne loop de 14 secondes ? Parfait, elle ira très bien pour ce nouveau format web qui a besoin d’un habillage musical.
Quid de l’originalité, du son unique, personnalisé ? Une boucle de guitare artificielle inspirée du « No Scrubs » de TLC peut être utilisée quasiment de la même manière qu’il s’agisse d’un morceau réalisé au Canada par Gaza, au Portugal par WAZE, en Espagne par Rels B, ou en France par Moha La Squale, YL, Bolémvn, Dooz Kawa, etc. Les éléments musicaux ne sont plus pensés pour être uniques. Un beat ou une boucle peuvent avoir des vies différentes en parallèle, et comme le grand public y porte peu d’attention, pourquoi se priver d’utiliser des boucles déjà entendues ?
Tout va si vite qu’on peut même oublier que toutes les boucles ne sont pas libres de droit. C’est la mauvaise surprise à laquelle Taz Taylor a fait face en découvrant une de ses boucles utilisées sur le titre « Blue Tint » de Drake. Il n’y a pas que des avantages à travailler majoritairement dans le virtuel.
« Supah Mario m’appelle genre : ‘Je suis désolé, je pensais que la boucle était libre de droit’. Je lui ai dit: ‘Non, il faut qu’on parle de comment on va partager maintenant’. »
— Taz Taylor dans XXL
La production musicale est un domaine de plus en plus open source, où tout le monde compose sur les mêmes logiciels, en se servant des mêmes plugs-in, des mêmes banques de sons, des mêmes tutoriels. Tout est accessible : si ils peuvent le faire, vous pouvez le faire. Une situation parfois encore incomprise, à l’image de la polémique ayant entouré une sortie de Christine & the Queen. En ré-orchestrant des boucles pré-composées dans le logiciel GarageBand pour son single « Damn, dis-moi », elle avait subi les foudres d’une frange d’auditeurs mal à l’aise avec l’idée d’être un créateur qui ne fait qu’emprunter. En réalité, cette technique est loin de n’être propre qu’à Chris : il n’y avait pas de flûtiste pour siffler la mélodie de « Praise the Lord » d’A$AP Rocky & Skepta, comme il n’y avait pas de batteur pour le « Umbrella » de Rihanna dix ans plus tôt. Pour être un grand beatmaker, faut-il être doué en création ou en assemblage ?
« Je n’ai pas plagié, j’ai samplé une boucle libre de droits, sur laquelle j’ai ajouté des paroles, la mélodie de chant, les arrangements. C’est une technique de création comme une autre. Démocratiquement, je suis libre de prendre ce que je veux dans Logic Pro. Quand Gainsbourg empruntait des mélodies à Chopin, est-ce que c’était du plagiat ? »
– Chris pour L’Obs.
En France, on se sensibilise petit à petit à ce beatmaking augmenté. Seezy et Junior Alaprod ne font pas que produire des tubes pour Vald ou MHD : ils mettent à disposition leurs drum kits. Les habitués de YouTube peuvent suivre les processus créatifs et re-créatifs des compositeurs comme Pandrezz ou KezahProd. Depuis 2 ans, la Music Production Convention réunit les beatmakers et les professionnels du métier autour de conférences et de rencontres. En mars, le collectif Le Sommet (représenté par Le Motif, Junior Alaprod et S2keyz) a organisé deux Masterclass Sommetique au cours desquelles ils ont convié 70 beatmakers curieux pour leur permettre d’avoir accès à leur savoir : des conseils cruciaux face à sa propre création, à des informations concrètes sur combien génère la SACEM de producteurs à succès.
En 2017, Sonny Digital évoquait, un peu frustré, la couverture du magazine XXL qui met en avant les nouveaux talents rap à suivre. « Chacun d’eux aurait dû poser sur la couverture de XXL avec le beatmaker qui a fait le morceau qui leur a permis d’être en couverture. Si vous enlevez les beats de ces ‘hits’, qu’est-ce qu’il nous reste ? », demandait-il alors sur Twitter.
Les beatmakers ont-ils besoin d’une Union ? Une idée toujours en l’air mais qui ne cesse d’avoir du sens les années venant. Être beatmaker n’est plus se limiter à travailler pour un artiste. On peut difficilement imaginer un écosystème dans lequel les beatmakers pourraient exister sans les rappeurs : il n’existe toujours pas d’exemple d’auditeurs qui auraient envie de n’écouter que des beats, et Metro Boomin comme Ikaz Boi seraient bien seuls sans un 21 Savage ou un Ateyaba. Mais on peut de plus en plus envisager son chemin de carrière sans une collaboration avec un artiste comme point central des revenus. Il ne manque plus que les rémunérations de YouTube soient justes et équitables, et tant de beatmakers dans le monde pourront réaliser leurs rêves de vivre de leurs clics sur des logiciels crackés.
« Last request, can all producers please get paid? »
– Rick Ross, « Idols Become Rivals »
Je viens de recevoir un WhatsApp du petit frère de mon pote : finalement, il a décidé d’arrêter le rap. Si vous avez 150$ à dépenser sur sa nouvelle chaîne de beatmaking…