Booba est-il condamné à ne jamais trouver d’héritier ?
Il suffit d’une main-tendue de sa part pour que n’importe quel rappeur se voit déjà vivre la vie de star. Pourtant, toutes les histoires de Booba finissent mal. Et s’il est parfois à l’origine de leur succès, il est tout le temps la cause de la déroute. Qu’importe l’alchimie, chez lui, les amourettes artistiques sont éphémères et se transforment peu à peu en rivalités. Mais Booba peut-il agir autrement ?
La nouvelle a eu un air de déjà-vu. Booba se sépare de Damso, son prétendu protégé, après s’être séparé de Nessbeal, Ali, Kaaris, Mala, ou Shay depuis le début des années 2000. 20 ans de carrière derrière lui, peut-être 17 années au sommet, sans doute trois de stagnation latente. Loin d’être préjudiciable au vu du C.V. du bonhomme. Car de ceux qui ont réussi à se réinventer malgré les bouleversements musicaux du rap français, il en est bien le numéro 1. Le porte-étendard. Derrière lui sont Rim’k et dans une moindre mesure Rohff. Au final, la seule définition de Booba serait celle de se réinventer. Dans la musique ou dans le business. Alors forcément, les séparations et les clashs font partie intégrante de l’engrenage, et ce malgré l’âge du rappeur, la quarantaine admise.
Marié, officiellement, à la musique depuis 1998, il a fêté cette année ses noces de porcelaine. Celles qui auraient pu le voir changer, peut-être, sa pensée et ses habitudes sur les manières avec lesquelles il gère son empire. Que nenni. Elles nous ont prouvé, à l’inverse, qu’il a décidé de suivre ce qui lui a toujours réussi : être solitaire, expatrié, rêvant d’un trône en perpétuelle reconquête, avec comme seul leitmotiv celui de devenir ce qu’il aurait dû être. Il s’imagine bien en parrain, en roi, en empereur ou en tyran. Une épée sous l’oreiller et « Le Prince » de Machiavel sur la table de chevet. Il faut dire que le chemin qui mène à un succès durable, stable et admis de tous, Booba y goûte depuis tellement d’années qu’il en devient difficile de savoir s’il profite de sa position ou si sa position profite de lui, en desservant sa plume ou en démotivant ses intentions. Il nous répondrait peut-être qu’il n’y a rien de personnel, et que ce n’est que du business.
Après tout, peut-on lui donner tort ? Sans doute pas. L’essentiel réside surtout dans la manière avec laquelle ces histoires se terminent toutes, car si 20 ans de carrière c’est impressionnant, elles nous permettent aussi de dresser un semblant de bilan au sujet du comportement inchangé de Booba depuis Mauvais Oeil, qui ne peut s’empêcher de voir ses collaborations devenir éphémères et ses prétendues amitiés – du point de vue du public bien-sûr – muer en rivalités éternelles. Alors des interrogations méritent d’être posées.
Il suffit de regarder sa discographie dans sa totalité pour faire un constat simple : toutes les relations qu’il a entretenues depuis « Le Crime Paie » se sont finies. Souvent mal. Et les schémas sont à peu près tous similaires : divergences artistiques, conflits personnels ou rivalités. Booba agit toujours de la même manière avec ses cibles, tel un prédateur ou un directeur sportif. D’abord il y a le repérage. Lui qui affirme n’écouter que très peu de rap français semble pourtant avoir ses yeux sur n’importe quel coin de l’hexagone et ses pays limitrophes : Damso à Bruxelles, Siboy à Mulhouse, Dosseh à Orléans... Après le repérage s’ensuit le centre de formation. Ici, c’est une place dans une mixtape. Si la saga « Autopsie » a été le terrain d’entraînement de Niro, La Fouine, Dosseh, Shay et bien d’autres, la mixtape « OKLM » a été celui de Damso avec le titre « Poseidon« . L’invitation de Booba signifie autant une validation de sa part qu’un moyen pour le rappeur de tester une première fois ses recrues. Et si la logique voudrait qu’un bon morceau soit récompensé d’un featuring, « Fenwick » de Niro ou « Trashhh » de Despo Rutti nous auront montré que la notion de logique peut être parfois aléatoire dans la conception que se fait Booba de son business.
À la suite du centre de formation, place au contrat pro. De là, il reste deux directions possibles. La première, c’est celle de lui prêter allégeance pour l’éternité, soit par amitié réelle (Mala, Gato, Benash), en sachant qu’on sera éternellement vu de l’extérieur comme « le petit de Booba », et de voir à jamais son identité rattachée à celle du DUC ; soit par lucidité, en sachant qu’on aura sans doute jamais le succès rêvé si ce n’est à ses côtés. Il faut dire que le rappeur à l’un des publics les plus fidèles : les Ratpis. Sa voix résonne jusque dans leurs coeurs à chaque prise de parole et son importance est telle qu’elle empêche souvent l’auditeur de se confronter à sa propre objectivité. Alors quand il valide et expose le talent déjà bien admis d’un artiste, comme Maes dernièrement, vous pouvez être sûr que d’une, toute sa fan-base fera de même, et de deux, tous les fans de rap français connaîtront son nom. Au final, les multiples validations de Booba via ses mixtapes auront donné autant de belles collaborations entre artistes qu’une amère impression de pétard mouillé pour ceux qui n’ont pas eu la chance de bénéficier d’un featuring avec le DUC lui-même à la sortie.
La deuxième direction est celle de profiter le plus possible de l’exposition créée par sa présence aux côtés de Kopp avant de tracer sa route tout seul. C’est le chemin qu’a pris Nessbeal en 2006. Quand Booba se sépare d’Ali au début des années 2000, l’ex rappeur de Dicidens semble être le nouveau – et idéal – compère du DUC. Ils enchaînent une tripotée de morceaux ensembles, autant sur les projets solo de Booba que sur des compilations extérieures, jusqu’à même monter sur scène en duo pour chanter « Numéro 10 ». Leur alchimie était claire. Pourtant, après 2005, plus rien. L’année aura scellé la dernière collaboration en date entre les deux rappeurs. Sans aucune autre conclusion que celle d’un regret de la part de Nessbeal qui avait, à l’époque, décidé de s’éloigner du 92i. C’est également le chemin qu’ont pris respectivement Kaaris et Damso. Les deux rappeurs ont, à quelques différences près, vécus le même destin : des featurings marquants, des albums solos acclamés par le public, des identités musicales bien définies, une volonté de s’affranchir de Booba, la séparation et puis l’affrontement.
En 2012, Kaaris devient la nouvelle recrue de Kopp. « Criminelle League », « Kalash », « L.E.F », leur trois collaborations mettent un véritable coup de poing au rap français. En pleine époque de transition vers l’arc de la Drill/Trap. Le DUC a eu l’oreille vive en repérant le rappeur du 93, qui, en ayant signé déjà deux projets en solo (43ème Bima, Z.E.R.O) semblait être destiné, au vu de son âge à l’époque, à rejoindre le cercle des artistes maudits par un talent trop brut et foudroyant pour le public mainstream. Aux côtés de Booba, Kaaris est acclamé par la critique qui voit déjà en Or Noir un classique en puissance, et reçoit des éloges du public qui le couronne de son premier disque d’or. Placé au sommet, à deux pas du trône, tout semblait écrit : Kaaris était le digne héritier. Pourtant, un freestyle Skyrock viendra sceller leur relation à jamais. Jusqu’au dénouement qu’on lui connait. C’est peut-être que les deux rappeurs n’ont jamais entretenu une amitié réelle.
Quoiqu’il en soit, à l’époque, il semblait impossible pour Booba de retrouver un rookie d’une telle ampleur. Lui-même ne cessait – et ne cesse toujours – de rappeler à tort et à travers que sans lui, Kaaris n’existerait pas. L’arrivée tonitruante de Damso tant sur « Poseidon » que sur « Pinocchio » en 2015 ont complètement changé la donne. Signé après une seule écoute par Booba, le bruxellois devient la nouvelle star montante du rap francophone et le nouvel acolyte du DUC. Avec « Batterie Faible » il revêt l’habit de rookie de l’année. Avec « Ipséité », c’est au poste de meilleur rappeur de l’année qu’il concourt. Résultat, en 2018, Damso est devenu l’une des têtes d’affiches les plus importantes et puissantes d’aujourd’hui. Tout ça en l’espace de deux ans. Et tout ça, grâce au talent décelé par Booba avant la sortie de Nero Nemesis. Mais alors même que Damso avait coché toutes les cases nécessaires pour être la meilleure recrue du DUC, celui-ci vient de confirmer ce que le public craignait depuis le succès de « Batterie Faible » : l’inévitable séparation. Pourtant, le rappeur belge est bel et bien, d’un point de vue extérieur, le coup le plus important de la carrière de Booba. Mais bon, la relation entre Booba et Damso semblait n’être finalement qu’une amitié professionnelle plus qu’une franche camaraderie.
Si ce n’était que des séparations, il n’y aurait que de la déception de la part du public. Rien d’autre. Le problème majeur, c’est que Booba a la fâcheuse manie de « vivre à travers » le succès ou l’échec de ses ex-siens. De ne jamais lâcher le morceau, que ce soit sur les réseaux ou en musique. En témoignent les piques envoyées à Rohff, Kaaris, ou La Fouine. C’est peut-être l’unique preuve ostensible de l’unique faille de son système. Il a beau chercher inlassablement la descendance à qui léguer son héritage et son royaume, personne n’a l’air, selon lui, d’avoir les épaules assez larges pour en être le successeur. Et ce n’est pourtant pas faute d’avoir essayé. L’épisode-40.000 Gang en est la parfaite démonstration. Aussitôt créé, aussitôt détruit, le groupe était pourtant marqué de l’empreinte 92i comme personne d’autres. Des vêtements aux flows, des clips à la musique, tout était libellé « Booba ». Comme si le rappeur avait enfin trouvé la solution : plutôt que de chercher deux épaules pour supporter autant de pouvoir, il faut le léguer à douze épaules. Mais de cette période dorée qu’était l’année 2015, Benash est le seul rescapé du groupe. Peut-être parce qu’il était le plus proche du DUC, ou bien le plus lucide quant à la direction de sa carrière s’il venait à être en solo.
Après vingt ans à côtoyer les hauts-rangs du rap français, il est peut-être temps de s’interroger sur la nature des collaborations que Booba choisit de faire, car elle tendent peut-être plus à être pour lui un moyen d’absorber des forces pour rester éternellement en place qu’une réelle volonté personnelle de collaborer avec ladite personne. De prédateur et directeur sportif, il devient finalement plus proche de Cell dans Dragon Ball Z, ayant besoin d’absorber l’énergie vitale et la force de C-17, et C-18 (à vous de choisir qui est Kaaris et qui est Damso) pour atteindre sa forme parfaite. On le voit encore de manière plus secrète avec la relation qu’il partage avec Niska (peut-être C-16). Loin d’être signé 92i ou d’appartenir à une quelconque structure, il bénéficie pourtant d’une certaine forme d’amitié professionnelle avec Booba, qui a su lui offrir un cadre d’exposition au moment où le début d’un phénomène s’est crée autour de lui. Mais contrairement à Gradur qui a su profiter un temps de la validation suprême du DUC avant d’entamer une suite de carrière moins étincelante, Niska a réussi à tirer son épingle du jeu en se servant de cette relation pour s’installer comme une tête d’affiche. Et tout ça, sans pour autant « devoir » quelque chose de réel à Booba.
De toute manière, si Booba est condamné – ou se condamne lui-même – à ne jamais trouvé de descendant légitime à son empire, il pourra toujours se consoler en regardant le nombre terrifiant d’artistes connus et moins connus qui ont grandi avec sa musique. Après tout, à regarder le nombre d’entre-eux qui le cite parmi leur plus grosses influences si ce n’est la seule, son héritage est peut-être fait depuis la sortie de Temps Mort.
Photo Booba : @etvig