Chief Keef/6ix9ine : la mort, ce divertissement 2.0

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Depuis la fin de semaine dernière, un nouveau diss printanier est venu confisquer l’actualité rap. Le conflit naissant entre Chief Keef et Tekashi 69 (ou 6ix9ine), entré sans échauffement dans la phase armée, doit nous mener à nous questionner. Non pas sur les faits mais sur ce qu’il dit de notre rapport à l’entertainment à l’heure du tout-réseaux sociaux. Et ce, quelle que soit l’issue du beef.

La frontière a toujours été mince entre le show et le drame dans le rap. Le genre comprend ses clashs par centaines, des plus confidentiels aux plus médiatisés. L’idée de base est simple : on ne s’aime pas, on se rentre dedans. Ce qui commence souvent en musique, par un diss track. Prenons les deux beefs les plus célèbres de l’histoire. Nas/Jay-Z. The Notorious B.I.G/Tupac. Deux histoires que l’on peut conter sur des heures. L’une finit avec Jay-Z invitant Nas sur scène pendant l’incroyable concert « I Declare War », scellant en musique leur réconciliation. L’autre avec deux linceuls et une planète sous le choc. La mort des deux légendes nous rappelle que parfois l’apparence joyeusement dorée de l’entertainment peut, tel un caméléon s’adaptant au contexte, prendre la face rouge du drame humain. C’est le jeu du clash diront certains, et lorsque Nas voulut faire brûler une poupée à l’effigie de Hov’ sur scène, on commençait déjà à se rapprocher de la frontière. Mais c’est ce que veut ce jeu, et l’exagération qui lui est propre nous mène à négliger la possibilité que les choses prennent une tournure sérieuse. Dans ce cas elle ne l’a pas pris, et tant mieux. Dans l’autre…

Retour vers le futur. 2018, et sa fin de mois de mai qui a vu naître un beef entre 6ix9ine et Chief Keef via les réseaux sociaux. Un beef qui cette fois a sauté toutes les étapes pour directement passer au stade « course à la mort ». Excitant les fans de l’un, ceux de l’autre et le monde du rap dans la foulée. Les deux veulent en découdre, Chief Keef dans le rôle de Bip-Bip et Tekashi69 dans celui de Coyote. Une rivalité naissante dont l’issue semble être réellement capable de ressembler au décès de l’un ou de l’autre.

Spectateurs et bookmakers du combat à mort

Très vite, arrivent de la part du public des propos hallucinants. On se prononce déjà sur qui risque de se faire plomber, et sur qui nous manquerait le moins. Au vu de leurs carrières et des polémiques en chaîne que crée 6ix9ine, c’est ce dernier qui gagne le plus souvent les cœurs du public dans la course au trépas. Comme un gladiateur que l’on espère voir se faire embrocher par le trident de Chiraq. Sous les yeux d’une arène en délire, de la taille du Maracaña, à l’affût du moindre coup.

Bien sûr, les clashs d’autres époques se basaient aussi sur la focalisation du public, et son regard virant vite au malsain. Certains ont célébré la mort de Tupac comme d’autres celles de Biggie. Et chaque rebondissement du conflit était intensément attendu et commenté. Toutefois, une distance existait, pour de simples questions de technologie. L’actu venait des chaînes de télé ou de magazines, voire de concerts, à la limite. Il n’y avait pas d’instantanéité généralisée. Dès lors, l’embrouille entre le New-Yorkais et le Chicagohan prend une tournure inquiétante pour trois raisons.

D’abord, parce que l’on parle directement de mort ou de graves blessures. Tout ça n’a pas commencé par un diss track, mais par une énième provocation de 6ix9ine lâchant un « F*ck Chief Keef ! » dans une vidéo, un chiot péroxidé sur les genoux et un doigt tendu vers la caméra. Le tout suivi d’un smiley en guise de défi balancé à Lil Reese puis de Chief Keef indiquant dans sa story Instagram qu’il se rend immédiatement à NY pour traquer Bozo le Clown. Or, on connaît Chief Keef, son entourage, les Black Disciples, la morbidité du cadre de vie de la scène drill originelle. Mais, pourra-t-on arguer : « Oui mais, avec la mort de Lil Jojo par exemple, la scène de Chicago a déjà mené à ce genre de beef mortels sans que l’on s’en émeuve particulièrement. » Certes, mais là vient le deuxièmement. Ici, l’attention du monde entier du rap est focalisée sur cette histoire. Au point de faire un peu d’ombre à la sortie de l’album de Kanye West, dans un contexte ayant pourtant tout pour créer une étrange attente. Dès lors, ici il ne s’agit plus que des suiveurs attentifs de la scène de Chiraq, l’attention va jusqu’au plus random des auditeurs de rap qui se connectnte à Twitter. Le beef semble à ce niveau inédit.

Entertainment et viralité

Et surtout, troisième point. Le plus important. Il se déroule en 2018, et passe par les plus populaires et innocents des outils de communication. C’est-à-dire essentiellement Instagram. C’est par une story que 6ix9ine nargue Chief Keef après que celui-ci ait failli se faire transpercer par les balles de deux tueurs envoyés par le trublion. Le même support par lequel Keef avait annoncé son arrivée à New York. Instagram, la sacro-sainte scène de l’entertainment 2.0. Nous avons donc deux rappeurs qui nous content les préliminaires de leur possible mort par des vidéos visibles instantanément par des millions de personnes. Pas mal de personnes pour qui… C’est un jeu, en fait. « Ah, t’as vu Chief Keef est parti le chercher à New-York ! » – « Ouais mais 6ix9ine vient de sortir une vidéo, il s’est barré à LA ! En plus hier Chief Keef s’est fait tirer dessus ! » – « Ouais j’ai vu la vidéo de Chief Keef où il se moquait des shooters ! » Le tout étant abondement relayé, commenté, analysé sur Twitter, Snapchat ou Facebook. Une sorte de grande traque mise sur le compte du divertissement, nous permettant de regarder derrière notre portable dans le métro, ou devant notre PC pendant la pub de Téléfoot, l’histoire de deux hommes cherchant à se chasser à la mort. Au fond, c’est un peu comme un film en mieux non ? Ou une télé-réalité 2.0 ? C’est génial, on en redemande ! La musique là-dedans, elle passe d’ailleurs au second plan. Au mieux pourront-nous écouter le morceau de Tadoe, Trippie Redd et Chief Keef révélé au moment où ce dernier devait être en train de poser ses valises dans la Grande Pomme. Le nom du track ? « I Kill People ».

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Prenons un minimum de recul sur cette histoire hallucinante. Vraiment pas grand-chose. Tout est confondu. Aussi énervé qu’il soit, le diss track est un exercice noble, où l’on cherche à mettre l’autre au sol par des facts, des punchlines en guise d’uppercuts, des flows efficaces… Alors bien qu’ils puissent parfois mener à pire, le fait de les suivre reste une activité saine pour un amateur de rap. Mais il n’en est rien ici : une partie du public semble surtout attendre un meurtre, sans même réaliser que quelque chose cloche quelque part. Montrant au passage aux gosses qui peuvent facilement suivre tout cela que c’est un comportement somme toute normal. Tout est entertainment après tout. Sans vouloir jouer au spectateur simplet et dramatisant de Black Mirror, la situation devrait amener une réflexion sur les réseaux sociaux. D’autant que le public ne se contente pas de commenter : il rit, fête chaque rebondissement comme un 3-pt improbable de Steph Curry ou une patate de Neymar.

Dans tout ça, le seul divertissement qui semble capable d’atténuer l’attention autour de ce biff, c’est un autre diss, le Pusha-T/Drake. Un exercice manifestement bien plus sain. Le « Duppy Freestyle », « The Story of Adidon ». De déjà légendaires bars sont prononcées, des dossiers plus épais qu’un tronc d’arbre sont balancés à la foule, il y a de la surprise, des rebondissements, de multiples débats, mais tout ça reste musical. Et même si celui-ci devait partir en vrille, il n’aurait pas débuté sur une base malsaine.

Toujours est-il que, non contents de regarder le jeu du chat et de la souris entre Chicago, LA et New York, certains petits génies français, toujours à l’affût d’un argument pour dévaluer notre rap qui se porte si bien, se montrent même jaloux de ce diss. Salopards de rappeurs français, trop soft pour se tirer dessus, pour chercher à se mettre réellement des balles dans la tête. Les mêmes préféreraient sûrement que les quartiers français soient aussi fucked up que les ghettos américains, que des gosses naissent « dans une fumée de crack » pour reprendre l’expression de Future, et qu’un tas de gamins apprennent à tirer avant l’arrivée de leurs premiers poils pubiens. Ben oui, ça serait plus gang après tout.

Bref, toute cette histoire et toutes ces réactions ressemblent de plus en plus à un immense bazar capable de finir en bain de sang public, puis en représailles. Entre deux types n’ayant même pas atteint le quart de siècle.

Le pire étant ce qu’il se passera à ce moment-là. De grands tweets d’hommages, des « RIP » en veux-tu en voilà, des statuts s’émouvant de la violence du rap américain, des regrets de ne plus avoir de musique à écouter. Venant des mêmes qui prenaient des nouvelles de l’évolution du match à mort entre Chief Keef et 6ix9ine, en allumant leur PC bol de céréales en main le matin. Comme si leur comportement, réponse à la recherche de buzz, n’encourageaient pas la situation à s’envenimer. Comme si le public n’était pas acteur, comme si les deux acteurs en présence n’étaient pas déjà capables de dingueries (enfin, Chief Keef en particulier) sans qu’on les chauffe. Et Tekashi a eu beau appeler au calme et dire ne pas vouloir rentrer dans des histoires de flingues sur TMZ dimanche, on peut se permettre de douter de la véracité de son propos.

Prenons du recul sur notre rapport à l’entertainment dans le rap, aux réseaux sociaux, à toute l’idiotie qui peut s’emparer de nous dans notre recherche effrénée du divertissement : la mort, ça n’est drôle qu’en fiction.

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