Freeze Corleone : ils sont hypocrites, avons-nous tort de l’être ?
A-t-on le droit de dire qu’on n’en a « rien à foutre de la Shoah » ? Légalement, c’est très possible. Est-ce moralement condamnable ? Clairement. Est-ce qu’on peut considérer que le sujet Freeze Corleone, tel que s’en est emparé la sphère politico-médiatique avec un populisme à peine masqué, dépasse aujourd’hui ce simple débat et demande de notre part à tous un recul général, et nécessaire ? Essayons.
Quand un individu, qui plus est un rappeur noir comme Freeze Corleone, est taxé d’antisémitisme, les voix des politiques comme celles des médias sont promptes à s’élever. Leurs condamnations sont fermes et les premières sanctions ne tardent pas à tomber : à peine un jour après que le parquet de Paris ait ouvert une enquête le concernant, Universal – son distributeur – annonçait déjà mettre un terme à leur collaboration. Si seulement les choses pouvaient être aussi expéditives quand on demande de nettoyer (« au karcher » ?) les chaînes de télé de ces éditorialistes et autres philosophes et leurs sorties nauséeuses sur les Noirs, l’Islam ou les femmes.
Dans son histoire, le rap français est habitué aux polémiques qui le dépassent. Tellement habitué qu’il n’a désormais plus de mal à les voir venir. Quand la nouvelle de la signature de Freeze Corleone chez Neuve, tout récent label du groupe Universal, avait été annoncée, aucun de ceux qui connaissaient l’artiste et la nature de son oeuvre ne pouvaient s’empêcher d’être surpris : une major s’était donc finalement autorisée à miser sur le potentiel à risques du rappeur cryptique. Mais savait-elle vraiment dans quoi elle mettait les pieds ? Visiblement pas assez.
De son côté, Freeze Corlone ne l’a faite à l’envers à personne. Depuis le milieu de la décennie 2010, celui qu’on surnomme (notamment) Chen Zen s’est affirmé comme l’un des tous meilleurs artificiers de France auprès d’un public averti, friant de son rap mécanique et ultra-référencé. Il semblait néanmoins acquis pour tous que le natif des Lilas ne resterait que la lubie d’une niche d’auditeurs, un underground king condamné à ne jamais sentir le poids de sa couronne.
On évoque plusieurs raisons à cela. Déjà, son choix de la discrétion (« Tu m’verras jamais en entrevue sur Booska-P ou sur Rapelite ») et sa proposition artistique sans concession, sans recherche de single, ni de refrains auto-tunés ou de productions radio-friendly n’en faisait pas un investissement commercial évident.
Surtout, sa fascination pour les théories complotistes et ses clins d’oeils répétés à l’Allemagne nazie – explicites mais sujets à interprétation – rendaient son profil problématique et clairement incompatible avec les sensibilités du grand public et les intérêts commerciaux et politiques d’une maison de disques. Et pourtant, après au moins six projets solo et des dizaines d’apparition en collectif sur lesquelles Freeze Corleone n’a jamais changé de disque, Universal a tenté le coup. La rumeur dit même qu’avant eux, Sony avait entamé des discussions avant de faire marche à arrière.
Il faut dire que la tentation était devenue trop grande pour une industrie fascinée par le rap et l’intérêt qu’il suscite – et les montants qu’il génère. L’angoisse de passer à côté d’une opportunité, de rater un coup, force parfois les décisions. Il faut donc croire que l’énigme Freeze Corleone, « rappeur de rappeur » dont l’influence technique se faisait ressentir dans de plus en plus de projets à succès dès 2015, constituait une opportunité visiblement trop belle pour ne pas prendre le risque. Pourtant, les enjeux sont clairs depuis le début, bien avant la polémique lancée par LMF, et ne permet à aucun protagoniste de mener une quelconque politique de l’autruche aujourd’hui.
Tout commence par la fin (des temps)
2016. Le 11 septembre, précisément. À minuit, heure du Sénégal, Freeze Corleone sort FDT (pour Fin des temps), un projet de 13 titres sans filtre qui concentre tout ce qu’on connait de l’artiste. Sur la forme, pas de chichi : Freeze est en roue libre, à l’aise dans des schémas de rimes répétitifs qui tracent le relief de son terrain de jeu.
FDT est codé, quasi occulte. Morceau après morceau, les phases sont livrées sans notice : à chaque « comme » sa comparaison, à chaque « s/o » sa référence, à chaque métaphore son invitation à aller se renseigner. Mais aucune vulgarisation, et aucune volonté de faciliter la tâche à qui que ce soit ; il revient à chacun de déchiffrer son propos, de décrypter une œuvre qui se veut ésotérique, presque inaccessible pour les non-initiés. Et les couleurs qui composent chaque tableau sont toujours, toujours les mêmes. Freeze convoque en tourbillonnant des références larges de la culture populaire (mangas, films, etc.), de puriste de culture rap francophone, historiques et, ce qui est moins commun, de culture africaine – principalement sénégalaises, mais aussi panafricanistes.
Mais ce n’est pas tout : les sociétés secrètes, les théories du complot, une fascination pour le mal et une rhétorique borderline antisémite viennent donc compléter la colonne vertébrale d’une œuvre qui, année après année, garde la même recette. Parfois subtile, parfois moins, Freeze Corleone s’arrange néanmoins toujours pour ne jamais clairement franchir une barrière qui entraînerait son œuvre dans une autre dimension, dans laquelle cet article n’existerait pas.
Quatre ans plus tard. Le 11 septembre 2020, précisément. À minuit, heure du Sénégal, Freeze Corleone sort donc LMF et tout ce qui a été dit sur FDT se calque à l’identique sur ce nouvel album de l’artiste du 667.
Une victoire à la Pyrrhus pour le rap ?
À une différence près : depuis 2016, Freeze a pris de l’ampleur et la sortie de LMF (pour La Menace fantôme) est un évènement tout sauf confidentiel. À l’heure où le rap domine les charts et donne le LA, à l’heure où les artistes qui développent une vision et une fanbase fidèle depuis plusieurs années sont enfin récompensés (s/o Laylow, s/o Josman), Freeze a pris une autre dimension en glanant des milliers de fans divers terriblement fiers de faire partie de « la secte ». Le fruit d’années de charbon. Les mois précédant la sortie de LMF ont vu le nombre de ces nouveaux adeptes grimper de manière exponentielle, grâce notamment à une production accrue, à des featurings remarqués – « Drill FR 4 » en tête – mais aussi à des collisions inattendues.
Comme celle avec Sardoche. Le 22 avril 2020, le ponte français de Twitch s’est amouraché de l’artiste devant 20 000 personnes, en plein stream « réaction rap français ». Deux-trois échanges Twitter et un trending topic plus tard, et c’est près de 17 000 personnes qui s’en vont suivre Freeze le jour-même sur le réseau, lui qui n’en gagnait « que » 2 000 par mois. Une explosion qui n’est en aucun cas à négliger, puisqu’elle explique une partie du succès qu’a connu l’artiste. De la même manière que Seb (ex-La Frite) a donné une carrière à Rilès, Sardoche a involontairement fait découvrir à son public le rappeur qui les représentait le plus : un « geek », bourré de références jeux-vidéos autant nichées qu’universelles, enfant d’Internet et de ses codes, qui, par ses provocations sur la communauté juive ou par son utilisation des figures du Nazisme, excite l’adolescent pré-pubère fanatique de positionnements radicaux.
Peut-être allait-il finalement devenir plus que ce qu’il aurait dû être. Une semaine et un démarrage à 26 499 ventes plus tard, soit plus que les derniers efforts d’artistes établis comme Kaaris ou SCH, cela ne fait plus de doute.
Artistiquement, LMF sonne comme la victoire des convictions dans un rap habitué à céder (trop ?) facilement à la tendance. Le casting de l’album convoque d’ailleurs quelques figures connues pour être restées solides sur leurs appuis, et dont on pourrait dire qu’ils sont « trop vrais pour l’industrie » : Despo Rutti, Alpha 5.20 ou encore Alpha Wann et sa promesse de continuer d’être coûte que coûte « le dernier rappeur qui rappe ». Mais un tel succès allait inévitablement ramener sur la place publique la dimension problématique de ses textes. Vous connaissez l’histoire : le 26 août dernier, Valeurs Actuelles allume la mèche sur Twitter à travers une vidéo compilant quelques-unes de ses phases jugées antisémites et négationnistes. Première alerte. Le 16 septembre, cinq jours après la sortie de l’album, s’en suivent les condamnations de la LICRA, puis du ministre de l’Intérieur Gérald Darmanin le lendemain, et l’ouverture d’une enquête par le parquet de Paris. Les médias généralistes s’emparent de l’affaire, les articles et indignations se multiplient, Roselyne Bachelot condamne fermement un artiste au « talent indéniable » en pleine assemblée, et Freeze Corleone se retrouve avec ce qu’il a toujours voulu : un album qui cartonne, sans concession, validé par la critique rap, conspué par la LICRA et, bientôt peut-être, interdit par le gouvernement. Le graal du conspi game.
« J’ai des rimes à prendre avec des pincettes »
C’est indéniable : sans recul ou gymnastique de conscience, certaines images dépeintes par l’artiste peuvent laisser un arrière-goût. « J’ai des rimes à prendre avec des pincettes », prévient-il dans « Pas de refrain ». De manière habile (et sans doute irréprochable au niveau légal), il laisse toujours une place au double sens, à la double interprétation. Et toute la complexité de l’appréhension objective de son œuvre réside dans l’idée de laisser la liberté à l’auditeur de comprendre ce qu’il veut comprendre. Et quand il s’agit d’une œuvre volontairement cryptique (soit dit en passant, une stratégie marketing en vogue dans la musique, cf. Damso et PNL), ça ne laisse que planer le flou sur ses réelles intentions. Pas étonnant qu’il regroupe aujourd’hui un public aussi varié, opposé, et que les critiques fusent.
En outre, une difficulté supplémentaire réside dans le fait qu’il n’a jamais eu de propos clair en dehors de ses morceaux. Aucune interview, aucune intervention ou prise de position en dehors de son expression artistique. À l’inverse de Dieudonné, par exemple, à qui on a tendance à comparer la situation de Freeze Corleone aujourd’hui et qui lui a toujours défendu l’idée d’utiliser la provocation comme une manière de susciter le débat et la réflexion, en exagérant, en créant un « rire dont les racines doivent être dérangeantes ».
Le problème, c’est que les paroles de Freeze sont les seules à être condamnées au milieu d’une cacophonie constante de propos condamnables.
Aujourd’hui, avec l’approche nécessaire, on peut ne pas être indigné à l’écoute des morceaux du chef de file du 667. Et ce, sans pour autant en avoir “R.A.F. de la Shoah”, ni n’être à l’aise avec l’idée de cracher sur la souffrance d’une communauté à laquelle on n’appartient pas. De même, dans le contexte qui est le nôtre en 2020, si on se réjouit de voir s’écrouler les statues des figures de la France coloniale, ce n’est à priori pas pour, en parallèle, admirer la « détermination » ou les « grandes ambitions« d’Adolf Hitler. Si les textes de Freeze ne nous provoquent pas un sentiment automatique de répulsion, c’est que depuis le début on peut être convaincu de comprendre son intention, le propos dissimulé en filigrane : une manière délibérément provocatrice de mettre sur la table d’autres crimes contre l’Humanité plus ou moins occultés des mémoires collectives (« s/o les indiens d’Amérique, s/o l’esclavage »). Parce que derrière « Tous les jours, R à F de la Shoah », il y a un « s/o Congo » que les médias généralistes omettent souvent. Et quand il ne fait pas référence à Nations nègres et cultures de Cheikh Anta Diop, il affirme « dans la lignée des Malcolm et des Rosa ». Et cet aspect-là de son œuvre, qui donne une profondeur – une justification ? – autre à sa volonté de provoquer, est bizarrement laissée pour compte quand vient son grand procès.
À attaque hypocrite, défense hypocrite
Dans un article intitulé « Rien à foutre de la Shoah » : voyage dans l’antisémitisme obsessionnel du rappeur Freeze Corleone, le journaliste de Marianne Paul Dider a ces mots : « On voudrait surtout leur faire comprendre que cette compétition victimaire n’a pas de sens, qu’un Juif qui souffre n’enlève rien au Noir qui souffre aussi, qu’on peut parler à la fois de l’esclavage ET de la Shoah. » Des mots justes, qu’on est ravi de lire et auxquels il est a priori difficile d’objecter quoi que ce soit. Seulement voilà : quand est-ce que ça se traduit dans la vraie vie ? Quand parlons-nous de la Shoah ET de l’esclavage ? Puis cette « compétition victimaire » est-elle réellement entretenue par Freeze Corleone ou par ces élites qui ne cessent de mépriser les expressions de souffrances provenant d’autres minorités ? On a parfois le sentiment amer que la douleur du peuple juif est plus facilement entendue, comprise, remémorée. Que c’est l’une des rares offenses que la France s’est promise de ne jamais laisser passer. Et cela a pour conséquence de placer la communauté juive à part des autres communautés qui souffrent ou ont souffert, celles dont la soif de justice n’est jamais étanchée. Au point de moins monter au créneau quand la question juive est attaquée, parce qu’on sait qu’elle sera d’office défendue par des instances bien plus influentes que l’est notre indignation ? Un manque d’empathie qui n’est jamais à l’abri de virer à l’hostilité. Jeu dangereux.
Encore une fois : certaines paroles de Freeze Corleone méritent-elles d’être condamnées, du moins moralement ? Assurément. Le problème, c’est qu’elles sont les seules à l’être au milieu d’une cacophonie constante de propos condamnables. Le soutenir apparaît alors comme un mécanisme d’auto-défense, une manière de combattre le feu par le feu : ils sont hypocrites, alors nous finissons par l’être à notre tour, histoire de ne pas laisser passer une injustice de plus – subie par « un des nôtres », qui plus est. Le rap, culture profondément antiraciste dans son essence, se retrouve ainsi à faire bloc autour d’un individu aux propos presque aussi ambigus que ceux qu’il dénonce habituellement. Tout un paradoxe.
Réagirions-nous pareil si un artiste affirmait qu’il n’en avait « R.A.F » de l’esclavage ? Évidemment que non. Mais en même temps, il suffit d’ouvrir un livre d’Histoire pour se rappeler qu’on nous le dit déjà un peu tous les jours. À côté, certains argueront que nous pourrions aussi faire preuve de hauteur et ne pas s’abaisser à défendre des propos dont on ne tolère certainement pas la teneur dans l’absolu. Mais il n’est jamais simple de réagir de manière censée et raisonnée quand on est témoin d’une injustice. Mac Tyer vous l’expliquera mieux que nous.
À tomber aussi lourdement sur Freeze Corleone, la classe politico-médiatique est peut-être celle qui stimule le plus la polarisation de notre société et, indirectement, l’antisémitisme. Aujourd’hui plus que jamais, la haine des juifs se manifeste sur la base de clichés qui voudraient qu’ils soient une communauté riche, puissante, dominante et protégée. Chercher à tout prix à bâillonner le rappeur de la sorte ne reviendrait-il pas à mettre de l’eau dans son moulin ? Certains des fans les plus extrêmes du 667 se persuaderont sans doute que la communauté juive est « à la tête du complot » au regard de comment on aura cherché à faire taire leur artiste favori. Et demain, quand le COVID-19 sera derrière nous et que Freeze sera en mesure de faire des concerts à nouveau, « R.A.F. de la Shoah » sera peut-être scandé tel un cri de ralliement par une foule qui l’aura pris pour symbole. Et personne n’a envie de ça, pas même ceux qui ne le réalisent pas encore. N’y avait-il pas de meilleure manière d’appréhender le caractère problématique de son oeuvre ? Encore fallait-il s’intéresser à celle-ci. Il n’y a qu’à voir l’ancien ministre de l’intérieur Christophe Castaner dénoncer le « clip » de Freeze Corleone en faisant référence… à une compilation de punchlines rassemblées par la LICRA. S’ils ne sont pas capables d’écouter correctement l’œuvre corrosive d’un artiste, comment pourraient-ils écouter une jeunesse qu’ils s’efforcent de museler depuis tant d’années ?