Juliette Fievet, légende urbaine

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Manager, interviewer, gérer, administrer, écrire… Juliette Fievet est l’une des activistes les plus chevronnées du rap français depuis 20 ans. Après avoir passé les week-ends sur RFI, elle accompagne le film autour de la tournée ACES de Kery James. Que de prétextes pour se pencher sur son parcours d’agent en double, triple, voire quadruple mission.

Photos : @antoine_sarl

Orly, 19h30. La salle du centre culturel Elsa-Triolet se remplit rapidement. L’un des enfants chéris de la ville, Kery James, y fait une halte pour une lecture sur les violences policières. Sur scène, l’entourent, entre autres, le rappeur Youssoupha ou encore Amal Bentounsi, une des figures françaises luttant contre les meurtres commis par les forces de l’ordre, avec son collectif Urgence Notre Police Assassine. Juliette Fievet est là ; elle qui a managé « le rappeur mélancolique », reste associée à ses projets. Une « fidélité » que Kery James lui reconnaît, comme d’autres.

Actrice d’un certain rap francophone, elle y a joué tous les rôles, ou presque. « Heureusement qu’Internet n’existait pas à l’époque, mais oui, j’ai essayé de rapper à 15 ans. Et puis j’ai fait un truc avec Doudou Masta à l’époque », évoque-t-elle en incitant, dans un rire, à ne pas la forcer à en dire plus. Évidemment, selon ses dires, c’est introuvable (si Doudou Masta nous lit, qu’il vienne inbox). « Très vite, j’ai pas assumé le côté artiste, chanteuse de r&b qui raconte ses douleurs. J’suis une warrior. »

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Aujourd’hui, Juliette Fievet, qui vient de fêter ses 40 ans, dont près de 20 ans à accompagner la « musique préférée des Français » comme le disent Laurent Bouneau et Fif Tobossi, est journaliste. Présentatrice. Qu’on connaît surtout par son rire, qui s’est beaucoup fait entendre dans Le Grand Pari, une émission rap de lives et d’interviews diffusée sur YouTube en janvier dernier et où se croisent Kalash Criminel, Lino ou encore le chanteur Cali. Si elle ne participe pas à l’épisode 2, Juliette ne chôme pas. L’été dernier, elle était à la tête de son émission, sur RFI, Légendes Urbaines. Un titre polysémique qui dit bien le trouble, largement commenté, sur les artistes qu’elle reçoit avec sa bande de chroniqueuses et de chroniqueurs. Et qui résume assez bien la tonalité des entretiens avec les invités qu’elle reçoit, essentiellement des actrices et acteurs du monde du rap.

Team double casquette

Les artistes qu’elle a interviewés sont bel et bien soumis, bien plus que d’autres, à n’incarner que des images de « bad boys » ou de « bad bitches ». Leur expérience artistique est souvent reléguée au second plan, leurs aventures entrepreunariales aussi. Restent les fantasmes qu’ils suscitent et auxquels on aime les réduire. Tous les samedis et dimanches soirs sur RFI, elle s’est fait fort de leur donner la parole et de les emmener ailleurs. Passer de l’autre côté de la barrière médiatique, celle devant laquelle elle amenait les artistes qu’elle a managés comme Expression Direkt, Féfé Typical & Tiwony, Kery James, ou les artistes dont elle a assuré le rayonnement en France en tant que manager international comme Sean Paul ou Brick & Lace – « On a passé deux ans sur les routes ensemble » – n’a pas été si évident. « Mes expériences de manager, de gestion de crise [notamment pour le rappeur Niro, ndlr] me donnent davantage de billes pour poser des questions, les faire parler, constate-t-elle. Pourtant, il a fallu des années avant que l’on me considère comme une journaliste. À la base, je suis une alliée. Une infiltrée. »

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Le travail paie – faire ses classes en radio, en télé – mais la suspicion demeure. « Pourquoi je ne pourrais pas être manager ET kiffer faire le show ? Venir du milieu rap ET parler d’actualité ? Moi, je n’ai pas envie de me limiter », pointe t-elle. Ce soir-là, à Orly, une fois de plus, elle avait coiffé sa double casquette. Elle était sur scène, au milieu des comédiens. Juste avant, les Orlysiens découvraient le film qu’elle a co-écrit avec Lisa Lebahar sur la tournée Apprendre Comprendre Entreprendre et Servir, durant laquelle Kery James donnait une bourse à un étudiant pour réaliser un projet d’études. Se pencher sur son cas, c’est entrer dans les chapelles du rap françaises dans le Nord, dans le 78, le 94 ou certains des 54 pays du continent africain, où elle fait des allers-retours réguliers, pour animer des cérémonies ou recevoir des prix.

L’époque lilloise

C’est démarrer dans le Nord, la région où une « Nuit des Noirs » est organisée pendant le cafrnaval mais où on sait aussi faire la fête « d’un rien », à une époque où écouter du rap, c’était encore (et toujours ?) être minoritaire, vénère, un poil cassos. Sa rencontre avec le son qui domine aujourd’hui les charts, se fait à travers Public Enemy et Rap Line, l’émission télé qu’animait Olivier Cachin à l’époque, et qu’elle rencontre dans des circonstances plutôt marrantes, elle qui ne se destinait pas vraiment à bosser dans la musique.

« C’était la grande époque des Fugees ; leur Zénith à Lille était complet. J’avais commencé un BTS force de vente, sans conviction. Je suis avec Zina et Patty, mes pines-co de ouf. On n’a pas de places et pas assez d’argent pour se les payer. On est postée devant la salle en espérant qu’on nous en revende. Il est 15h et là y a un mec qui passe devant nous : c’est Wyclef. Il cherchait les loges ! Vu que j’écoutais Public Enemy, l’anglais, je maîtrisais un peu. ‘Of course, we indicate you !’ On entre avec lui. Là, y a Pras, Lauryn Hill, on parle avec eux. Il y a même Olivier Cachin, qui est rédac’ chef de l’Affiche à l’époque : c’est l’hallu. Wyclef voulait visiter Lille ; on a pris le métro ensemble, il s’est retrouvé à manger du mafé chez Patty, à faire un bœuf avec des musiciens. Une semaine après, en mode grand-frère, il nous a invité à leur concert à Paris. Sauf que personne ne nous croyait. Olivier Cachin a mis notre nom dans l’article. Du coup, on a pu prouver qu’on n’était pas des mythos ! »

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À Lille, l’Aéronef est l’une des rares salles en France à jouer du rap. Son programmateur de l’époque, Manu Barron, était également en charge du festival Pas de quartiers et a depuis co-fondé le Wanderlust, le Silencio, feu le label Bromance avec Brodinski, etc. « Je lui ai dit que je connaissais des rappeurs. Il m’a engagé pour six mois. On a fait passer tout le rap français dans le Nord, dont Doudou Masta, qui me débauche. Il montait Boogotop et m’a embarquée avec lui à Paris. »

Faire ses classes

Et voilà Juliette qui déboule en région parisienne, en plein effervescence, avec les soirées B.O.S.S. « Par rapport à Lille, ça changeait ! Après le milieu rap à Paris, c’était un univers très dur, très masculin mais je ne m’en rendais pas compte, nous dit-elle. On me protégeait mais je n’étais pas une petite sœur. » Sur sa route, comme à chaque fois, une rencontre lui donne l’occasion de s’occuper d’Expression Direkt qui venait de quitter Universal et signait tout juste chez Next Music. Le premier album du jeune Rohff, Le Code de l’honneur, est produit par Phénomène Records, le label de Le T.I.N, l’un des membres du groupe. Et comme le rappelle Driver, le seul morceau rap qu’on entend dans La Haine, le film de Mathieu Kassovitz, c’est « Mon esprit part en couilles ».

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Patrick Colleony est une autre sacrée rencontre. À la tête du label Night and Day, ce-dernier se cherche alors un nouveau chef de projet pour son écurie, et la recrute pour s’occuper d’artistes reggae. « Ça me saoulait grave au début puis j’ai été à fond pendant cinq ans ! », concède t-elle. À l’époque, cette musique est associée aux « musiques urbaines » et vend, beaucoup. De cette période, elle garde des amitiés pour certains artistes comme Capleton et des bons souvenirs malgré les polémiques. Juliette marche toujours sur un fil, à la passion. C’est aussi comme ça qu’elle est arrivée en télé, multipliant les expériences – elle a officié longtemps à la présentation du show Hip-Hop Live –, les chroniques Ultramarines ou encore dans le Claudy Show, présentée par Claudy Siar sur France Ô, un autre des piliers de son entourage professionnel.

Profession : passeuse

Dans Légendes Urbaines, dont on peut retrouver les vidéos sur les réseaux sociaux et le site de RFI, elle était capitaine et parlait de rap, mais pas que. « D’autres font ça très bien. Ça ne m’intéresse pas de m’adresser uniquement à ceux qui savent déjà. » Les débats y sont donc nombreux, sur ses sujets de prédilection. L’un d’eux a porté sur la place – essentielle et souvent à l’ombre des hommes – des femmes dans l’industrie. Dans l’une des séquences de l’émission, on pouvait entendre Daphné, la réalisatrice Leïla Sy, ou encore Elga Gnaly, qui bossait à La Place, recevoir des messages de Fianso, Dry, ou Kery James, encore lui. Lors de cette soirée à Orly, un écran diffuse le film qu’elle a co-écrit, Légendes Urbaines, et qui fait une large part à l’Afrique. Brice de Saint-Albin, un des chroniqueurs, y évoque par exemple la revanche des blédards. Une manière ironique et maline de souligner que les liens entre les rappeuses et des rappeurs du continent africain et celles et ceux de la diaspora sont moins angéliques qu’il n’y paraît au demeurant…

Si à Lille, les soirées rap étaient difficiles à organiser, elles permettaient d’y entendre de la musique afro-caribéenne. « Pour contourner les interdictions de passer du rap, toutes les 30 minutes, dans les soirées, les DJs balançaient un morceau de Koffi Olomidé, de Papa Wemba – paix à son âme – ou de Kassav’ ! » Elle arpente très régulièrement le continent africain, pour hoster des événements humanitaires ou participer à des talent shows comme celui organisé il y a quelques années par Island Africa. Une plasticité professionnelle revendiquée par celle qui affirme être à l’aise avec son côté « G.O. du Club Med », « entertainer ». Celle qu’on présente comme une métisse, tantôt tchadienne, tantôt éthiopienne serait donc particulièrement à l’aise sur la terre de ses ancêtres.

Des Juliette

La réalité, c’est que son identité est beaucoup plus confuse que cela, elle qui se revendique « ch’ti et épicurienne, aussi à l’aise dans les dîners mondains que dans les chichas ». Juliette Fievet a été adoptée toute petite et élevée par deux entrepreneurs surbookés, mais attentifs à leur fille qui a reçu une éducation et des valeurs qui ne venaient pas encore de la street. « Le rap a été très vite important dans ma vie ; j’y entendais le rejet de l’injustice, la puissance politique », se souvient celle qui se rappelle avoir toujours été vue comme « à part », dans ce Nord où elle revient souvent, retrouver les femmes de sa vie, sa mère et sa grand-mère.

Antillaise ? Italienne ? De ses recherches, amorcées à l’âge de 30 ans, Juliette ressort avec des bribes de son histoire, une autre identité, « Yarda Djeo », celle de sa naissance, inscrit sur des documents administratifs qu’elle a pu récupérer. Elle assure que cela ne la trouble pas (plus ?). Encore une autre histoire de dingue, sa légende urbaine, à elle, cette fois. Pour une fois.

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