Kanye & Ray West, au nom du père

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Un moment de chaleur dans le froid d’un ranch de Cody, dans le Wyoming. Kanye West a sorti début novembre le clip de « Follow God », son premier depuis 2016, extrait de son neuvième et dernier opus solo Jesus Is King. On y voit le rappeur tout sourire, accompagné de son père Ray. Une figure paternelle à la fois discrète et distante, mais qui a fortement contribué à la définition de l’artiste.

Illustrations : @bobbydollaros

« Mon père est venu me rendre visite dans l’un de mes ranchs dans le Wyoming (…) Il m’a demandé de combien d’hectares je disposais. Je lui ai dit 4000. Et il m’a répondu : « un homme noir ? ». La clôture de « Follow God » résume l’histoire d’un père et de son fils qui se (re)découvrent.

Contrairement à la mère de Kanye, Donda, très présente dans la vie du rappeur, Ray a rarement été partie prenante de la galaxie musicale Kanye West. Pour ne pas dire jamais. L’épilogue du clip réalisé par Jake Schreier met en avant l’humour caustique de l’homme âgé de 70 ans. Mais l’entrée en matière rappelle les fins d’albums d’un autre artiste de la scène de Chicago, où Kanye a appris les rudiments du rap game. Common, avec qui Ye’ a beaucoup collaboré dans les années 2000, avait l’habitude de clore ses projets par un rap de « Pops », surnom donné à son père, aujourd’hui décédé.

La mort, Ray y a peut-être pensé lorsqu’on lui diagnostique un cancer de la prostate au printemps 2018. Hospitalisé à Los Angeles, Kanye a profité de ce moment difficile pour passer du bon temps avec son père. Il viendra à bout de la maladie quelques mois plus tard. Ils fêtent l’heureuse nouvelle en allant savourer un plat… d’insectes, un festin symbolique pour « vaincre la peur » comme Kanye aime le rappeler sur Twitter. Une épreuve douloureuse qui a rapproché les deux hommes aux traits de caractère similaires. Car comprendre Ray permet de mieux appréhender la personnalité complexe de l’artiste.

« Mon père, c’est moi »

Le paternel est discret, voire taiseux. Il s’exprime très rarement au sujet de sa famille. Pourtant, son parcours, aussi éclectique que précurseur, force le respect.

Le septuagénaire a su se fondre dans différents environnements. L’Amérique blanche d’abord, à Tucson dans l’Arizona où il grandit jusqu’à ses deux ans. Là-bas, il développe un mode de vie qui le rend atypique. Lors de leur première conversation téléphonique, son ex-femme Donda pensait avoir affaire à un blanc. C’est à l’université du Delaware que Ray va débuter sa mue et développer une fibre militante. Dès son entrée au campus, il fait de la cause noire son combat majeur, en devenant dès la fin des années 1960 un membre du Black Panther Party, mouvement pour la libération des Afros-Américains. Un engagement pour affirmer sa rupture idéologique avec une famille composée essentiellement de militaires. Son rejet des élites vire parfois à l’excès, comme lorsqu’il arrache le microphone des mains du président de l’université lors d’un rassemblement. Un culot et un anticonformisme perpétués par Kanye. Le rappeur est celui qui a osé tancer George Bush en direct devant des millions d’Américains en septembre 2005, fustigeant sa gestion du cyclone Katrina qui a ravagé la Nouvelle-Orléans. « Il se fout des noirs », avait-il-lancé sur la chaine NBC. Le même Kanye qui affichera quelques années plus tard son soutien au président républicain Donald Trump.

https://twitter.com/kanyewest/status/1080200391906578433

Un choix vu d’un mauvais œil par son père. Venu rendre visite à son fils lors de l’enregistrement de « Ye » en 2018, Ray a tenté de lui faire voir les choses autrement. « Il pensait que certaines politiques étaient blessantes. Je suis une personne qui n’a jamais eu l’intention de blesser les gens », tempérait Kanye dans les colonnes du New York Times en juin 2018. Il a même avoué être en désaccord avec beaucoup d’idées du républicain. Il n’a d’ailleurs pas voté lors de l’élection. L’artiste voit surtout dans cette connexion inattendue un moyen d’affirmer sa liberté et de se distinguer d’un milieu du hip-hop, traditionnellement pro-démocrate. Un moyen de sortir de la « prison mentale » évoquée lors de sa sortie polémique sur l’esclavage des Noirs.

À la fin de ses études, le truculent Ray se prend d’affection pour la photo. Il débute en indépendant pour apprendre les rudiments du métier. Il est contacté par le Spelman College d’Atlanta afin de réaliser une série de clichés. C’est dans cette université qu’il fait la rencontre de Donda. Le début d’une idylle fulgurante. Le jeune couple se marie seulement trois mois après leur rencontre, en janvier 1973.

Ils donneront naissance à Kanye le 8 juin 1977 – un prénom qui signifie « l’unique » en swahili. Un choix prémonitoire à la lumière de la carrière de l’artiste aux 21 Grammys Awards. « J’étais celui qui prenait soin de mon fils, car sa mère repartait au travail. On était vraiment très très proches » détaillait-t-il dans le documentaire Driven, diffusé sur la chaine VH1 en 2005.  Pourtant, Ray ne voulait pas avoir d’enfants, ce qui n’empêche pas Kanye de lui vouer une réelle admiration. « Mon père, c’est moi. Il est même plus intelligent. Il a dû aller à l’école, il n’a pas pu y échapper (…) Il a vécu à une époque où le monde était plus raciste qu’aujourd’hui », a-t-il déclaré dans une interview accordée à Big Boy en octobre 2019. 

L’art comme objet de transmission

Le racisme, Ray parvient à s’en affranchir par son talent. Il quitte le Black Panther Party peu après la naissance de Kanye et devient à la fin des années 1970 l’un des premiers photojournalistes noir des États-Unis, pour The Atlanta Journal-Constitution, le principal canard de la région. Ses travaux seront salués par le milieu, lui qui a photographié le président Ronald Reagan ou encore Maya Angelou, figure active du mouvement des droits civiques. Il a d’ailleurs remporté de nombreuses récompenses – notamment pour sa série sur les îles des Mers du Sud – et obtenu la reconnaissance d’un microcosme très conservateur. Un travail et une passion qui ont eu raison de son mariage avec Donda. « II m’a avoué que le studio était la chose la plus importante à ses yeux. Il a même confirmé que ça passait avant Kanye et moi », regrettait-t-elle dans son autobiographie Raising Kanye : Life Lessons from the Mother of a Hip-Hop Superstar, parue en 2007. La lumière dans les pièces et la composition de l’espace étaient devenues des quêtes obsessionnelles. Ray est perfectionniste, totalement happé par sa passion. « J’ai perdu le fil avec ce qui était le plus important », a-t-il avoué sur VH1. Le couple divorce, Kanye a seulement trois ans.

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Il suit sa mère à Chicago où l’attend une place d’enseignante à l’université. Le gamin dégage déjà une certaine confiance en lui. « Tu pouvais voir en lui une partie de son père », appuie Don.C, designer et ami d’enfance du rappeur. Les vacances d’été seront les seuls moments partagés entre Kanye et Ray.

Des tranches de vie durant lesquelles le goût du rappeur pour l’art va se développer. Père et fils épluchent ensemble les pages du journal local à la recherche d’expositions dans les musées. « Ray a nourri l’intérêt artistique de Kanye. Il l’a aidé à développer des goûts sophistiqués et devenir culturellement riche », développe Brenda Bentley, belle-mère de Kanye avec qui Ray a refait une partie de sa vie. « Comme Kanye, il était adepte de n’importe quel travail impliquant de la représentation visuelle », abonde Donda. L’art devient le hobby principal du jeune garçon. « Mes fournitures artistiques étaient comme un coffre aux trésors pour lui. Il pouvait dessiner pendant des heures », rigolait le père, resté à Atlanta.

Pour ses 14 ans, sa mère lui offre 1 000 dollars. Kanye investit cet argent dans l’achat d’un clavier. À partir de ses 15 ans, il fait le choix de ne plus passer ses vacances avec son père et dédie ses étés à la musique, faisant de sa chambre un véritable studio. Le début de l’éloignement entre les deux hommes, qui vont se perdre de vue durant de longues années. 

Les gouts élitistes de Ray en matière d’art ne reflètent pas son niveau de vie. Il tourne le dos au journalisme dans les années 80. Ses placements hasardeux en bourse et la récession ont raison de ses économies. Une banqueroute qui rappelle celle de son fils, qui déclarait en 2016 avoir une dette de 53 millions de dollars. Il enchaine ensuite les petits boulots et devient même conseiller conjugal chrétien. Une mutation qui va lui ouvrir le chemin de la spiritualité. Le père cultive également l’art de sortir en permanence de sa zone de confort. L’assainissement de ses finances ne l’empêche pas de se mettre en risque pour défendre certaines causes. « Il a vécu dans un refuge pour sans-abris parce qu’il voulait aider les anciens toxicomanes. Il a également migré en République Dominicaine, pour participer au démantèlement des filières de prostitution », rappelait Kanye au micro de la BBC en 2013.

La mort tragique de Donda en novembre 2007 – suite à une chirurgie esthétique- a rapproché les deux hommes, qui se sont également retrouvés sur le terrain religieux. Une foi qui a joué un rôle important dans les retrouvailles entre le père et le fils, qui n’ont fait que s’éloigner à mesure que la carrière de Kanye décollait.

Le tournant The Life Of Pablo

Une amitié récente qui prend racine en 2016, lors de la sortie de The Life Of Pablo. Le projet a semé de manière durable les graines des retrouvailles entre les West. L’album, qualifié par Kanye de « gospel », a réhabilité la figure d’un père souvent effacé. Au niveau visuel d’abord, avec une cover qui montre la photo de mariage de ses parents sur un fond orange. Puis sur le plan purement musical ensuite, avec les tracks « Father Stretch My Hands » 1 et 2. Un titre en deux parties auquel il a accordé beaucoup d’importance, profitant de l’occasion pour déclarer sa flamme à son père dans un tweet aujourd’hui effacé.

TLOP est le projet pivot – et déjà religieux – amorçant le basculement spirituel de Kanye West. Une évolution encouragée par son père. Il a d’ailleurs appelé son fils à soutenir l’Église sans faire le prêche du Gospel, un motif de désaccord entre les deux hommes de foi. L’opus rompt avec son prédécesseur Yeezus, aux intentions moins messianiques.

« Follow God » complète la trilogie Père-Fils, avec la religion en toile de fond. Tout sauf un hasard : « Honore ton père et mère, afin que tes jours se prolongent dans le pays que l’Éternel, ton Dieu, te donne », reprend Jésus dans le Nouveau Testament (verset de l’Exode 20 :12). Un commandement qui résume bien le parti pris du clip, qui offre une place centrale au père West.

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La vidéo, et plus généralement l’album Jesus Is King, ont été réalisés à la gloire de Dieu, mais également au nom du père Ray West et de son fils Kanye. Deux personnages que les trajectoires de vies hors du commun ont parfois éloigné, mais que la religion a sans doute uni pour de bon. « Il m’a fallu 42 ans pour me rendre compte que mon père était mon meilleur ami. » Un baisser de rideau qui résume à lui seul la complexité des deux hommes, désormais à la recherche du temps perdu.

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