Avec son Sunday Service, Kanye West se rêve en messie

Il y a six ans, un fan convaincu de la suréminence de Kanye West et sa capacité à chambouler l’humanité imaginait une religion baptisée « Yeezianity ». Les « Ye’ciples » n’étaient, au vrai, pas si illuminés que le reste du monde voulait penser. Chaque dimanche depuis maintenant quatre mois, leur héros orchestre des Sunday Services, genres d’offices religieux en musique. Comme pour impulser un nouveau mouvement spirituel, dont il serait le gourou. Yeezus se révèlerait-il prophète en son pays ?

Il est 9h15 en ce dimanche de Pâques, dans la vallée de Coachella. C’est l’heure, passée de quelques minutes. Les micro shorts en jean ont déjà englouti la pelouse. Au loin, sur le ciel bleu franc, des montagnes se découpent joliment. L’air est doux, pas encore brûlant, bercé par des accords d’orgue. Là, perché sur un monticule, quelqu’un joue du synthé. Bientôt, des dizaines de silhouettes monochromes s’avancent façon parade militaire, s’alignent, se figent. Drôle de ballet à la Vanessa Beecroft, la scénographe des défilés Yeezy. Puis voilà que ça s’emballe, qu’une ribambelle d’instruments se met en branle. Guitares, batterie, tambours, trompettes et saxophone donnent le rythme. Jason White, le chef de choeur, a grimpé sur quelque chose. Il libère sa voix enveloppante. Peu après, c’est l’architecte de l’événement qui rallie la troupe. Kanye West.

Ç’avait commencé en janvier, les Sunday Services. Des cultes gospel inspirés des églises baptistes afro-américaines, mouvant d’un lieu à l’autre. Une adresse secrète à Burbank, la propriété des West à Calabasas, une forêt en bordure de Los Angeles, le siège d’adidas à Portland. On y chante des hymnes gospel, des morceaux soul et des classiques de Ye. Ce matin, c’est « Ultralight Beam » et son outro « Ultralight Prayer » qui ouvrent le bal. Sur The Life of Pablo, qu’il définissait comme un album gospel, le rappeur expulsait ses remords et quémandait la rédemption. Dieu l’a semble-t-il pris sous son aile. Depuis, il n’a de cesse de prêcher la bonne parole, comme l’ancien pécheur devenu apôtre Paul, Pablo.

Kanye est un miraculé. Dieu l’avait épargné en 2002, après un accident de voiture qui aurait dû lui être fatal. Dès son premier album, l’artiste clamait sa foi au monde avec un morceau devenu culte, « Jesus Walks ». En 2006, il posait couronne d’épines sur le crâne en couverture du magazine Rolling Stones, qui titrait « The Passion of Kanye West ». Quelques années plus tard, Ye filait la métaphore en baptisant son album « Yeezus », contraction de Yeezy et Jésus. Qu’on ne s’y méprenne, Kanye ne se croit pas le Christ, pas exactement. Plutôt son égal, un plus qu’homme, un messager de Dieu. Pendant son Yeezus Tour, un ersatz de Jésus venait passer une tête sur scène. Face à lui, Kanye retirait son masque en diamants et s’agenouillait. En présence du divin, il ne peut pas tricher, se cacher. Il tombe la façade, se montre tel qu’il est, avec ses failles et ses vérités.

Le Christ exerçait son influence dans la modestie et la simplicité, sans orgueil, sans éclat. En s’identifiant à lui, Kanye a rencontré l’humilité. Il s’assume humain, vulnérable même. Expose ses limites, ses faiblesses, ses névroses, comme ses troubles mentaux. Avant Yeezus, celui qui s’auto-surnommait encore le « Louis Vuitton Don » accumulait et superposait les sonorités et les goûts, les effets et les idées, les chaînes en or et les vêtements bariolés. Le packaging était saturé et tapageur. Depuis, il s’est purgé du toc artistique, des dorures et des oripeaux. Besoin de se dépouiller comme pour revenir à l’essentiel.

Lors de ses cultes, Kanye se fout de sa mise en lumière, tait son égo. Il ne se place plus « au-dessus » mais « parmi ». Chacun enfile un complet monochrome en coton, crème, nude, blanc, beurre ou carbone. Ça gomme les différences, les inégalités, les positions statutaires. Choristes et musiciens ne forment plus qu’un. Une même tribu au service de Dieu. Yeezus le prophète est devenu Pablo le disciple, un prédicateur plus proche des hommes, un bienfaiteur qui nous ressemble.

À Coachella, Kanye se confond entre tous les uniformes roses et violets. Des couleurs qui ne doivent rien au hasard. Le rose convoque la tendresse, l’amour, le bonheur, quand le violet symbolise la transcendance, la spiritualité, l’introspection. Les deux chasseraient les ondes négatives, apaiseraient les émotions. À Jimmy Kimmel il y a quelques semaines, Kim Kardashian parlait des Sunday Services comme d’une « expérience qui guérit ». Par sa seule parole, Jésus secourait, soulageait, guérissait. A son tour, Kanye veut lécher les plaies, alléger les coeurs. Chaudes et lancinantes, les voix de la chorale caressent et soignent l’âme. Ça lève les bras au ciel, danse, s’étreint, s’enivre ou bien se recueille. Ils sont 50 000 à s’être massés au pied de la colline, à se vider de tout ce qui pèse. Beaucoup plus encore devant leurs écrans, à travers le monde. On a réparti la foule, les choristes et les musiciens de manière à former un œil, vu du ciel. Celui de Dieu, qui surveille et protège.

Lors de ses cultes, Kanye se fout de sa mise en lumière, tait son égo. Il ne se place plus « au-dessus » mais « parmi ».

Après la cérémonie, Philip Cornish, le joueur de synthé, écrivait sur Instagram : « Kanye West est clairement en mission divine ». Celle de répandre l’amour, comme Jésus le fit tout au long de sa vie. « Si vous commencez à ressentir de l’amour et à penser au pardon, alors vous pourrez surmonter beaucoup de choses… Je pense que l’amour triomphe de tout. Je sais, du plus profond de mon cœur, de mes tripes, de mon esprit et de mon subconscient, que l’amour est la plus force la plus puissante de l’univers. Et aujourd’hui, nous avons besoin d’amour », professait Kanye l’an passé sur TMZ, entre deux déclarations bancales. En interview ou sur Twitter, il n’en finit plus de distribuer des « love », même à ses propres ennemis. Jusqu’à vouloir « pardonner et arrêter de haïr » le chirurgien qui avait mené l’opération qui coûta à sa mère la vie. « Si vous pardonnez aux hommes leurs offenses, votre Père céleste vous pardonnera aussi » (Matthieu 5:38-45).

11h et des poussières. La voix de Kanye tremble et se brise sur « Jesus Walks ». Le bonhomme tombe à genoux, se relève, puis rechute, les jambes alourdies par un trop-plein d’allégresse. « To the hustlers, killers, murderers, drug dealers, even the scrippers (Jesus walks for them) / To the victims of welfare feel we livin’ in Hell here, hell yeah (Jesus walks for them) ». Kanye rappelle que l’amour du Christ enveloppe tous les hommes. Inconditionnel et miséricordieux, il pardonne les péchés, n’exclut personne. Quelques minutes plus tôt, DMX s’égosillait sur une prière : « Soyons jugés à travers notre cœur et non nos erreurs ». Derrière sa main, Kanye laissait rouler des larmes émues.

À l’entrée, sous un chapiteau blanc qui annonce « Church clothes » en grosses lettres, on vend des sweats et des t-shirts estampés « Holy Spirit », « Trust God » ou « Sunday Service ». Un merch également disponible sur kanyewest.com. Obsédé par l’idée de vulgariser, démocratiser, Kanye cherche à naturaliser le message religieux dans la culture pop. L’artiste en est persuadé, il l’a tweeté, « Dieu [lui] a donné cette voix pour une raison ». Faire entendre au plus grand nombre un message d’amour, de foi, de tolérance, de compassion.

Parmi la setlist de la cérémonie, on a glissé deux inédits, « Everything We Need » et « Water ». Des morceaux qui pourraient figurer sur le prochain album de Kanye, Yandhi. Si le disque devrait sonner gospel, son titre suggère une émancipation de la figure du Christ pour se rapprocher d’un autre guide spirituel, Gandhi. Icône de la non-violence et de la désobéissance civile, Gandhi croyait aussi que le plus grand des combats se jouait dedans soi. Vaincre ses propres démons, ses angoisses, ses insécurités. Une pensée qui résonne profondément chez Kanye. Le rappeur ne se confine pas à un seul dogme, une seule doctrine spirituelle. Sa vision et son langage se veulent universels, ils transcendent les carcans dans lesquels les religions s’enferment. Son Dieu à lui n’appartient à personne.

« I feel it’s fadin’/Oh, I get lifted, yes ». Après près de trois heures, les corps commencent de se disperser, un peu ailleurs, un peu habités. On murmure que Kanye voudrait fonder sa propre Église. Une qu’on imagine à son image, libre, ouverte, œcuménique, avec du cœur dedans. Du christianisme elle s’affranchirait, mais emprunterait sa maxime : « Aimons-nous les uns les autres. »

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