Lil Skies, la tête dans les nuages

Lil Skies fait partie de ses artistes dont personne, ou presque, ne connaissait le nom il y a dix mois de cela. Deux tubes plus tard, le jeune Américain de 19 ans s’est imposé dans le cercle des nouveaux phénomènes du rap US, non loin des Lil Pump, Lil Xan, Smokepurpp, Trippie Redd et consorts. Pourtant, le parcours de Lil Skies détonne et le place en marge de cette liste. Et si tout allait trop vite ? Et si la chute succédait à l’élévation ? Rencontre avec un kid qui, emporté par son élan, doit tout faire pour ne pas se brûler les ailes.

« Lil Skies, le ciel comme seule limite. » Le titre était tout trouvé. Il faut dire qu’avec une gueule d’ange scarifiée à une dizaine de tattoos, une compréhension parfaite des codes du rap de 2018 et une vraie histoire à raconter, Lil Skies semblait tout avoir pour être le nouvel élu. Le nouveau champion des mélomanes des Internets. Là où certains luttent pour avoir le tube qui les propulsera au-dessus de la masse – celle où sont regroupés les rappeurs en-dessous des deux millions de vues, en gros -, Skies peut même se targuer d’avoir, fin mars 2018, deux bastos à 70 et 60 millions de vues : « Nowadays », produit par le français CashMoneyAp, roi sans couronne du type beat, et « Red Roses » en featuring avec son acolyte Landon Cube. Deux tubes qui lui permettent de remplir des salles partout aux U.S.A et d’envisager une tournée européenne – en 2018, il ne faut guère plus. Et tout ça avant 20 ans.

Peut-être que le scénario était trop beau. Ce vendredi 9 mars, nous attendons Lil Skies dans une chambre du Grand Amour Hôtel, dans le quartier de Pigalle, à Paris. Son parcours nous intéresse, nous rend curieux. Curieux de voir si l’artiste est en lui-même aussi intéressant que l’est son trajet, trajet qui fait de Lil Skies tout sauf un overnight success : être un rappeur reconnu a toujours été son choix de carrière, sa vocation. Depuis son plus jeune âge, il n’a jamais concentré son énergie sur autre chose. C’est ainsi que nous démarrons notre entretien avec le jeune Américain en mentionnant la sortie de la chroniqueuse Christine Angot, dans l’émission On n’est pas couché du 17 février dernier. « Je pense que pour tous les artistes, être artiste, c’est toujours un plan B, avait-t-elle affirmé. Devenir artiste, c’est toujours ne pas avoir pu faire ce que l’on pensait faire quand on était petit, avocat par exemple ou médecin […] c’est toujours le résultat au fond d’un échec. » Beaucoup de parcours pourraient lui donner raison, mais surtout pas celui de Lil Skies. « C’est idiot, ça n’a aucun sens, lâche-t-il dans un soupir quand nous lui demandons son avis sur le sujet. Peut-être qu’elle pense que c’est plus facile d’être artiste, de faire de la musique.« 

Mon succès n’est pas venu du jour au lendemain.

Et c’est vrai que ça n’a pas été particulièrement facile pour lui. Contrairement à bon nombre de ses « petits » frères, Lil Skies charbonne depuis des années, ce qui rend son parcours relativement atypique dans le game des rappeurs à particule. Parce qu’à seulement 19 ans, Kimetrius Foose, de son vrai nom, peut se targuer d’enchaîner les rimes depuis une quinzaine d’années. Une histoire que Lil Skies raconte à chaque interview ou presque ; nous lui avons épargné cela, considérant que nous étions en mesure de le conter nous-même.

Kimetrius a été initié à la musique par son père, Michael Burton, Jr., qui rappait sous le nom de Dark Skies – pas besoin de vous faire un dessin. C’est en cela que Skies a commencé à écrire des chansonnettes à l’âge de 4 ans, que son daddy cool lui a même fait enregistrer en studio. Début 2010, le père de Kimetrius est gravement blessé dans une explosion chimique sur son lieu de travail : dans les années qui suivent, les deux Skies enregistrent un album, Father-Son Talk, avec comme thème central la convalescence du daddy. Nous sommes en plein boom du backpack rap et Kimetrius baigne en plein dedans, s’essayant à la rime rapide sur des beats made in Garage Band. C’est atroce – à vous de taper “Live 4 The Moment” sur YouTube -, mais c’est loin d’être un mauvais entraînement pour apprendre à rapper dans les temps. C’est aussi à peu près le moment où il déménage à Waynesboro, en Pennsylvanie. Une bourgade rurale de 10 000 habitants qui le pousse à trouver un deuxième père : Internet. Et en plein milieu des années 2010, dans la construction d’une future star, ça a son importance : isolé dans une chambre, biberonné à la transcription virale d’une culture en pleine explosion, Lil Skies, casanier forcé, trouve sa fenêtre ouverte sur le monde. Mieux : l’ennui le pousse à se transformer en éponge, à s’imprégner des codes d’un monde qu’il ne voit qu’à travers un écran 13 pouces, et à occuper ses journées en les reproduisant avec un acharnement certains. Tantôt il se prend pour ScHoolBoy Q, tantôt il se prend pour Joey Badass, tantôt un mélange des deux. « I’ll take you back to the nineties, I’m a nineties’ baby. » Ouch. Une vidéo « Day in the Life« , réalisée par un média local, met des images sur cette période de transition pour un Skies visiblement influencé par l’omniprésent Drake, période 2014.

« Mon succès n’est pas venu du jour au lendemain, je suis resté concentré sur mes objectifs et après deux, trois ans, ça a fini par payer. » La carrière du Lil Skies nouveau démarre véritablement en 2015, sur Soundcloud évidemment, puis en août avec la publication du morceau « Lonely » sur YouTube – après « Hurt » en janvier, une ultime tentative pas forcément foireuse du rappeur qu’il fut. Les contours artistiques de ce qu’il deviendra se dessinent. Mais c’est surtout « Da Sauce« , publié presqu’un an plus tard, et « Fake« , début 2017, qui attireront l’attention de deux incubateurs de talents qui propulseront la carrière du bonhomme : les vlogueurs de CUFBOYS, proches de Landon Cube, un autre artiste en développement à l’époque, et la chaîne YouTube ELEVATOR (1,1 million d’abonnés) qui publiera son morceau « Rude » en juillet 2017, lui offrant une exposition sans précédent. Suffisamment pour que la curiosité de l’amplificateur Cole Bennett soit attisée. Boom.

Être drafté par Cole Bennett de nos jours équivaut (presque) à une sélection en équipe nationale. L’influent Cole, jeune vidéaste et entrepreneur chicagoan d’à peine vingt ans, est aujourd’hui l’une des pierres angulaires du succès monumental des jeunes stars du rap. Une flopée d’enfants des Internets catapultés du jour au lendemain dans une autre dimension. D’ailleurs, parmi tous les rookies ultra boostés par Cole BennetT, un nombre non-négligeable d’entre eux viennent, comme Lil Skies, de villes ne dépassant pas les 200 000 habitants. Ski Mask The Slump God et Lil Pump sont certes de Miami, Smokepurpp et Famous Dex de Chicago, mais Lil Xan vient lui de Redlands (Californie), Trippie Redd de Canton (Ohio) et YBN Nahmir de Birmingham (Alabama). Des éponges ayant passées une majeure partie de leur jeune adolescence dans les bas fonds de SoundCloud et de YouTube à en assimiler les rouages – un profil qui semble être propice au succès en 2018.

Maintenant, il s’agit de ne pas rater le coup de pouce proposé par Cole Bennett. Skies enregistre alors « Red Roses », puis propose à Landon Cube d’ajouter son timbre sur le morceau. Les deux jeunes artistes enregistrent le track à nouveau, puis une nouvelle fois, et une fois encore, jusqu’à ce que le morceau devienne pire qu’entêtant. La voix chantée et la sensibilité rock de Cube apportent la petite touche qui faisait défaut à la musique de Skies, et l’imagination de Cole Bennett met parfaitement en image ce qui s’impose comme un tube. Aujourd’hui, « Red Roses » approche les 60 millions de vues. Le deuxième morceau du duo, « Nowadays », se rapproche des 70 millions. Et Lil Skies a signé chez Atlantic Records. « Oui, il y a une part de chance, nous confie-t-il. Tu dois avoir un hit, et tout le monde n’arrive pas à avoir ce hit qui te permettra d’exploser et de t’inscrire sur la durée. Beaucoup de gens travaillent énormément pour devenir des artistes reconnus.« 

Autant d’éléments qui rendent Lil Skies intéressant, plus d’ailleurs qu’une grande majorité de rookies de l’écurie Cole Bennett, et qui vont contre le concept de plan B cher à Christine Angot. La définition de l’artiste donnée par la chroniqueuse est d’ailleurs très française, et globalement dépassée quand appliquée à des rappeurs qui se tatouent les tempes et les pommettes avant même d’être majeur, pour réduire le champ des possibles et s’empêcher d’être contraint de devenir ce qu’ils ne veulent pas être : des quidam, avec une vie normale, probablement heureuse, mais relativement banale à côté de celle promise aux stars du rap de demain. Lil Skies s’est tatoué « Fate » et « Destiny » sur les deux côtés du visage bien avant « Red Roses », histoire de passer un contrat avec lui-même : « J’étais encore au lycée quand j’ai commencé à me tatouer le visage, ce n’était pas rien. Et oui, tu sais que quand tu tatoues le visage, tu n’auras pas beaucoup d’options au niveau des jobs. Tu peux te retrouver à la rue, condamné à faire des trucs de merde pour survivre. Mais c’est un état d’esprit : je vais me tatouer le visage parce que je vais réussir. Il y a certaines choses qu’on ne peut pas me dire, parce que je suis sûr de moi et de là où je veux aller. Pas de marche arrière possible. »

Un état d’esprit partagé par nombre de rappeurs aujourd’hui, évidemment influencés par les carrières sans compromis de Lil Wayne ou The Game, qui arboraient des face tattoos dès 2004 (cf. « Soldier » et « How We Do »), ou plus récemment Gucci Mane, Young Thug et Lil Uzi Vert. « J’ai eu un boulot pendant quatre jours, de la mise en rayon à Bottom Dollar, et je ne pouvais pas le faire, a expliqué le dernier cité en interview pour The FADER. Je ne suis pas normal, je me demandais constamment pourquoi je faisais ça. » Après avoir démissionné, sa mère le met à la porte. Uzi décide alors de se faire encrer « Faith » sur le front. « Avec ce tatouage sur le visage, je n’avais d’autre choix que de me concentrer. Je ne pouvais plus entrer dans le bureau de personne avec un costume et cette merde sur ma gueule. Je dois me concentrer sur ce que je veux faire. » Plan A.

Concentré et bosseur, Lil Skies a donc tout mis en oeuvre pour réussir. “J’ai beaucoup bossé. Je n’aime pas m’en vanter, je laisse les gens penser ce qu’ils veulent. Je me contente de faire ce que je sais faire, je ne ressens pas le besoin de me justifier. Et tout le monde devrait faire de même. Pour être quelqu’un, pour être un artiste, tu dois le faire à ta manière. Ça ne peut pas marcher autrement – être quelqu’un d’autre, reproduire la vie d’un autre, ce n’est pas cool.” Son premier véritable projet, Life of a Dark Rose, sorti en janvier 2018, est l’aboutissement de toutes ces années de charbon. Le parcours de Skies et sa faculté à s’essayer, année après année, aux différentes tendances rapologiques dominantes, permettaient d’espérer un disque varié où morceaux rappés, excentricitées autotunées et productions trap expérimentales se mélangeraient dans une farandole appréciable. 14 morceaux et 40 minutes d’écoute plus tard, la mixtape est, malheureusement, plutôt tiède. Un projet pas franchement à la hauteur du CV du jeune artiste, dans lequel seuls ses associations avec Landon Cube sortent l’auditeur d’un relatif ennui. Déception.

Si je meurs demain, je ne veux pas que les gens prétendent aimer ma musique. J’aimerais juste disparaître. Mais je sais que ce n’est plus possible.

Non, on ne peut juger un artiste d’à peine 20 ans sur la qualité de sa première mixtape – quoique. Le potentiel de Lil Skies est évident, mais l’on en vient à se demander si son histoire n’est pas plus intéressante que l’artiste en lui-même. Un questionnement auquel nous espérons répondre en le rencontrant donc, ce vendredi 9 mars. Mais là encore, la déception est double : aucun de ses mots, aucune de ses réponses n’apportent un éclairage supplémentaire sur ce que l’on sait déjà. Au point de se demander s’il y a vraiment quelque chose d’autre à savoir. Il est pourtant évident qu’il y a beaucoup à apprendre sur la philosophie de vie d’un adolescent symbole d’une génération plus YOLO que jamais, qui ne pense jamais à demain et qui n’hésite pas une seconde à se tatouer une rose de 20 centimètres sur la joue. « Ma mère aimerait que j’arrête de me tatouer le visage, parce qu’elle me trouve beau. Elle a l’impression que je m’enlaidis. Je suis son aîné, elle a un peu de mal à comprendre mes choix. Mais j’ai toujours été un bon garçon, donc elle me fait confiance : elle sait que je ne vais pas foutre ma vie en l’air.« 

Et si demain, après-demain, l’année prochaine ou dans dix ans, Lil Skies a envie de faire autre chose ? Et si ça ne marche plus pour lui ? D’ailleurs, combien de rappeurs qui ont donné jusqu’à leur corps pour réussir, seront encore au coeur des discussions à l’horizon 2020 ? Quel sort leur est-il réservé ? Quelle place ? Pourquoi le futur les effraie si peu ? « Si, j’ai peur du futur« , nous répond-t-il avant de marquer une pause. Un pigeon se pose sur la fenêtre, entrouverte. Il interrompt le partage de sa pensée, le fixe, et esquisse un sourire. Silence. « Il ne sait pas s’il peut rentrer ou non. » Silence. Plus tôt dans l’entretien, il nous avait confié aimer les animaux, parce qu’ils n’étaient pas « humains« . Nous lui avions demandé de développer. « Leur énergie est différente« , s’était-il contenté de répondre. Il reprend difficilement son propos. « Oui, j’ai peur du futur. J’y pense tout le temps. C’est terriblement angoissant. C’est pour ça que j’essaie de ne pas y penser. Je veux tellement que mon futur soit radieux que ça en devient angoissant. Tout ce que je fais maintenant, je le fais pour demain.« 

Au fur et à mesure que l’entretien progresse, le questionnement évolue. Il devient personnel, générationnel, plus global. Et si c’était ça, un artiste ? Et si nous avions tort d’essayer de rationaliser l’irrationalisable ? Et si cette génération d’artistes inspirés, indirectement ou non, par le club des 27, désireux de vivre chaque jour à 300 % sans jamais s’inquiéter de ce qui terrorise 98 % des Hommes du monde occidental, s’exprimait mieux à travers sa musique et ses publications Instagram que devant un dictaphone ? Pourquoi ce gamin de 20 ans n’est-il pas excité d’être à Paris, dans un bel hôtel de Pigalle, au moment où sa carrière explose enfin ? L’Europe est-elle toujours une terre de ploucs pour ces kids ? Où alors est-ce le monde réel, plus généralement, qui n’intéresse plus les gosses d’Internet ? « Les drogues sont responsable du conflit générationnel qu’il peut y avoir entre la génération de nos parents et la nôtre, nous explique-t-il, précisant qu’il ne se drogue pas, à l’exception de la weed. Il y a trop de trucs pourris dans le monde, trop de trucs qui ne tournent pas rond, et chacun gère cette merde comme il le peut. C’est pour cela que les drogues sont aussi importantes dans notre culture – et ça craint, ne me faites pas dire le contraire. D’une certaine manière, le monde progresse et régresse en même temps. » Une quinzaine de jours après notre entretien, Lil Skies a d’ailleurs annoncé sur Twitter ne plus vouloir donner d’interview.

« Nous avons une vie totalement différente de celle de nos parents. Surtout, nous avons de quoi filmer et garder une trace de tout ce que nous vivons, et de le partager. C’est surtout ce qui nous différencie – nous avons plus facilement accès à tout. » Peut-être que nous savions tout de Lil Skies avant de le rencontrer. Peut-être est-ce pour cela qu’il n’y avait rien à savoir de plus. Comme il le dit lui-même à demi-mot, son existence entière est accessible publiquement. De ses après-midis avec sa petite soeur sur le parking de sa baraque à ses premiers pas gênants dans le rap, de ses virées avec les vlogueurs hyperactifs de CUFBOYS à ses coups de téléphone avec Gucci Mane. Tout y est, et tout y restera. « Si je meurs demain, je ne veux pas que les gens prétendent aimer ma musique. J’aimerais juste disparaître. Mais je sais que ce n’est plus possible, parce que mes fans sont dingues et qu’ils feront en sorte que mon héritage se perpétue.« 

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